Akimitsu Takagi, sommité du roman policier sur l’archipel nippon, avait une passion plus méconnue : la photographie. Une nouvelle corde à son arc qui sera bientôt mise en lumière avec la sortie de « The Tattoo Writer », recueil de clichés inédits pris par le romancier et découvertes par le français Pascal Bagot. L’occasion d’une plongée exceptionnelle dans le monde du tatouage japonais des années 50 et 60.

Akimitsu Takagi est un des auteurs de romans policiers les plus connus du Japon. Né en 1920, il décide de se lancer dans une carrière d’écrivain à la fin des années 40…sur les conseils d’une diseuse de bonne aventure. L’homme a du talent et se fait remarquer par le grand Erdogawa Ranpo à qui il envoie une version d’Irezumi, son premier roman. Celui-ci le prend sous son aile et le recommande à son éditeur qui décide de publier l’œuvre en 1948. Immense succès, il lance sa longue carrière qui, à sa disparition en 1995, était forte de plusieurs dizaines de romans et de recueils de nouvelles.

« Selfportrait ©Akimitsu Takagi, courtesy Pascal Bagot ».

Dans Irezumi, on suit l’enquête du détective Kyôsuke Kamisu, surnommé « le Génie », alors que sont découverts les membres sectionnés d’une femme dans la salle de bain fermée d’un appartement de Tokyo à l’été 1947. La particularité de la victime ? Son corps était recouvert d’un sublime tatouage intégral, appelé Irezumi.

Autour de ce meurtre d’une brutalité sans nom s’accumulent les suspects et d’autres cadavres. Classique du polar japonais au suspense haletant, il s’en est vendu plus de 10 millions d’exemplaires à travers le monde. Il se caractérise par cette fascination de Takagi pour le monde du tatouage.  Cette passion lui vient très tôt, alors qu’il n’était qu’enfant et avait vu une femme tatouée dans un onsen (bain thermal). Elle ne le quittera jamais et il ira jusqu’à documenter le milieu underground japonais de 1955 à 1965

 

Tatouage d’or !

Muni de son appareil, Takagi prend des centaines de photos de ces œuvres d’arts qui utilisent l’encre loin du papier pour sublimer les corps. L’auteur garde néanmoins pour lui ses créations, trésors issus d’une époque où le tatouage avait encore une bien mauvaise réputation et associés pour beaucoup au monde de la criminalité et aux yakuzas. Cet art fut même interdit jusqu’en 1948 !

« Untitled ©Akimitsu Takagi, courtesy Pascal Bagot ».

En 2017, un miracle a lieu quand Pascal Bagot, journaliste français expert en tatouage japonais, découvre les photos du feu écrivain. Les yeux émerveillés et conscient du caractère extraordinaire de ce témoignage photographique rare, il décide de regrouper 130 des précieux clichés dans un livre intitulé The Tattoo Writer. Alors que la campagne de financement participatif bat son plein avec un immense succès, l’archéologue à la recherche de l’encre perdue nous en dit plus sur les circonstances de cette découverte historique. Interview.

Encre lui et moi :

Comme un enfant qui trouve le trésor qu’il ne savait pas qu’il cherchait, Pascal Bagot nous a accordé de son temps pour parler de ce projet exceptionnel qu’est The Tattoo Writer.

Mr Japanization : Comment, en 2017, un Français, certes expert dans le domaine du tatouage, se retrouve dans la maison d’Akimitsu Takagi avec ces photos inédites en mains ?

Pascal Bagot : Tout démarre avec la première traduction française du premier livre de Takagi en 2016, Irezumi, chez Denoël. Je contacte l’éditeur afin d’entrer en contact avec les ayants-droit car je souhaite en savoir plus sur le lien qui unit Takagi au tatouage – Il ne m’est pas totalement inconnu, j’ai déjà vu son nom associé à des publications japonaises spécialisées sur le tatouage traditionnel japonais. Par chance, sa fille accepte de me rencontrer chez elle à Tokyo. C’est lors de notre entretien qu’elle me confirme la passion de son père. Elle m’annonce aussi qu’il aimait la photographie et me présente alors une pile de vieux albums dans lesquels je découvre ces photographies…

 

Mr Japanization : Quel a été votre première réaction en découvrant ces clichés ?

Pascal Bagot : J’étais stupéfait, et en même temps émerveillé. Tourner les pages jaunies de ces vieux albums oubliés et découvrir en parcourant ces clichés tout un pan méconnu de l’histoire du tatouage au Japon, c’était magique ! 

 

Mr Japanization : Qu’est-ce qui vous a le plus marqué sur les photos de Takagi ?

