Junji Ito est un nom qui fait frémir tous les fans de mangas et, particulièrement, du genre « horreur ». De passage au Festival de la bande-dessinée d’Angoulême de cette année, le mangaka a donné une conférence de haut-vol pendant laquelle nous avons pu le rencontrer. Nous vous relatons enfin les meilleurs moments de son discours éclairé, en plusieurs partie tant il serait criminel de ne pas vous partager un tel trésor dans son intégralité…
Junji Ito est une sommité dans le monde de la bande-dessinée internationale. Avec des œuvres comme Tomie ou Spirale ou Gyo, le Japonais s’est offert une place de choix dans les bibliothèques des amateurs de récits horrifiques. À la faveur de nombreuses rééditions de ses œuvres en France dernièrement, il était également cette année l’un des invités d’honneur du Festival international de la Bande-dessinée d’Angoulême. Le public a pu ainsi découvrir une exposition de plus de 200 de ses planches originales pour bien ressentir au plus près le talent de cet artiste hors du commun au style reconnaissable au premier coup de crayon.
Le mangaka nous a également gratifiés de son savoir et de son expérience lors d’une masterclass qui porte ici très bien son nom. Mr Japanization était sur place pour ne pas en manquer une miette.
Des débuts dans le respect
Junji Ito est connu pour la force de son dessin, et son style est reconnaissable entre 1000. Comme beaucoup de mangakas célèbres, il ne le doit qu’à lui-même et son abnégation : « En ce qui concerne ma formation, en fait, j’ai vraiment appris en autodidacte. Je ne suis pas allé dans une école de manga où je n’ai pas eu ce type de formation. Moi, j’ai été plutôt très inspiré par certains auteurs que j’admire énormément. Donc je me suis un peu basé sur leur travail sur lequel j’ai ajouté ma touche d’originalité. À côté de ça, j’ai acheté aussi des revues de photos avec des mannequins dessus pour faire des croquis ET étudier moi-même l’anatomie humaine. »
Il commence à dessiner très tôt, vers 5-6 ans, et le premier manga qu’il lit est Miira Sensei (La Professeure Momie) de Kazuo Umezu. Dans ce dernier, l’histoire se déroule dans une école tenue par des bonnes sœurs. Une des professeurs est transformée en momie et va s’attaquer à ses élèves. On comprend donc que son amour pour l’horreur remonte bien loin. Jusqu’à l’âge de 10 ans, il dessine ainsi au crayon dans près d’une trentaine de carnets… jusqu’à ce que la tante chez qui il vivait alors lui demande de les jeter. Son instinct pour l’horreur était toutefois bel et bien réveillé.
Concours de circonstances
Junji Ito était un grand admirateur des mangas mettant en scène les yôkai, mais, plutôt que de s’inspirer de légendes japonaises préexistantes, il préfère créer les siennes. C’est ce qu’il a fait par exemple avec Tomie, cette jeune fille aussi séduisante que terrifiante. Une idée qui lui est venu alors qu’il travaillait encore en tant que prothésiste dentaire.
« Il y avait à l’époque « Gekkan Halloween », une revue que je connaissais destiné aux shôjo et cette revue a créé un nouveau prix qui s’appelait le prix Umezu. J’ai voulu participer à ce concours et j’ai donc commencé à dessiner un manga parallèlement à mon travail de prothésiste. Il y a eu deux idées de départ pour la création de l’histoire de « Tomie », c’est d’abord le fait que les lézards, quand on coupe leur queue, elle repousse. Et autre chose, c’est que quelqu’un de très proche de moi est mort du jour au lendemain et j’ai donc fait cette expérience très étrange où on n’arrive pas à comprendre que tout d’un coup quelqu’un qui était vivant jusque hier n’est plus là. Et ce refus d’accepter cette réalité-là, cette expérience qu’on fait, j’ai voulu la raconter. Je me suis demandé ce que ça ferait si quelqu’un qui est censé être mort revient parmi nous. J’ai voulu créer cette situation-là dans un manga. Je ne voulais pas que ce soit quelqu’un qui revienne sous l’aspect d’un fantôme mais qui revienne vraiment sous le même aspect que lorsqu’il était vivant. Donc ça a été les deux points de départ de l’histoire de Tomie. »
Et ainsi fut créé un des personnages les plus marquants du manga d’horreur.
