Par deux fois, les Mongols, dirigés par Kubilaï Khan, ont tenté de conquérir le Japon : en 1274 et 1281 durant l’époque Kamakura (1192-1333). Par deux fois, les envahisseurs se sont heurtés à l’ardente résistance des samouraïs et ont été repoussés par des typhons salvateurs que les Japonais ont nommés kamikaze soit « vents divins », un terme repris bien plus tard par l’Empire pour décrire le suicide patriotique de certains aviateurs. C’est la première tentative d’invasion que le jeu-vidéo Ghost of Tsushima nous propose de revivre sous les traits du samouraï Jin Sakai et d’immerger le joueur dans cette période de l’histoire. Revivons ensemble ce bout d’Histoire décisif du Japon à travers le jeu vidéo.
Quand les Histoires se mêlent
C’est durant le shogunat de Kamakura 鎌倉幕府 (1185/1192-1333) que s’opère la dépossession du pouvoir détenu jusque là par l’Empereur (ou ses régents) au profit d’un chef militaire, le shogun 将軍. De là nait le bakufu 幕府, le gouvernement sous la tente. La classe aristocratique s’efface derrière celle montante des guerriers qui deviendra dominante jusqu’à la Restauration de Meiji en 1868.
Au moment des invasions mongoles du XIIIe siècle donc, le Japon est dirigé par un gouvernement militaire féodal installé à Kamakura avec à sa tête un shogun. Le territoire japonais se divise en domaines dont l’administration et la collecte de l’impôt pouvait être confiée à un jitô 地頭, un intendant nommé par le shogun ou un seigneur. Le shugo 守護 , gouverneur militaire, était chargé d’administrer mais surtout de maintenir l’ordre dans la province qui lui avait été confiée au nom du shogun. Génération après génération, shugo et jitô devinrent à leur tour de riches propriétaires fonciers, et leurs descendants furent les daimyos, ces grands seigneurs gouverneurs de province obéissant au shogun aux époques Muromachi et Edo.
Entre 1266 et 1274 Kubilai Khan, petit-fils de Gengis Khan, envoya plusieurs ambassades mongoles au Japon exigeant de ce dernier de se soumettre et de payer un tribut sous peine d’une invasion sanglante. Les ambassades ayant été ignorées, Kubilai Khan envoie une flotte à l’assaut du Japon début novembre 1274. Environ 800 navires transportant une armée de 20 000 à 40 000 guerriers font voile vers le Japon. Les îles de Tsushima et d’Iki sont les premières atteintes en un éclair de temps et pillées respectivement le 5 et 13 novembre. Les samouraïs leur opposent une forte résistance mais sont défaits. Les Mongols envahissent les deux îles avant de se diriger vers la baie de Hakata (l’actuelle Fukuoka) qu’ils atteignent le 19 novembre.
Le lendemain 20 novembre se déroule la bataille de Bataille de Bun’ei qui voit les troupes mongoles être repoussées par des samouraïs ayant renforcés leurs défenses après les défaites des iles de Tsushima et d’Iki. Dans la nuit, un typhon endommage sévèrement la flotte mongole où s’était réfugiée l’armée après la bataille. Coup fatal du destin. Devant ces lourdes pertes, les envahisseurs se replient en Corée. Ainsi s’achève la première tentative d’invasion mongole du Japon. La possible disparition du Japon s’est peut-être jouée sur un simple typhon.
C’est dans cette trame historique digne d’un film, pourtant bien réelle, que va s’inscrive celle de Ghost of Tsushima, un jeu-vidéo d’action-aventure sorti en France le 17 juillet 2020 sur PS4 puis le 20 août 2021 pour la version Director’s cut sur PS5.
Sur l’île de Tsushima, Jin Sakai est un fier samouraï, chef de son clan depuis la mort de son père à laquelle il a assisté impuissant alors qu’il était enfant. Un évènement qui ne cesse de le hanter, tant il s’en veut toujours de n’avoir pas su réagir, lorsqu’à terre et blessé, son père l’appela à l’aide juste avant d’être tué.