Pascal Bagot : La période couverte et la liberté avec laquelle il a photographié les acteurs, tatoueurs et tatoués, de cette époque à Tokyo. Très peu de photographies sont arrivées jusqu’à nous montrant cet univers secret, encore très underground, marqué par une prohibition de presque 80 ans – le tatouage est officiellement interdit de 1872 à 1948. Sa volonté de documenter le tatouage de son époque m’a aussi frappé. Et puis il y a les femmes extensivement tatouées dont la présence tranche avec l’image habituelle d’un monde stéréotypé exclusivement masculin. Enfin, la qualité des images révèle le photographe derrière l’écrivain.

« Untitled ©Akimitsu Takagi, courtesy Pascal Bagot ».

Mr Japanization : Y a-t-il certains clichés qui ont bouleversé les connaissances que vous aviez sur le monde du tatouage japonais des années 50-60 ? 

Pascal Bagot : Oui, les images de la famille Horigorō, une famille de tatoueurs avec laquelle Takagi sympathise. En prenant contact avec elle, j’ai pris conscience de la précocité de l’introduction au Japon de la machine électrique occidentale, « inventée » à la fin du 19e aux US. En lui soumettant les photographies la concernant, la famille m’a appris que le père Horigorō I, tatoueur né au 19e, avait acquis une de ces machines d’un soldat étranger. Lui qui travaillait manuellement de façon traditionnelle ne s’était pas contenté de l’utiliser, il l’avait dupliquée, faisant ainsi comme tout bon artisan ses propres outils. L’usage de cette machine a ouvert l’esthétique du tatouage traditionnel à plus de détails et de sophistication.

« Untitled ©Akimitsu Takagi, courtesy Pascal Bagot ».

Mr Japanization : Pourquoi l’écrivain n’a-t-il jamais dévoilé publiquement ces clichés avant ?

Pascal Bagot : C’est une question à laquelle il est bien difficile de répondre. Takagi a-t-il oublié ces clichés après avoir cessé de photographier? Une fois pris des distances avec ce milieu, à qui aurait-il pu les confier ? A-t-il aussi souhaité préserver l’intimité de ces personnes, à une époque où l’image du tatouage était encore négative?

 

Mr Japanization : L’idée du livre a-t-elle germé spontanément dans votre esprit ou fut-elle le fruit d’une longue réflexion ?

Pascal Bagot : Elle a progressivement germé après avoir essuyé quelques refus des éditeurs que j’avais contactés…

 

Mr Japanization : Vous avez fait une sélection de 130 photos. Vous aviez combien de photos à votre disposition et comment vous avez porté votre choix sur celles-ci en particulier ?

Pascal Bagot : Il y a environ 200 photographies prises à l’aide d’un appareil moyen-format. Un appareil quasiment professionnel à l’époque qui explique la grande qualité des clichés, heureusement, très bien conservés. J’avais fait une sélection resserrée, écartant les doublons, les photos floues, mal cadrées ou anecdotiques, mais au cours d’un workshop auquel j’ai participé pour la conception de ce livre avec un éditeur spécialisé dans l’édition photographique, Fabienne Pavia (éditrice aux éditions du Bec en l’Air) m’a dit : « C’est la somme qui fait œuvre ». J’ai donc ajouté de nouvelles images qui illustrent une certaine compulsion, une soif de voir, mais aussi la volonté de documenter, d’archiver. La photographie apportait une réponse adéquate à l’une des problématiques du tatouage : comment préserver la mémoire d’un art par essence éphémère ?

« Untitled ©Akimitsu Takagi, courtesy Pascal Bagot ».

Mr Japanization : Comment s’est passé le travail de restauration ?

Pascal Bagot : Les clichés étaient en bon état. La restauration s’est faite numériquement pour les besoins du livre une fois les négatifs scannés. Les tirages argentiques proposés à la vente sont eux repiqués (avec de l’encre et un pinceau très fin) manuellement par Pilou, le tireur argentique avec lequel je travaille, et conformément à la technique d’époque des prises de vue.

 

Mr Japanization : Dans l’inconscient collectif, bien véhiculé il faut le dire par les mangas et les films japonais, le tatouage sur l’archipel est souvent, et encore plus à cette époque 50/60, associé à une idée presque romantique de la criminalité et du monde des Yakuzas. Qui sont ces personnes présentes sur les photos ?

Pascal Bagot : On y voit certains des plus grands tatoueurs de l’époque, mais aussi les membres d’un club de tatoués perpétuant l’esprit du tatouage comme il se faisait au 19e siècle dans les couches populaires de la ville d’Edo, chez les artisans ou les pompiers, avant qu’il ne soit interdit. Fondé au début du 20e siècle, ce club pourrait être le plus ancien de ce genre au monde et aurait eu par ailleurs, vraisemblablement, une politique assez stricte consistant à refuser toutes personnes exerçant des activités louches. Il se peut qu’il y ait aussi des yakuzas parmi ces photographies.

 

Mr Japanization : Lui qui était justement un écrivain de romans policiers abordant l’univers criminel, était-ce dangereux pour Takagi de se faire une place dans ce monde ? 

