À Ginza, au cœur de Tokyo, le restaurant « Tsurutokame » sert de la cuisine kaiseki, la gastronomie japonaise traditionnelle la plus réputée de l’archipel. Particularité de ce restaurant, il n’emploie que des femmes ! Une quasi exception dans le pays quand on sait que le monde de la cuisine professionnelle au Japon est la chasse gardée des messieurs… Mais le joug de la « tradition » s’ébranle peu à peu pour ouvrir la cuisine aux femmes qui peuvent y démontrer également leurs talents. Poulpy s’est rendu sur place pour rencontrer la directrice de l’établissement et ses employées au travail.

Puisant ses origines dans les cérémonies du thé des siècles passés, le « kaiseki » est considéré comme étant de la haute cuisine traditionnelle japonaise. Elle consiste en des repas gastronomiques composés d’une succession de petits plats à la présentation soignée et à la saveur des saisons.

Aujourd’hui, on retrouve cette forme de cuisine sophistiquée dans les plus luxueuses auberges traditionnelles japonaises nommées « ryokan » et dans les restaurants spécialisés du pays. À Tokyo, le quartier chic de Ginza regroupe un grand nombre de restaurants de cuisine kaiseki. L’un d’entre eux porte le nom de « Tsurutokame », ce qui signifie la grue et la tortue, toutes deux symboles de longévité au Japon. Nous pouvons imaginer que ce nom a été soigneusement choisi par les fondateurs de cet établissement unique.

En effet, les nouveaux clients seront peut-être surpris de découvrir l’univers d’exception qui les attend dans ce sous-sol distingué de Ginza. Ce restaurant est tout à fait unique car ce sont des chefs « itamae » femmes, et même plus précisément des jeunes femmes, qui accueillent les clients derrière leur comptoir au style japonais ancien. Un rapide coup d’œil de l’endroit permettra de remarquer que le personnel de « Tsurutokame » est en fait, exclusivement féminin ! Si cette spécificité ne choquera personne en occident, au Japon, c’est exceptionnel !

Harumi Mikuni. Photographie par Mr Japanization / David Kens

Harumi Mikuni et son mari Osamu Mikuni sont les deux fondateurs de ce seul restaurant de cuisine « kaiseki » exclusivement féminin au Japon. Également propriétaires de 10 autres établissements à Tokyo dont le célèbre « Inshotei » dans le parc d’Ueno, ils ont ainsi constaté, de leurs propres yeux, l’épais plafond de verre qui existe encore dans cette industrie à dominance masculine. Un plafond invisible auquel se heurtent les femmes qui désirent faire carrière comme cheffe au Japon. À ce sujet, Mme Mikuni qui agit comme « Okami-san », directrice générale, du restaurant « Tsurutokame » explique :

« Dans l’univers de la gastronomie japonaise, les femmes se retrouvent à n’être que des outils, tout comme les pneus ou le moteur d’une voiture, elles sont utilisées comme des pièces d’équipement et ne parviennent donc pas à atteindre les positions au sommet. »

Selon Mme Mikuni, il y a des obstacles à la promotion des femmes dans les structures hiérarchiques des restaurants. Le couple Mikuni emploie actuellement 80 chefs hommes et 10 chefs femmes dans leurs autres établissements mais aucune des cheffes n’est en poste d’autorité. Les femmes sont limitées aux positions subalternes et selon eux, celles qui tenteraient de se hisser plus haut ne réussiraient pas à se faire respecter par leurs collègues masculins. Désireux de créer un environnement où de jeunes cheffes pourraient être accompagnées afin de pleinement s’épanouir, les Mikuni furent alors convaincus que la meilleure façon d’y arriver était d’ouvrir un établissement entièrement féminin où une chef « itamae » femme pourrait enfin prendre les commandes et guider ses collègues. Dans un pays où encore bien des femmes ajustent leur vie à celle de leur mari salarié et quittent leur emploi après avoir eu des enfants, il était important pour Mme Mikuni d’offrir « un lieu où elles pourraient dès leur jeune âge adulte affiner leurs talents professionnels avant de se marier ».

