Le saviez-vous ? Au Japon, il existe toujours une foule de croyances populaires liées à votre groupe sanguin « ketsu-eki-gata« . Celles-ci n’appartiennent pourtant pas au passé et continuent d’alimenter une série de jugements non-rationnels sur les individus. A première vue, attribuer quelques compétences en fonction de votre sang peut sembler bon enfant, comme l’horoscope que l’on lit sans vraiment y croire, mais nombre de Japonais prennent cette caractéristique vraiment très au sérieux. Il ne sera ainsi pas rare qu’on vous demande votre groupe sanguin lors d’un premier rendez-vous ou même lors d’un entretien d’embauche…
Diviser et classer les individus
Un peu partout dans les lieux touristiques à destination des Japonais, vous croiserez ces tableaux qui fournissent votre horoscope nippon en fonction de votre type de sang. On réalise assez vite à la lecture de ces bouts de papier qu’il y a des sangs « supérieurs » à d’autres et que si vous n’avez pas la main chanceuse, le message peut être particulièrement négatif comme la promesse de vous voir échouer dans ce que vous allez entreprendre…
Les croyances autour du groupe sanguin ont évidemment alimenté un très grand nombre de théories présentées très sérieusement dans des ouvrages et guides vendus par centaines de milliers d’exemplaires au Japon. La croyance alimente la culture qui alimente la croyance à son tour dans une boucle de rétroaction sans fin. C’est pourquoi on retrouve aujourd’hui des traces de ces distinction entre les individus partout dans la société. Dans l’univers des mangas ou des jeux vidéo par exemple, les fiches d’identité détaillée des personnages précisent encore très souvent le groupe sanguin au même titre que la taille, le poids et la date de naissance. De même, le choix du groupe sanguin dans un jeu vidéo affectera les caractéristique du personnage généré comme dans Princess Maker. Un anime, Ketsuekigata-kun!, où l’on suit les aventures de quatre héros représentant chacun un groupe sanguin, a même été réalisé.
En résumé, les Japonais estiment que le groupe sanguin influence la personnalité (à la manière du signe du Zodiaque en occident). Ceci est parfois utilisé pour voir si des personnes peuvent être compatibles entre elles avant même de chercher à les connaître. Chaque groupe posséderait ses qualités et ses défauts : les personnes du groupe A sont forcément sérieuses, sensibles, têtues et tatillonnes ; on identifie la créativité et la passion chez celles du groupe B ainsi que la rancune et l’égoïsme ; la rationalité et la sociabilité se retrouvent chez le groupe AB mais aussi l’indécision et l’irresponsabilité ; la confiance, l’ambition et la vanité sont rattachées au groupe O…
Pourquoi apprendre à connaître une personne quand tu peux nier son individualité et lui coller une étiquette ?
Un mythe moderne issue d’une pseudo-étude « scientifique »
On pourrait penser qu’il s’agit d’une croyance ancestrale ancrée culturellement. Il n’en est rien ! Elle est même assez récente, remontant à 1916 seulement, alors que le Japon voulait copier l’occident sous l’impulsion de Meiji. Pendant que l’Europe se fait la guerre, un docteur japonais, Kimata Hara, publie un document où il fait le lien entre le tempérament et le groupe sanguin sur fond de pensée eugéniste. Les groupes sanguins viennent à peine d’être découverts en 1900-1901 par un médecin autrichien, Karl Landsteiner, aboutissant à la création du système ABO. Pour certains, c’est une nouvelle opportunité pour classer les gens dans des groupes. Il fut par exemple observé des disparités géographiques dans la répartition des groupes sanguins. Informations qui furent détournées par les nazis pour valider leurs théories racistes. D’un point de vue strictement scientifique, ce document ne pèse pas lourd, et pourtant, son influence va être retentissante au Japon.
