Harajuku est mort s’affole-t-on à Tokyo. Harajuku, c’est ce fameux quartier de la capitale, emblème d’une mode vestimentaire unique au monde. Aujourd’hui envahi par le tourisme et les boutiques de grandes enseignes comme Uniqlo (vêtements low-cost), le célèbre quartier tokyoïte de la mode excentrique aurait fatalement perdu de son aura si particulier, submergé par le succès.

À l’origine d’une mode unique

« Le seul endroit où la mode se crée dans la rue est Harajuku » déclarait Soichi Aoki, photographe et créateur du magazine FRUiTS, spécialisé dans la mode de rue japonaise depuis sa création en 1997. Aujourd’hui, l’homme s’alarme. Il compare la mode à Tokyo à un flux d’énergie dont l’origine est à Harajuku. Telle une rivière, les berges d’Harajuku ont vu s’élever des usines, qui à force de capter ce flux auraient fini par tarir la source. Son opinion n’est pas à prendre à la légère, l’expérience et la renommée de ce photographe ne sont plus à faire : dans les années 80, il photographiait la mode de rue londonienne et la faisait connaitre dans son magazine sobrement nommé « Street ».

Soichi Aoki s’est intéressé à Harajuku au milieu des années 90, à un moment où la mode retro rock’n roll des eighties a décliné et a laissé la place au streetwear et surtout à « Ura Harajuku » (que l’on peut traduire par « l’Harajuku de l’envers »). Le coup de foudre vint de la rencontre avec trois jeunes filles dont le look était à l’opposé de celui commun chez les japonais, plutôt sérieux, sobre et aux coloris sombres tels des uniformes militaires. En mélangeant des éléments de cette nouvelle mode japonaise et occidentale, ces dernières avaient créé un style qui leur étaient propre, sans l’influence d’aucune marque ou multinationale. Ce fut la révélation, un nouveau style venu de la rue, libre, plein de potentiel, inédit et inconnu jusque là au Japon qu’Aoki révèlera dans FRUiTS.

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Dès lors, Harajuku fut connu dans le Japon entier, puis dans le monde, comme le point de rendez-vous des jeunes fuyant une société homogène et qui manifestent leur individualité et leur volonté de transgression par leur look extravagant, décalé, mêlant les styles, les accessoires et les couleurs sans complexe. Certains optent pour un style « kawai » (mignon) aux couleurs acidulées, d’autres inventent le « wamono » : un mélange d’éléments traditionnels japonais et occidentaux, les loligoths (mélange de lolita et gothique) apparaissent ainsi que les cyber-punks futuristes et d’autres encore… Le quartier se concentre autour de trois points phares : la rue Takeshita-dôri avec ses nombreux magasins de vêtements à destination des adolescents, l’avenue Omotesandô, piétonne le dimanche, est le lieu où l’on expose ses tenues; et enfin les nombreuses ruelles qui abritent des petites boutiques spécialisées pour satisfaire les envies de mode les plus farfelues (ce sont elles qui ont pris le nom d’Ura-Harajuku, abrégé en Ura-Hara).

L’invasion des grandes marques

L’éclectisme, l’outrance, l’originalité de la mode – ou plutôt des modes – portées par les jeunes japonais qui se rassemblaient à Harajuku a rapidement attiré les créateurs à la recherche de la mode de demain. La réputation du quartier a dépassé les frontières et des stars internationales y ont puisé leur inspiration : on se rappelle notamment de Gwen Stefani et de sa chanson « Harajuku Girls ». Les touristes, japonais comme étrangers, ont afflué en masse. Et c’est à partir de ce moment que pour Aoki, le déclin d’Harajuku s’est mis en marche au début des années 2000. Premier signe dès 1998 avec la fermeture de la zone piétonne qui aurait porté un coup au charme du quartier. Avec le réputation grandissante d’Harajuku, toujours plus luxueux, le prix des loyers s’est envolé, forçant les petits commerces à fuir et à céder la place à de plus grosses enseignes.

Le weekend, bien difficile de marcher dans la rue commerciale d’Harajuku.

Aussi, l’attention dont Harajuku était la cible a immanquablement attiré le regard de grands groupes internationaux qui y ont installé des enseignes de mode mondialisées et ultra-connus, comme Uniqlo et H&M. Tout l’inverse de ce qui faisait l’identité du lieu : libre de la domination des marchés et des institutions. En outre, des facteurs économiques expliquent aussi l’étiolement de la « patte » Harajuku : les revenus des ménages japonais ont sensiblement baissé à partir de 1998, le budget consacré à l’habillement a fait de même et cela a entraîné le succès des grandes chaînes bon marché. Dès lors, les vêtements importés (Chine, Bangladesh,..) vont peu à peu se généraliser. On est tenté de dire que le succès et la reconnaissance ne pouvait qu’être fatal à un endroit tel qu’Harajuku. Quand l’anticonformisme devient une norme, il disparait, se déplace, se transforme ou, comme ici, se fait avaler par un autre modèle.

L’espoir d’un sursaut !

Néanmoins l’esprit d’Harajuku n’est pas complétement mort : vers 2010, la pop-culture s’en est fait le digne ambassadeur à travers la figure de Kyary Pamyu Pamyu et de sa chanson au succès international « PonPonPon » au clip psychédélique. Sur place, on y croise toujours des jeunes gens habillés de manière délirante et unique, même si le nombre d’imitations de stars semble s’être multiplié au détriment d’un style plus personnel. Une chose est certaine, on pousse moins loin l’audace telle que l’avait capturé FRUiTS il y a de ça vingt ans. La norme, cette fois-ci issue d’une mondialisation uniformisant les codes de la mode, est de retour à travers le commerce low-cost, si bien que FRUiTS a finalement fermé boutique en février 2017.

Extrait du magazine FRUiTS (Shoichi Aoki)

Bien qu’amputé de sa vigueur fondatrice, la créativité est toujours vivace dans cette mode de rue japonaise pour Aoki qui veut rester malgré tout confiant en l’avenir. Il pense en outre que ce passage à vide est dû à l’intérêt des consommateurs qui s’est déplacé temporairement de leur apparence vestimentaire vers leurs smartphones. Il n’est pas trop tard pour générer un réveil de la jeunesse pour préserver ce qui symbolisait une forme de lutte vestimentaire contre les normes de la société productiviste. Quoi de plus symbolique dans un monde ultra-industriel aux produits de série que de « faire main » ses propres vêtements, et ainsi créer un style inédit, fruit de son imaginaire et de sa liberté.

Aoki conclut par ces mots : « Avec la puissance toujours présente à Harajuku et le talent toujours croissant de jeunes gens, je pense que quelque chose de bien finira par arriver« . Un renouveau attendu et espéré qu’on ne manquera pas d’observer.

S. Barret


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Source : qz.com