Orphelin, il fut par la suite élevé par son oncle Shimura, le jitô de l’île, qui lui a transmis les valeurs d’honneur, de loyauté qu’un samouraï digne de ce nom devait suivre. Notons tout de même que cet aspect est romancé, comme toujours quand il est question de samouraïs dans la culture populaire. Loin du code d’honneur qu’on leur prête, nombre de guerriers de cette époque étaient violents envers la population et inspiraient la crainte alors que d’autres étaient respectés et vénérés. Une nuance de gris souvent difficile à saisir pour les fans de cet univers.
La vie suit son cours jusqu’au jour où les habitants de Tsushima voient déferler les troupes mongoles. C’est là que débute le jeu, alors que les 80 samouraïs de Tsushima s’apprêtent à mener fièrement bataille face aux Mongols de Kothun Khan sur la plage de Komoda.
Aux cotés de son oncle et des autres guerriers de l’ile, Jin est prêt à mourir pour son « pays » ce soir-là. Le seigneur Adachi est envoyé parlementer avec le Khan mais ce dernier le tue traitreusement sous les yeux horrifiés des samouraïs.
S’ensuit alors la sanglante bataille de Komoda durant laquelle le joueur prend le contrôle du héros et est comme lui, d’un coup plongé dans un bain de sang.
Le combat provoque une véritable hécatombe du côté japonais, assez peu préparés à la puissance mongale. Les bombes explosent en cascade, fauchant plusieurs guerriers à la fois. Les autres doivent affronter des guerriers mongols en nette supériorité numérique. Au final, la quasi totalité des 80 samouraïs succombent.
« Quasi » car le seigneur Shimura est capturé, le Khan voulant négocier la reddition de l’île. De son côté, Jin se bat vaillamment mais finit abattu par une flèche. A bout de forces, il s’écroule en emportant comme dernière vision son oncle désarmé, aux mains de l’ennemi.
La bataille est finie. Sur la plage, les guerriers mongols achèvent les blessés…
Notre héros ne devra sa survie qu’à la chance et aux soins prodiguées par une jeune voleuse, Yuna, qui l’a traîné loin de la plage et caché à l’écart des combats. Quelques jours plus tard, remis sur pied, Jin apprend que son oncle est toujours en vie. Il va alors tout tenter pour lui porter secours puis réunir des alliés pour débarrasser Tsushima des Mongols.
Pour cela, il va parcourir Tsushima, passant au fil de son sabre les Mongols qui auront le malheur de croiser sa route. Ces derniers sont partout sur l’île, où ils ont établi de nombreux campements, pris possession de villages en tuant ou réduisant en esclavage leurs habitants quand ils n’ont pas simplement tout brûlé sur leur passage. Les confrontations au détour d’un chemin seront légion.
Tout au long de l’aventure, Jin viendra à la rescousse de nombreuses personnes. Yuna, pour commencer, qui l’a sauvé dans l’espoir que Jin l’aide à libérer son frère Taka, prisonnier des Mongols. Les talents de forgeron de Taka seront d’ailleurs fort utiles à Jin et Yuna sera par la suite l’une de ses plus fidèles alliées.
Jin retrouvera aussi d’anciennes connaissances avec qui il espère reconquérir l’île. Comme Dame Masako, épouse du seigneur Adachi, et seul survivante de son clan que Jin aidera à assouvir sa soif de vengeance. Ou Ishikawa Sensei, un irascible mais prodigieux archer dont l’appui sera tout autant précieux. Mais l’élève de ce dernier l’a trahi et s’est mise au service des Mongols, Jin et Ishikawa se devront alors de l’arrêter.
Jin se portera aussi au secours des habitants terrifiés qui manquent de nourriture, qui fuient sur les routes menacés par l’envahisseur, les guidant vers des refuges sûrs. Il aidera le moine-guerrier Norio à protéger des moines bouddhistes et leur temple. Dans un registre plus léger, Jin rattrapera les tentatives maladroites et bouffonnes de Kenji, un marchand de saké qui veut faire sa part dans la résistance mais finit toujours par se mettre dans de sales draps…
Mais en voulant sauver son oncle et les habitants de l’ile, Jin va réaliser qu’il ne peut faire face aux envahisseurs en combattant selon les règles du bushido qui lui ont été inculquées. Faut-il se battre avec honneur mais aller ainsi au devant d’une mort certaine ou tuer ses ennemis qu’importe la manière ? La réponse s’imposera d’elle-même face aux évènements.