Tomie : premiers pas « horrifiquement » réussis
Junji Ito ne gagne peut-être pas le concours, mais reçoit tout de même la mention honorable. Cela lui permet toutefois de publier le premier chapitre de Tomie en 1987, avec la joie de voir son héroïne sérialisée dans le magazine. Ce qu’il avait dès le départ derrière la tête : « Je pense que, quelque part, j’avais envie qu’il y ait une suite mais à l’époque où je présentais mon travail à ce concours, je ne savais même pas si je serai primé ou non, mais effectivement, j’avais fait une fin qui laissait imaginer une suite. Il y avait donc cette envie en moi dès le début. »
À l’époque, le mangaka ne s’attend pas à ce que son héroïne soit aussi bien accueillie par le public, et encore moins par le lectorat féminin : « Tomie est une femme qui est très belle et qui a en même temps un caractère absolument horrible avec un ego très fort, donc je me disais qu’elle ne serait sûrement pas aimée par les lectrices Shojo. et puis, en fait, j’ai reçu plein de lettres de lectrices qui me disaient à quel point elles admiraient le personnage de Tomie. Il y avait même des lectrices qui se déguisaient et se faisaient des cosplays de Tomie. Et donc ça a été très étonnant pour moi et effectivement Tomie a rencontré du succès auprès des lectrices. »
Selon son créateur, cela vient du fait que son personnage était quelque part un modèle de liberté : « Tomie est un personnage très égoïste qui n’écoute que ses envies et ne se laisse contrôler par personne. Je pense que c’est cette liberté-là qui a suscité l’admiration des lectrices. C’est un personnage qui est une victime et une coupable en même temps. C’est un personnage assez ambivalent. Moi, j’avais envie de créer un personnage qu’on n’aurait jamais encore vu jusqu’ici dans le manga d’horreur. Donc, oui, un personnage qui ait un ego tellement fort que même quand on la découpe en morceaux, elle se multiplie et chacune de ces Tomie a son propre ego surdimensionné. Il y a même une relation de rivalité entre elles. Elles ne supportent pas qu’il y en ait d’autres et donc, dans ce sens-là, je pense que c’était quelque chose d’assez nouveau comme personnage au départ. »
Première idée et premier succès pour le Japonais qui ne semble pas connaître la peur de la page blanche.
Le mal « un carnet »
Quand on demande à Junji quelle est sa méthode de travail, sa réponse est aussi tortueuse que ses mangas.
« Alors il n’y a pas de règles toujours identiques. J’ai différentes manières de procéder, mais la plupart du temps, dès que j’ai une idée, je la note dans un carnet. Il y a différents types d’idées, ça peut être juste une situation en particulier, ça peut être une image, une scène de climax, ça peut être une ambiance vague ou juste un mot clé. Dès qu’il y a quelque chose ou je me dis « Ah, ça pourrait faire une histoire intéressante ! », je la note dans mon carnet et puis, ensuite, je vais piocher dans ces idées-là pour les développer. Alors par exemple, si je pars d’un mot clé qui serait le rêve, dans ce cas-là, je vais d’abord lister toutes sortes de d’éléments qui sont en lien avec l’idée du rêve, puis je vais les assembler pour développer mon histoire. »
Des histoires dont il est toujours maître à bord, même si ses sujets ne sont pas toujours validés, et pas pour les raisons que l’on pourrait croire.
Censure sociale et non sanglante
Quand on connaît les figures horrifiques qui traversent les œuvres de Junji Ito, on se dit que ses éditeurs doivent parfois lui dire qu’il va trop loin. Et si c’est bien la cas, ce n’est étrangement pas pour ce côté-là de son œuvre.
« Il n’est jamais arrivé que des histoires soient censurées sous prétexte qu’elles fassent trop peur ou qu’elles soient trop cruelles. En revanche, c’est plus sur des aspects sociaux où il m’est arrivé qu’on me dise « Non, cette thématique là, ce n’est pas bien de l’aborder dans un manga. » Par exemple, il m’est arrivé d’imaginer une histoire avec un monstre qu’on appelle ROKUROKUBI. C’est un yôkai dont le cou s’allonge. Et donc j’avais imaginé une petite fille dont le cou s’allonge d’environ un mètre et qui ne s’en rend pas compte. Elle va à l’école et c’est là où ses camarades de classe lui disent que son cou s’est allongé. Là, elle se rend compte avec horreur que son cou est très long et elle crie au secours. C’est ça l’histoire que j’avais imaginée et mon tanto (éditeur) m’avait dit que ce n’était pas une bonne chose que de faire un monstre d’une minorité ou une personne en situation de faiblesse. Un personnage faible qui se retrouve comme ça sous forme de victime, c’était quelque chose à éviter et donc cette proposition n’a finalement pas été acceptée.
La discussion avec Junji Ito est fascinante, et nous vous en livrerons la suite dans une deuxième partie rapidement !