Œuvre atypique dans le monde du manga issue d’une collaboration italo-nippone, « La Vie d’Otama » se penche sur la vie d’une artiste japonaise qui n’aura finalement que très peu vécu dans son pays. Entre réalité, art et fiction, son aventure est aussi belle que tragique, et en tout point admirable pour le lecteur curieux. Notre avis complet sur un vrai coup de cœur édité par Kana.
La Vie d’Otama est un manga écrit par la Japonaise Keiko Ichiguchi (Les Cerisiers fleurissent malgré tout) et dessiné par l’Italien Andrea Accardi (La Rédemption du samouraï).
Nous y suivons l’histoire à peine romancée d’Otama Kiyohara, première femme peintre japonaise de style occidental et à avoir servi de modèle à un artiste occidental. L’artiste a vécu la « Belle Époque » à Palerme, vers la fin du XIXe siècle. Puis, complètement oubliée dans son pays pendant plus de 50 ans, Otama revient au Japon en 1933, à l’âge de 73 ans. Sa patrie a bien changé. Nous sommes au début du mois de février 1936 et un coup d’État se prépare…
La Vie d’Otama : quand l’amour déplace les frontières
Ce manga nous conte ainsi le destin hors du commun -encore plus pour l’époque- de l’artiste Otama Kiyohara, née en 1861 et décédée en 1939. Il nous fait voyager entre deux pays que beaucoup de choses opposent : le Japon et l’Italie. Mais c’est bien l’amour qui fait que ces deux mondes bien éloignés se télescopent. C’est en effet à l’âge de 16 ans qu’Otama rencontre Vincenzo Ragusa, un Italien de 20 ans son aîné. Le coup de foudre est immédiat entre la jeune Japonaise et ce professeur de l’université de Kobu, alors l’académie impériale des arts appliqués. La culture de l’un nourrit celle de l’autre et les deux amants s’aiment à travers ce tourbillon créatif, même si cette idylle braque les regards sur eux alors qu’ils décident de partir vivre ensemble en Italie.
Deux mondes sur une même planète
Le Vie d’Otama nous fait en effet découvrir ce qu’a pu être la vie de la jeune femme débarquant en Sicile à une époque où les Japonais étaient encore très frileux à l’idée de quitter leurs frontières.
Arrivée de l’archipel sur une autre île, pour elle, tout est différent. La façon de s’habiller, de vivre, de manger, les relations sociales… C’est un véritable choc, qui vaut également dans l’autre sens. Les Italiens découvrent les kimonos et l’art japonais et s’en trouvent fascinés. À Palerme, accompagnée de sa sœur et de son beau-frère, Otama est heureuse, tout simplement et rien ne lui donne vraiment envie de retourner là où elle est née. Mariée officiellement à son grand amour, elle prend même le nom d’Otoma Eleonora Ragusa. Elle se sent libre, forte et prête à se battre pour son art et contre les conventions, lovée dans un cocon de romantisme aux arômes de fleurs.
Son retour sur l’archipel n’en sera hélas que plus rude.
Quand les couleurs se fanent
La Vie d’Otama jouit en effet d’une double narration entre passé et présent. En plus de sa vie en Italie, nous retrouvons donc également l’artiste de retour au Japon 50 ans après avoir quitté le territoire.
Elle a maintenant plus de 70 ans et son art est enfin reconnu dans son pays grâce à un roman qui raconte son odyssée palermitaine. C’est ici que la scénariste Keiko Ichiguchi se permet d’inventer les personnages de la famille du jeune Atsushi pour enrichir son récit. Ce dernier se découvre un amour pour le dessin, soutenu bien évidemment par Otama dans cette voie, lui qui devient son ami, son confident et son disciple. Ceci est plutôt mal vu par son père qui n’y voit pas ici de quoi lui offrir un avenir. Pour son frère, militaire, la peintre représente même tout ce qu’il déteste : une frange de la population de riches et de nantis qui ne voit pas combien le peuple souffre bien au chaud derrière les murs de leurs grandes maisons.
Intelligemment, le manga nous narre alors en filigrane ce qui mènera à la révolte de février 1936, organisée par la faction ultra-nationaliste de l’Armée impériale japonaise et qui finit dans le sang. Cet événement tragique constitua une étape importante dans l’escalade qui allait mener à la seconde guerre sino-japonaise commençant l’année suivante. Le scénario nous tient donc en haleine, là où le dessin nous charme.
Au plus près de la beauté
L’histoire romantique et bouleversante de la peintre est en effet sublimée par les pinceaux d’Andrea Accardi, Italien et, qui plus est, né à Palerme. Le dessinateur possède un trait très fin, précis et aérien. Il n’est en plus pas étranger au monde du manga. Dans son pays, il a ainsi travaillé sur des adaptations graphiques de séries comme Devilman, Captain Harlock, ou Lupin III. La composition de ses planches est travaillée avec des intentions émotionnelles recherchées, mélangeant cases très détaillées comme d’autres plus épurées. Chaque choix nous transporte alors dans des tourbillons d’émotions très fortes et ne laisse jamais de marbre. Le grand format 17×24 permet de plus d’en profiter de la meilleure des manières.
La Vie d’Otama est le portrait d’une femme progressiste et moderne, modèle de force, de courage et d’intégrité. Autour d’elle et de son talent s’écrit tout simplement l’histoire de l’art et du Japon. Un très beau manga qui vous fera passer une agréable soirée le long de ses 134 sublimes pages. La beauté de ses dessins vous donnera en plus envie d’y retourner régulièrement pour le simple bonheur des yeux. A noter que sa lecture se fait à l’occidental, de gauche à droite.
La Vie d’Otama est disponible en France chez Kana.
Stéphane Hubert