Les Mikuni attendirent le moment opportun pour mettre en œuvre leur plan et ce jour se présenta lorsque la cheffe Yubako Kamohara leur fut recommandée. Au sujet du timing choisi pour l’ouverture de ce restaurant au concept novateur, Mme Mikuni commente :

« Si nous avions ouvert notre restaurant il y a 15 ou 20 ans, nous aurions eu à faire face à beaucoup plus d’opposition. Les hommes du secteur de la gastronomie japonaise auraient dit que notre projet n’était qu’une perte de temps, qu’un simple amusement. »

Persuadés que Mme Kamohara avait le potentiel pour être la femme qu’il leur fallait pour diriger leur future équipe féminine, le couple de propriétaires lui offrit une formation accélérée dans leurs différents établissements afin qu’elle apprenne et puisse maîtriser la spécialité de chaque restaurant en travaillant seulement 2 mois dans chacun d’entre eux.

Mme Kamohara expliqua avoir reçu l’équivalent de 10 ans de formation en l’espace d’à peine 2 ans. Du jamais vu selon elle, chez des apprentis, hommes et femmes confondus. Malgré la culture patriarcale de l’industrie, Mme Kamohara confie n’avoir jamais vécu de discrimination durant ses 2 années de formation auprès d’itamae hommes. Les directives données par les Mikuni furent très claires et tous les chefs masculins décidèrent de coopérer pour réussir l’ouverture du premier établissement entièrement féminin du pays.

Yubako Kamohara. Photographie par Mr Japanization / David Kens

C’est ainsi qu’en décembre 2016, ils furent fin prêts pour inaugurer Tsurutokame, un restaurant offrant bien sûr des repas gastronomiques à la saveur et à l’esthétisme raffinés, mais proposant avant tout un concept avant-gardiste mettant en valeur les femmes et leur potentiel ! Cuisine « kaiseki » va aussi de pair avec l’Omotenashi, l’art de l’hospitalité japonaise.

L’Omotenashi, c’est ce sens de l’hospitalité poussé parfois à l’extrême que l’on retrouve chez les commerçants japonais les plus traditionnels, fiers d’anticiper les moindres besoins de leurs clients et de les servir de tout cœur. C’est un service de qualité que l’on retrouve bien entendu dans tous les restaurants de kaiseki. Néanmoins, les employées de Tsurutokame, avec leur touche de féminité, semblent mettre la barre encore plus haut, ou du moins approfondir et redéfinir le concept. Pour avoir expérimenté les deux types d’établissements, les établissements traditionnels à dominance masculine puis le Tsurutokame, laissez-nous vous expliquer le raisonnement derrière ce constat.

Les établissements « masculins » offrent bien évidemment un service irréprochable, personne n’en doute. Mais le service se fait souvent dans une ambiance silencieuse, pour ainsi dire froide où les chefs sont beaucoup moins accessibles. Prenez place dans le sous-sol qu’occupe « Tsurutokame » et vous pourrez immédiatement ressentir la différence. Il semble y exister un parfait équilibre entre une ambiance chic, décontractée et chaleureuse. En effet, nous avons été marqués par l’empathie qui se dégage des lieux où une communication ouverte et attentionnée est possible entre clients et itamae, sans jamais être invasive. C’est un lieu où il semble possible de vivre l’élégance de la cuisine « kaiseiki » tout en restant soi-même et en discutant avec les cheffes si la curiosité nous pique !

Selon Mme Mikuni et la cheffe Kamohara, tout cela découle d’une différence majeure entre le style de travail des chefs hommes et des chefs femmes. Selon elle, la force des femmes réside, entre autre, dans cette distinction qui va comme suit : les chefs hommes puisent surtout leur satisfaction dans la confection de mets qu’ils considèrent personnellement délicieux, alors que les chefs femmes ne seront rassurées qu’une fois qu’elles auront vu l’expression de leurs clients satisfaits. Mme Mikuni explique que les chefs femmes :

«  ne vont pas se contenter de cuisiner quelque chose de délicieux, elles vont s’investir jusqu’au bout et s’assurer de la réaction positive des clients. »

La directrice générale trouve qu’actuellement certains chefs se contentent de servir une cuisine qu’ils considèrent eux-mêmes comme succulente sans vraiment chercher à savoir si les clients l’ont réellement appréciée. Elle est d’avis que cela est dû au fait que « les chefs japonais masculins voient leur emploi comme un simple travail, alors que les chefs femmes y voient comme un investissement de vie personnel ».