Pascal Bagot : Ce monde était certainement interlope, mais était-il dangereux ? C’était un milieu d’amateurs, réunis autour d’une même passion certes singulière, mais dans le respect de l’artisanat et de l’artisan. Takagi a peut-être rencontré des yakuzas dans le cadre de sa passion pour le tatouage et, si c’est le cas, je peux imaginer qu’il ait pu y trouver un intérêt pour l’écriture de ses romans.

« Untitled ©Akimitsu Takagi, courtesy Pascal Bagot ».

Mr Japanization : Est-ce que vous avez réussi à contacter des personnes présentes sur les photos qui auraient pu être toujours vivantes ?

Pascal Bagot : Non, personne. Ce sera la surprise à la publication du livre !

 

Mr Japanization : Même si vous écrivez sur le sujet dans la presse spécialisée, c’est, il me semble, le premier livre que vous publiez sur le monde du tatouage alors que vous en êtes fasciné depuis toujours. Pourquoi ? 

Pascal Bagot : Je n’ai jamais eu l’occasion de le faire et je ne voulais pas refaire ce que d’autres avaient déjà très bien fait – je pense tout particulièrement à Philippe Pons, journaliste français et auteur de la référence selon moi sur le sujet : Peau de brocart, un livre qui a compté quand j’ai commencé à m’intéresser à l’irezumi/horimono dans les années 2000. J’ai toutefois fait un documentaire en 2009 – intitulé La Voie de l’Encre –  qui à l’époque me paraissait combler un vide dans le paysage audiovisuel.

 

Mr Japanization : Pourquoi le choix de sortir le livre en autoédition ? 

Pascal Bagot : La nécessité. D’abord de vouloir faire exister ce livre et de partager ces images, qui ont d’ailleurs failli disparaître (la famille, qui n’y voyait pas d’intérêt, pas plus qu’elle ne soupçonnait les talents de photographe de Takagi sensei, prévoyait de s’en débarrasser). Comme ce projet, de niche, n’a pas intéressé les éditeurs contactés, j’ai envisagé de le faire moi-même. Les moyens d’aujourd’hui permettent de mettre sur pieds un projet comme celui-ci. J’ai ainsi réuni autour de moi une petite équipe performante (directrice artistique, chef de fabrication, labo photo, traducteurs, relecteurs, etc.) aux compétences complémentaires. Et puis, il y a la nécessité financière.

J’avais déjà dépensé une certaine somme dans mes années de recherche – sans compter le temps de travail bien sûr. Et les droits d’auteur que j’aurais perçus (8-10% du prix de vente) d’un éditeur n’auraient pas suffit à la rembourser. Je n’avais donc plus qu’à aller jusqu’au bout, d’autant plus que je connaissais la communauté à qui proposer ce livre. J’ai donc appris, lentement, et fait le travail d’édition. Une expérience très exigeante mais très enrichissante.

« Untitled ©Akimitsu Takagi, courtesy Pascal Bagot ».

Mr Japanization : A quel niveau la famille de Takagi est-elle impliquée dans le projet ? 

Pascal Bagot : J’ai bénéficié d’une liberté totale. Mme Takagi pensait toutefois au début que Lyon et Tokyo étaient des villes bien trop éloignées, cela paraissait bien compliqué, mais j’ai malgré tout pu la convaincre de me faire confiance en lui proposant rapidement de faire une exposition. Mme Takagi a finalement trouvé que je pourrais être utile dans l’organisation de l’archive de son père. Quoi qu’il en soit, la famille suit les développements de ce projet.

 

Mr Japanization : Takagi lui-même était-il tatoué ?

Pascal Bagot : Un peu, il aurait eu un motif de fleurs, de cerisier ou pivoine, tatoué à l’intérieur du bras.

 

Mr Japanization : Le livre va-t-il être diffusé au Japon ?

Pascal Bagot : Pas pour l’instant. Mais que les personnes intéressées par ce témoignage, sans équivalent connu, n’hésitent à prendre contact avec moi !

Mr Japanization : Le livre a reçu un accueil extraordinaire sur la page Ulule. Il faut dire que le tatouage et le Japon sont deux sujets éminemment populaires. Le succès de cette première incursion dans l’édition a-t-il donné naissance dans votre esprit à d’autres horizons ?

Pascal Bagot : Pas pour l’instant, mais j’espère que ce livre apportera de nouvelles opportunités et de nouvelles rencontres…

Pour soutenir et commander The Tattoo Writer qui sortira officiellement en mars 2022, rendez-vous sans attendre sur la page Ulule qui lui est consacrée. Nous ne pouvons que vous encourager à mettre la main sur cet ouvrage exceptionnel et érudit qui représente un témoignage incroyable et rare sur le monde du tatouage japonais du siècle dernier.

Nous remercions Pascal Bagot pour le temps qu’il a consacré à répondre à nos questions, avec cette passion communicative pour le tatouage japonais qui l’anime.