Dix ans plus tard, Takeji Furukawa publie en 1927 une « Étude des tempéraments selon les groupes sanguins » là aussi, sur fond d’eugénisme. Au Japon, les croyances populaires peuvent se répandre comme une traînée de poudre et ce fut le cas pour celle-ci, au point que le gouvernement lui-même fit étudier cette théorie mais sans obtenir de résultats probants. En dépit de ces résultats négatifs, la nouvelle croyance prend le Japon par surprise. Tout le monde en parle. On en vient tout de même à penser, au ministère des affaires étrangères, que les meilleurs diplomates devraient être du groupe O…
Dans d’autres articles eugénistes, Furukawa compara la répartition des groupes sanguins chez les Aïnous et les habitants de Formose (Taïwan, île alors sous domination nippone depuis 1895) pour en déduire la « soumission » des premiers et le caractère belliqueux des seconds où le groupe O est plus représenté. Il préconise un métissage nécessaire entre Formosans et Japonais pour diminuer ce taux… La prépondérance du groupe sanguin O lui sembla être la raison logique de ce « tempérament rebelle » pour expliquer les révoltes menées par les Formosans contre les colons de l’empire japonais en 1930-1931. Dans le même temps, des idées eugénistes similaires gagnaient du terrain en Europe.
Dans les années 30, c’est sans surprise au tour de l’armée japonaise d’observer le groupe sanguin des militaires afin d’identifier leurs forces ou leurs faiblesses, d’entraîner leurs soldats le plus efficacement possible et de former des groupes d’élite dans le cadre de l’expansion coloniale de l’Empire. Pourtant, dès 1933, des études scientifiques démontrent qu’il n’y a pas de lien entre la personnalité et le groupe sanguin. À la fin de la guerre, les croyances liées aux groupes sanguins tombent alors en désuétude… jusqu’en 1970 où l’économie de marché bat son plein.
En 1970, Masahiko Nomi, qui n’a pas la moindre formation médicale mais est un très bon communiquant, reprend les travaux de Furukawa et publie un ouvrage modernisé sur cette théorie farfelue. C’est un nouveau succès national ! Un best-seller absolu qui relance la croyance oubliée à travers le Japon en quelques mois seulement. Nous sommes pourtant déjà à l’ère moderne, l’eugénisme fut défait partout dans le monde par la science et toutes les études de l’époque démontrent qu’il n’existe aucun lien entre le groupe sanguin et la personnalité. Mais la croyance est visiblement plus forte que la raison et les japonais d’après guerre sont tristement très forts pour accepter de nouvelles croyances sans faire d’opposition.
Pendant ce temps, dans le monde scientifique, on en rigole jaune. À ce jour, il y a un consensus scientifique absolu autour du fait que la forme microscopique des protéines autour des globules rouges (ce n’est rien d’autre que ça) n’a aucun effet sur le comportement ou la psychologie des individus au Japon ou ailleurs dans le monde. Par contre, on connaît la puissance de l’auto-persuasion quand il s’agit d’attribuer des caractères spécifiques à un individu.
Des effets délétères sur la société japonaise
Le marketing s’est rapidement emparé de cette nouvelle croyance jusqu’à nos jours. Il existe aujourd’hui nombre de produits (boissons, chewing-gums, préservatifs) « adaptés » pour chaque groupe sanguin. On pourrait simplement en rire, mais outre ces produits amusants, cette superstition a des conséquences sérieuses sur la vie des individus et la société nippone.
Avec le « revival’ des années 70, le groupe sanguin redevient un enjeu dans les relations amicales et surtout amoureuses ! Dans les années 80, c’est même une nouvelle norme dans les médias, les journaux, les films, la télévision : le groupe sanguin importe, se commente, se vend. Les parents vont parfois jusqu’à demander très sérieusement le groupe sanguin d’un ou d’une petit(e) ami(e) avant un mariage. Et celui-ci peut donc conduire à une rupture forcée.
Une industrie du divertissement gravite autour de la croyance au même titre que l’horoscope en occident. Et jusqu’à nos jours, dans une conformité absolue et inébranlable, personne ne remettra vraiment en question cette idée publiquement. Des amitiés et même des fiançailles, se font et se défont sur la base d’un simple groupe sanguin. Des agences matrimoniales pour mariages arrangés prennent ce paramètre en compte pour former les couples. On peut le dire, on nage en plein délire collectif, mais un délire qui rapporte gros.
