« Le Japon entre tradition et modernité », derrière cette phrase cliché, il faut bien avouer que se cache une vérité qui frappe lorsque l’on se rend au Japon : l’attachement des Japonais à leurs traditions, notamment liées à l’artisanat. Kimono, céramique, poupée kokeshi, objet laqué… si l’artisanat traditionnel japonais est toujours aussi visible dans le paysage touristique du Japon, c’est en partie grâce au mouvement Mingei, né en 1925 pour défendre l’artisanat face à la modernisation du pays.
Le mouvement Mingei, qu’est-ce que c’est ?
Le mouvement Mingei fut fondé en 1925 par Sôetsu Yanagi, un philosophe japonais, avec l’aide des céramistes Shôji Hamada et Kanjirô Kawai. Le terme mingei 民芸 en japonais est une combinaison des mots minshû 民衆 « peuple » et kôgei 工芸 « artisanat », ainsi Mingei peut se traduire par « art populaire ».
L’objectif de ce mouvement était de revaloriser l’artisanat traditionnel japonais, qui a beaucoup souffert de la modernisation rapide du pays pendant l’ère Meiji (1868-1912). De nombreux objets du quotidien avaient perdu leur utilité dans ce Japon moderne et tombaient en désuétude.
Or ces objets étaient fabriqués par des artisans qui dédiaient leur vie entière à la maîtrise et au perfectionnement de leur savoir-faire, c’est ce qu’on appelle « l’esprit de l’artisan » shokunin kishitsu 職人気質.

Le mouvement Mingei fut donc pensé pour mettre le travail de ces artisans au premier plan, en mettant en valeur la beauté des objets du quotidien. Cette beauté, connue sous le terme de Yô no bi 用の美 « la beauté fonctionnelle », n’est pas seulement liée à l’utilité d’un objet, mais au fait que cet objet ait été façonné spécialement pour être utile. Ainsi, même si un objet perd son utilité, il ne perd pas sa beauté pour autant.
Pour y voir un peu plus clair, Sôetsu Yanagi résume l’objet mingei de la manière suivante : « Il doit être modeste mais non de pacotille, bon marché mais non fragile. La malhonnêteté, la perversité, le luxe, voilà ce que les objets Mingei doivent au plus haut point éviter : ce qui est naturel, sincère, sûr, simple, telles sont les caractéristiques du Mingei.«

Un mouvement similaire au mouvement Mingei avait déjà vu le jour en Angleterre dans les années 1860 : le « Arts and Crafts movement ». Initié par William Morris, ce mouvement visait à sauvegarder les arts traditionnels menacés par la modernisation de la révolution industrielle.
Qui est Sôetsu Yanagi ?
Sôetsu Yanagi (21 mars 1889-3 mai 1961), Yanagi Muneyoshi 柳宗悦 de son vrai nom, est un écrivain et penseur japonais. Il va notamment faire partie des fondateurs de la revue mensuelle japonaise Shirakaba, qui présente des artistes occidentaux, et rédiger plusieurs ouvrages consacrés à l’artisanat japonais, afin d’y sensibiliser les Japonais.
Alors qu’il entre en 1910 à l’Université impériale de Tokyo pour y étudier la philosophie, il commence en parallèle à s’intéresser à l’artisanat japonais. Sôetsu Yanagi est un grand collectionneur d’objets issus de l’artisanat japonais, et plus précisément de getemono : les « objets communs » du quotidien. Il va se lier d’amitié avec Shôji Hamada et Kanjirô Kawai, deux artistes spécialisés dans la céramique avec qui il écume les marchés à la recherche de ces objets. Le terme de getemono s’oppose aux « jôtemono », des objets considérés comme plus raffinés et destinés à une population plus aisée, et comme Sôetsu Yanagi n’aime pas ce terme il va en trouver un autre : le Mingei.
Sôetsu Yanagi n’est pas seulement sensible à l’artisanat japonais, puisqu’il s’intéresse aussi aux arts populaires coréens. Il est d’ailleurs à l’origine de l’ouverture d’un musée consacré à l’art folklorique en Corée, en 1921. Opposé à la colonisation de la Corée par le Japon et à l’impérialisme japonais en général, il sera même censuré et placé sous surveillance.