Pour elle, les femmes japonaises amènent une réelle valeur ajoutée à son établissement avec leur vision d’ensemble et leur capacité à s’atteler à plusieurs tâches à la fois (elles travaillent, s’occupent des enfants, des tâches ménagères et de leur mari, etc.), mais leur force principale consiste en cet investissement personnel, parfois extrême, dans leur travail.

Sur ce point, elle développe que les femmes japonaises ont tendance à travailler avec leur cœur en donnant le meilleur d’elles-mêmes pour ensuite se retirer quand elles ont terminé. C’est une approche qui, selon elle, est à l’opposé de celle des hommes japonais qui vont plutôt travailler « tranquillement » jusqu’à leur retraite. Mme Mikuni renchérit que le Japon est composé de beaucoup d’hommes qui considèrent que le fait d’atteindre la retraite « sans faire de vent ou de vague » au sein de l’entreprise est un signe de réussite. Elle est convaincue que cette approche ne répond pas aux besoins des femmes japonaises qui doivent vivre avec de nombreuses obligations familiales et conjugales. À travers le concept audacieux du restaurant Tsurutokame, le couple de propriétaires tente ainsi d’offrir un milieu de travail plus adapté à la réalité et au potentiel des femmes japonaises. Mme Mikuni précise :

« Je suis d’avis que la force des femmes est amplifiée quand nous leur proposons de petits objectifs clairs les uns après les autres ! »

Celles qui aspirent à devenir rien de moins que l’établissement numéro 1 de Ginza – voire du Japon ! – ne font donc pas les choses à moitié. Déterminée à assurer la formation complète de chacune de ses jeunes cheffes et à suivre leur évolution du début jusqu’à la fin, la directrice générale leur a instauré un horaire chargé mais diversifié du matin au soir et ce, du lundi au samedi. L’unicité de l’établissement ne découle donc pas seulement de son exclusivité féminine, mais également de son mode de fonctionnement.

Ici, au contraire des établissements traditionnels, on n’attend pas 3 à 5 ans avant d’enseigner les techniques « secrètes » aux nouvelles employées (méthode ancienne qui permettait d’éviter la fuite du personnel expérimenté chez la concurrence). Selon les propriétaires, il est très important de ne pas attendre et de former les employées au moment où elles veulent apprendre, où elles sont donc le plus motivées.

Les jeunes cheffes de « Tsurutokame » sont ainsi sporadiquement envoyées dans les autres établissements pour pratiquer les différentes techniques, comme l’a été la cheffe Kamohara avant l’ouverture du restaurant. C’est notamment ce qui est arrivé durant le décret d’état d’urgence sur Tokyo en lien avec la pandémie du COVID-19. Le restaurant fut fermé temporairement aux clients mais les cheffes continuèrent leurs différents apprentissages pendant ce temps.

Haiku, réalisé par une cheffe, accompagnant le plat

De plus, les matinées sont utilisées pour faire l’apprentissage de nouvelles langues et de multiples formes d’art traditionnel japonais tels que la poésie, les techniques de thé, la calligraphie et la poterie. Par exemple, chaque jour, l’ensemble des cheffes doivent puiser dans leur inspiration pour écrire un « haiku » (poème classique japonais) qui sera présenté aux clients comme décoration d’un des mets du jour. Pour les clients plus curieux, les cheffes peuvent ainsi expliquer personnellement la signification derrière chacun de leur poème. Les autres établissements ne demandent pas de faire ces apprentissages à leurs employés, Mme Mikuni explique :

« Ils n’enseignent que la cuisine, mais cela est limitant. Si on éduque chaque employé(e) comme un être à part entière, il ou elle pourra alors réellement grandir. »