Au début, Jin répugne à attaquer les Mongols en traître, à se glisser dans leur dos pour les égorger silencieusement, préférant se montrer et engager dignement le combat tel un vrai samouraï. Mais rapidement, il va s’apercevoir que cette voie présente des limites face un ennemi bien plus nombreux. Alors, il accepte peu à peu de renoncer à la noble voie du guerrier, quitte à en payer le prix.
Ce dernier sera lourd. Si les habitants de Tsushima en viennent à l’idolâtrer, lui donnant le surnom de Fantôme, Jin devra affronter le rejet de son oncle et de sa caste. « Tu n’as pas d’honneur ! » lui lancera ainsi le seigneur Shimura, déçu par celui en qui il voyait un fils, « Et vous êtes esclave du vôtre » lui rétorquera Jin dans une ultime confrontation. Dans la douleur, les chemins de l’oncle et du neveu se séparent alors définitivement.
En écho à l’Histoire, l’invasion des Mongols – et le jeu – prendra fin dans le port du village d’Izumi alors que la tempête se lève. Dans un dernier duel, Jin viendra à bout de Khotun Khan et du gros de son armée, aidé par les alliés qu’il a rassemblés et des samouraïs envoyés en renfort par le shogun. Il reste néanmoins quelques avant-postes mongols sur l’île, que Jin se fera un devoir d’éliminer. Jin n’est alors plus un samouraï, le shogun ayant dissout le clan Sakai mais il a gagné une liberté qu’il embrasse pleinement.
Immersion dans le Japon féodal
Par son level et game design, Ghost of Tsushima pousse le joueur à s’immerger dans son univers. Et qu’est-ce que c’est beau ! Contrairement à la plupart des jeux de ce genre, la carte n’apparaît pas sur l’écran. Le joueur doit ouvrir le menu pour y avoir accès ce qui l’incite à s’en passer et s’immerger pleinement dans l’instant présent. Pour rejoindre un objectif sélectionné, l’aide se fait également discrète : le joueur est ainsi guidé par le vent qui souffle dans la direction à suivre plutôt que matérialisée par une disgracieuse flèche à l’écran. Quand le joueur actionne le vent, son souffle résonne aussi via le haut-parleur de sa manette pour le plonger davantage dans l’atmosphère du jeu.
L’invitation à la contemplation quasi permanente est complétée par d’autres éléments comme la rédaction de haïkus, un type de poème court célébrant la nature et sa fugacité. Des lieux dédiés parsèment la carte et Jin y fera une courte pause, le temps de puiser de nouvelles forces dans l’observation de la nature alentours. C’est même au joueur qu’il revient de composer le haïku, selon sa propre sensibilité. Il devra choisir chacun des trois vers parmi les propositions affichées discrètement à l’écran. Jin pourra aussi se relaxer dans des onsen cachés ici et là ce qui augmentera sa barre de vie.
Au niveau du gameplay, la progression du héros se veut tout aussi réaliste que l’immersion dans cet environnement japonais : Jin ne gagne pas de niveau et aucune jauge d’expérience ne s’affiche à l’écran. Une jauge de réputation se remplit petit à petit à chaque confrontation avec l’ennemi et à chaque quête réalisée, débloquant des points de compétences que le joueur utilisera pour améliorer ses capacités et apprendre de nouvelles techniques.
De même, l’élargissement de la palette des armes à disposition de Jin suit l’avancée normale du scénario pour plus de réalisme. Jin garde ainsi le même katana tout au long de l’histoire et ne récupère un arc que lorsqu’il rencontrera Ishiwaka Sensei. Il obtient aussi de nouvelles armures en complétant des missions et non en les achetant. Aussi, au fur et à mesure que Jin tourne le dos aux méthodes des samouraïs, sa furtivité se développe. Tel un ninja, il s’équipera de kunai, de bombes fumigènes ou explosives, de pétards, d’un grappin qui lui permettront de s’infiltrer discrètement dans les camps ennemis et de se battre plus efficacement lorsque le joueur se retrouve seul contre plusieurs adversaires.