Toujours dans une optique de revaloriser l’artisanat traditionnel japonais, Sôetsu Yanagi, Shôji Hamada et Kanjirô Kawai souhaitaient ouvrir un musée lui étant dédié, et ce dès 1926. Sôetsu Yanagi va enfin parvenir en 1936, grâce à des fonds privés, à ouvrir ce musée dans l’arrondissement de Meguro (Tokyo) : il s’agit du Musée d’Artisanat folklorique japonais Nihon Mingeikan 日本民藝館.
L’influence du mouvement Mingei
Si l’intention première du mouvement Mingei était de sauvegarder l’artisanat traditionnel japonais, il n’est pas opposé à la création contemporaine, bien au contraire. Ainsi, ce mouvement va fortement être suivi par la nouvelle génération d’artisans/artistes, qui va se mettre à créer des objets simples, avec des matériaux de qualité et inspirés des objets du quotidien si chers à Sôetsu, mais en leur apportant leur touche personnelle.
C’est le cas par exemple de Sôri Yanagi, le fils de Sôetsu Yanagi, qui est une grande figure du design industriel japonais. Ses œuvres, dont l’une des plus connues est le tabouret « papillon », rendent hommage à la tradition japonaise tout en étant modernes.

La volonté du mouvement Mingei va en effet plus loin que la sauvegarde de l’artisanat traditionnel et veut inciter les artistes à repenser leurs créations en leur donnant accès à des références traditionnelles.
Cela ne se fait pas au détriment des artisans traditionnels, car le succès de ces artistes, dont les œuvres sont inspirées d’objets ou de techniques régionales, a également permis à ces artisans traditionnels de se rendre compte de la valeur de leur savoir-faire et de leur donner de nouvelles inspirations.
La revalorisation de l’artisanat traditionnel japonais
Après la Seconde Guerre mondiale le gouvernement japonais va prendre en main la protection de l’artisanat traditionnel, appelé dentô kôgei 伝統工芸 en japonais. En 1950, le Ministère de l’Éducation japonais décide de protéger les biens culturels du pays en créant le « Patrimoine culturel immatériel », mukei bunkazai 無形文化財. Ce dernier inclut une catégorie dédiée à l’artisanat, elle-même divisée en différentes catégories : céramique, textile, laque, travail du métal, travail du bois, poupée et washi.
Le « Patrimoine culturel immatériel » peut désigner un style d’artisanat, mais aussi une personne qui se voit alors accorder le titre de « conservateur des biens culturels immatériels importants » jûyô mukei bunkazai hojisha 重要無形文化財保持者 et des subventions. Dans le langage courant, ces artisans sont même qualifiés de « trésors nationaux vivants » ningen kokuhô 人間国宝. Parmi les membres du mouvement Mingei, on trouve des « trésors nationaux vivants », c’est le cas par exemple de Shôji Hamada, à l’origine du mouvement avec Sôetsu Yanagi, qui reçoit ce titre en 1955.

Le fait que des artistes réputés et reconnus fassent partie du mouvement Mingei fut d’ailleurs à l’origine de quelques critiques. La définition d’un objet Mingei, telle qu’elle est énoncée par Sôetsu Yanagi, peut en effet laisser supposer qu’il s’agit d’un objet créé par un artisan anonyme. D’ailleurs Kanjirô Kawai, aussi à l’origine du mouvement, avait refusé ce titre attribué par le gouvernement et refusait même de signer ses œuvres.
En 1974, le Ministère du Commerce et de l’Industrie japonais crée un label qui permet de recenser les « produits de l’artisanat traditionnel » dentô kôgei-hin 伝統産業品. Pour recevoir ce label très prisé, il faut répondre à certaines conditions : l’objet doit être pensé pour une utilisation quotidienne, il doit être fait principalement à l’aide de techniques traditionnelles ayant plus de 100 ans ou encore il doit être fait dans une certaine région…
Le mouvement Mingei continue d’être actif sur l’ensemble du territoire japonais, mais a également une portée internationale. Par exemple, en 1978 a ouvert le « Mingei International Museum » à San Diego, en Californie, qui rassemble des œuvres populaires issues de par le monde. Des expositions mettant à l’honneur l’esprit Mingei, ainsi que son influence sur les artistes contemporains, sont également organisées régulièrement dans le monde, comme ce fut le cas en 2008 en France au musée du Quai Branly.
Claire-Marie Grasteau
Image d’en-tête : Deux objets Mingei présentés lors de l’exposition « L’esprit Mingei » au Musée du Quai Branly. Gauche : Poterie datant du 17ème siècle (préfecture de Gifu) (wikimedia commons). Droite : Plat datant du 18/19ème siècle (préfecture de Saga) (wikimedia commons)
















