À noter que l’ensemble de l’équipe féminine cohabite aussi dans le même dortoir, ce qui démontre à nouveau tout l’investissement personnel de la démarche. Une pratique très rare dans les autres établissements de Tokyo. Par ailleurs, elles utilisent généralement leur dimanche – leur seule journée de congé – pour faire des sorties culturelles en groupe. Somme toute, la cuisine à « Tsurutokame » est non seulement délicieuse et magnifiquement présentée, il en va de soi dans un établissement bien établi de Ginza, mais elle se démarque aussi grâce à la passion contagieuse des cheffes pour leur métier et leur carrière. Comparant son approche à l’entraînement des athlètes olympiques, la directrice générale est convaincue qu’en partageant un milieu de vie commun, ses cheffes peuvent se concentrer exclusivement sur l’univers de la cuisine et ainsi devenir « Shigoto Baka » (fou de son travail) ou plutôt « Ryouri Baka » (fou de cuisine) dans ce cas-ci !

Tous ces efforts semblent payer puisque « Tsurutokame » est de plus en plus reconnu dans le milieu gastronomique. Comme l’explique la cheffe Kamohara, des chefs masculins viennent maintenant mensuellement goûter à leurs différents mets saisonniers et ce, à sa plus grande joie ! Le restaurant est également apprécié par les clients. Les clientes japonaises en ressortent souvent avec une motivation nouvelle dans leurs propres projets et les clients japonais plus âgés versent parfois quelques larmes en sortant, surpris et touchés par le travail acharné des jeunes cheffes et la qualité de leur travail.

Mme Mikuni ne cache pas sa fierté face à la reconnaissance du travail de qualité et passionné de ses protégées qui s’investissent du matin au soir. Cela veut dire beaucoup dans un pays où les femmes doivent souvent travailler deux fois plus fort que les hommes pour être enfin reconnues. La directrice générale développe l’idée que le Japon est un pays insulaire qui a du mal à adopter de nouvelles idées. L’univers de la gastronomie japonaise est particulièrement figé dans le passé selon elle. C’est un univers où, si un chef principal dit que du thé est de la bière, il ne sera pas contredit par ses sous-chefs. Elle aspire à développer l’esprit critique des employés. Qu’il soit possible de donner librement son opinion.

Mme Mikuni et la cheffe Kamohara restent ainsi toutes les deux positives quant à l’évolution de la place des femmes dans la société japonaise qui, selon elles, change très tranquillement, mais change ! Avec Tsurutokame, elles considèrent participer à changer le système petit à petit. Considérant que, selon la cheffe Kamohara, le Japon est un pays où les femmes chefs avec 20 ou 30 ans d’expérience sont extrêmement rares, notamment car les hommes vont très souvent estimer qu’elles « ont des dates d’expiration et ne vont ainsi pas faire l’effort de les former », leur restaurant représente sans aucun doute une percée remarquable. Dans le futur, les deux femmes espèrent pouvoir ouvrir d’autres établissements similaires à travers le Japon afin de continuer à mettre en valeur le travail exceptionnel des femmes et leur offrir un environnement où il sera possible d’avoir, à la fois, une famille et une carrière. À cet effet, Mme Mikuni mentionne l’exemple du « yuba » (feuille de tofu) qui n’était pas du tout apprécié des Tokyoïtes jusqu’à ce que l’un de ses autres établissements réputés de Tokyo le popularise il y a plusieurs années de cela. Elle ajoute :

« Tel que ce restaurant de « yuba », nous espérons que « Tsurutokame » réussira à changer les mœurs et à faire reconnaître le travail des femmes chefs. »

Dans tous les cas, tel son nom, nous souhaitons longue vie à « Tsurutokame » et ses cheffes ! Pour certains, le dévouement et l’investissement personnel de ses jeunes cheffes paraîtront peut-être démesurés, mais les voir travailler dans une équipe aussi soudée avec le sourire confirme réellement la passion et la détermination qui les habitent. Si votre curiosité a également été piquée, pourquoi ne pas tenter vous-même l’expérience si l’occasion se présente à vous ?

Tsurutokame

Lieu : B1 Iwatsuki Building II, 6-7-15 Ginza, Chuo-ku, Tokyo

Site : http://tsurutokame.jp/en/

Repas gastronomiques, sélection du chef, à 10 000 ou 16 000 yens.

Entrevue réalisée le 11 août 2020 avec Harumi Mikuni et Yubako Kamohara par Karina T-Kimono et David Kens. Rédaction : Karina T-Kimoto & David Kens.


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