Dans le même esprit, il n’y a pas non plus de potion pour se soigner, mais une jauge de détermination (qui permet aussi d’utiliser de puissantes attaques) que l’on améliore en s’entraînant à couper des bambous tel un pratiquant d’iaidô et qui se remplit seulement en combattant. La puissance des armes et les effets des armures s’améliore via des artisans spécialisés (armurier, facteur d’arc, forgeron) que l’on paie grâce aux ressources récoltées dans le jeu (aliments, bambous, tissus en lin ou soie, bois d’if, peaux de prédateurs, or…). Là encore, le jeu récompense le joueur qui s’attardera à les rechercher dans la nature ou sur les cadavres de ses adversaires.
Enfin, tout au long de son périple, Jin mettra aussi la main sur des artefacts mongols et divers documents qui renverront le joueur à des éléments historiques véridiques. Le jeu devient alors une véritable mine d’informations.
Immersion cinématographique
En hommage assumé aux films de samouraïs, Ghost of Tsushima propose une « expérience cinéma » grâce au mode Kurosawa, du nom du célèbre réalisateur du chef d’œuvre Les Sept Samouraïs. Dans ce mode, les couleurs disparaissent au profit d’un filtre noir & blanc et l’image prend un grain rappelant celles des pellicules 35mm. Le doublage du jeu en japonais contribue à renforcer cet effet cinématographique fascinant.
Osons le dire, ce mode n’a pas été pensé pour faciliter le jeu tant l’écran perd en lisibilité mais il permettra aux joueurs à la fibre artistique de réaliser des magnifiques images grâce au riche mode photo inclus. Ghost of Tsushima est ainsi une pépite artistique à part entière.
La mise en scène des duels reprend également les codes classiques des duels de samouraïs. Les adversaires se font face dans un plan large, puis ils dégainent lentement leur sabre en plan rapproché avant de se ruer l’un vers l’autre.
Pendant un duel, il est d’ailleurs impossible pour le joueur d’avoir recours à des artifices comme les kunai ou les fumigènes. Dans ces phases de jeu, le joueur se doit respecter le bushido et de vaincre son adversaire à la loyale.
Les animations du jeu vont également lorgner du côté du monde du cinéma avec des angles de vue dignes de films historiques.
La quête des temples shinto, souvent difficiles d’accès, sera l’occasion de plans d’ensemble magnifiques sur Tsushima.
Adulé par les habitants de Tsushima qu’il sauvera, Jin sera surnommé le Fantôme, en référence à sa manière aussi discrète qu’efficace de tuer ses adversaires incapables de détecter sa présence. Sa réputation se répandra dans toute l’île, lui permettant de rallier des combattants pour combattre les troupes du Khan.
Cette réputation se matérialisera dans le gameplay avec le mode Fantôme, que le joueur ne peut activer qu’après avoir tué un certain nombre d’adversaires sans se faire toucher.
Il lui alors possible de tuer à la chaîne trois ennemis pétrifiés de peur, l’écran basculant alors dans un noir et blanc ponctué d’un éclat rouge sang à chaque mort. Un choix visuel efficace pour matérialiser la frayeur que le héros suscite. Cette touche artistique n’est pas sans rappeler la signature du film Kill Bill de Quentin Tarantino.
Malgré quelques défauts (IA des ennemis trop faible, animations faciales moyennes, quêtes répétitives…), Ghost of Tsushima réussit haut la main à plonger le joueur dans une époque historique marquante du Japon.
Le joueur prendra à cœur l’évolution psychologique de Jin, les luttes sanglantes qu’il devra mener, et les destins parfois tragiques des personnages rencontrés en route. De quoi lui donner envie d’en découvrir davantage sur ce Japon médiéval et ses trésors cachés, dont ses katana, tsuba, masques et autres éléments d’armes d’époque que nous mettons périodiquement à disposition sur Tipeee.
Si Ghost of Tsushima date déjà de 2020, il reste l’un des jeux les plus fascinants et complets à ce jour sur l’univers des samouraïs.
S. Barret