Autre exemple, l’équipe féminine japonaise de softball qui a gagné la médaille d’or pendant les Jeux Olympiques de Pékin de 2008 a utilisé des théories sur le groupe sanguin pour affiner leur entraînement ce qui a contribué à renforcer la croyance. Il s’agit pourtant ici d’un sophisme du survivant : dans d’autres sports, la théorie eugénique est aussi appliquée mais la majorité des équipes ne gagnent tout simplement pas… On ne médiatise que la seule équipe gagnante de manière à confirmer une croyance. Rares sont ceux à voir le grand tableau et les données scientifiques.
Pendant ce temps, certaines écoles japonaises utilisent toujours des théories sur le groupe sanguin pour répartir les élèves selon leur groupes pour un apprentissage « sur mesure » générant des discriminations inimaginables. On en trouve des traces jusque dans le monde de l’entreprise. En 1990 par exemple, Mitsubishi Electronics a officiellement annoncé la création d’une équipe de travail uniquement constituée du groupe sanguin AB pour leur capacité – selon les croyances – de bonne planification. Comme le recrutement, une promotion ou un licenciement peuvent également se baser en partie sur le groupe sanguin. Mieux vaut faire partie du « bon » groupe.
Enfin, en politique également, le groupe sanguin joue un rôle important si bien que certains appellent à rendre public cette information pour tout politicien. Ça se bouscule beaucoup moins pour rendre public les conflits d’intérêt des politiciens avec les grandes entreprises du pays. En 2011, un ministre japonais, Ryu Matsumoto, a été forcé de démissionner après une altercation télévisée. Dans son discours, il a blâmé officiellement son groupe sanguin de type B. De quoi faire rire le monde entier, sauf les Japonais.
Enfin, le pays rapporte un nombre important de cas de harcèlement scolaire alimentés par le groupe sanguin minoritaire (B et AB) de certains élèves : c’est le phénomène du bura-hara (ブラハラ), diminutif de buraddo taipu harasumento (ブラッドタイプ・ハラスメント), harcèlement lié au groupe sanguin. Pire, au sein même de la famille parfois, la croyance peut influencer le développement des enfants en essentialisant leur caractère : « Si tu es turbulent, c’est à cause de ton sang ! » Sans surprise, ces enfants grandissent avec des stigmates qui vont parfois se confirmer dans la vie adulte.
Concernant la croyance en elle-même, les biais de confirmation suffisent à renforcer les convictions des individus. Les traits de caractère associés à chaque groupe étant assez vagues et larges pour convaincre quiconque qu’il partage certains de ces traits. C’est l’effet Barnum : la tendance naturelle des gens à accepter des descriptions de personnalité vagues comme étant spécifiques à eux-mêmes. Cette technique de persuasion est souvent utilisée en psychologie populaire, astrologie et voyance pour convaincre les gens que des prévisions leur correspondent spécifiquement.
Conclusions
Les idées scientifiquement fausses de Masahiko Nomi continuent d’être promues via de nouveaux livres écrits par son fils et héritier Toshitaka qui dirige aussi l’Institute of Blood Type Humanics. Celui-ci prétend vouloir « tirer le meilleur parti des talents de chacun et d’améliorer les relations humaines. » Entre le père et le fils, ce sont des dizaines d’ouvrages qui furent parus, auxquels s’ajoutent de nombreux autres projets, profitant du poids de la croyance pour trouver facilement à se vendre tout en l’alimentant. Bref, les croyances autour des groupes sanguins au Japon sont surtout le fruit d’un système marchand qui s’abreuve de la désinformation et de l’obscurantisme pour exister et générer des profits.
Mais si ce phénomène reste aussi fort au Japon, en dépit des alertes des scientifiques japonais eux-mêmes (rarement invités sur les plateaux de télévision contrairement aux bonimenteurs), c’est aussi pour des raisons culturelles et psychosociales. Il est tout simplement bien vu d’être issu « du même moule » au Japon, de former un sentiment d’appartenance de groupe par des biais de validation comme le groupe sanguin. On se sent appartenir à un groupe et, dans un sens, c’est un sentiment rassurant, en particulier pour ceux du groupe jugé supérieur. S’opposer à cette croyance populaire, et oser l’exprimer publiquement, c’est tout simplement se mettre en marge de la société. Et ça, pour un japonais, c’est impensable.
Mr Japanization