Se marier sur ordre ou vives recommandations de sa famille, c‘est une pratique qui fut commune à beaucoup de sociétés à travers les âges. Dans l’Archipel toutefois, elle se révèle riche en particularités propres à la mentalité nippone et se perpétue encore aujourd’hui sous certaines formes des plus surprenantes… Imposés par la force hier, ces mariages arrangés sont désormais recherchés par certains célibataires trentenaires désespérés.
Je n’oublierai jamais ma première expérience amoureuse avec une Japonaise. Elle avait 30 ans et rêvait sincèrement de fonder une famille comme l’espéraient tant ses parents. Malheureusement, son sacrifice perpétuel pour son emploi de cadre dans une grosse multinationale – de 70 à 80 heures par semaine – aura eu raison de notre couple comme de son envie de se compliquer inutilement la vie avec une histoire d’amour chronophage. Le travail d’abord ! Elle réalisa que ses responsabilités croissantes rendraient à tout jamais impossible la création d’un foyer équilibré. D’un commun accord, quelques semaines après notre séparation, elle se marierait avec un ami d’enfance homosexuel de manière protocolaire. Mais la chose était actée. Elle était entrée dans la ligne attendue par sa famille, et tout le monde était content. Si ce genre de mariage de façade existe toujours dans le Japon moderne, il faut remonter plus loin pour comprendre son origine.
70% de mariages arrangés après la guerre !
Au Japon, la pratique du mariage arrangé remonte au XVIème siècle dans la caste des samouraïs. Pour ceux-ci, le mariage était avant tout un moyen de conclure des alliances militaires, à la manière des mariages royaux dans l’Europe de l’Ancien Régime. Puis, par imitation des élites et de la bourgeoisie marchande, la pratique s’est étendue au reste de la population. De nos jours, une partie importante des Japonais se marient désormais par amour. Ils ont rencontré leur moitié via des connaissances communes ou au travail principalement. Mais il fut un temps pas si éloigné où l’Omiai était encore la règle. Le nombre de mariages d’amour a dépassé celui des mariages arrangés dans les années 60 seulement. Après la Seconde Guerre Mondiale, il concernait encore 70% des unions, 30% dans les années 90, puis le pourcentage est tombé à 6,2% en 2005 et 5,2% en 2015. De nombreux grands-parents japonais ont donc concrètement expérimenté cette coutume. En vingt ans, soit à peine une génération, elle est devenue marginale. Néanmoins, des milliers de mariages arrangés continuent d’être réalisés.
Mais si la pratique demeure discrètement dans certaines familles, elle a tout de même évolué au fil des siècles. Le recours au mariage arrangé vient généralement de la famille dont les attentes sont parfois élevées. Plus étonnant cependant, les futurs mariés ou leurs amis peuvent aussi en être à l’origine ! Même si la rencontre entre les jeunes gens est arrangée, les futurs époux sont aujourd’hui libres de refuser la conclusion de cette union, ce qui n’était pas le cas autrefois, surtout pour les femmes qui se pliaient aux envies des hommes. Ainsi, des japonais vont volontairement se marier et parfois même avoir des enfants ensemble sans que l’amour ne soit leur principale motivation.
Le cap fatidique des 30 ans…
De manière générale, c’est passé le cap d’un certain âge que des Japonais se tournent vers le mariage arrangé, faute d’avoir trouvé le bon partenaire « à temps ». La société japonaise est en effet sévère envers les célibataires endurcis. Il y est toujours mal vu de ne pas être marié après 25 ans, l’âge limite symbolique étant 30 ans. C’est particulièrement vrai pour les femmes au sujet desquelles un dicton populaire cruel les compare au gâteau de Noël : « Une femme c’est comme un gâteau de Noël. Frais jusqu’au 25, à chaque jour succédant, il devient moins appétissant… » est-il commun d’entendre. Par ailleurs, il existe de nombreux termes insultants pour décrire les femmes d’âge mûr qui n’ont pas été mariées au Japon. Quant aux hommes célibataires de plus de 30-35 ans qui ne sont pas fixés, ils attirent aussi la méfiance…
Dans le monde du travail, on aura tendance à penser que les hommes célibataires post trentenaires sont moins aptes à prendre des responsabilités, à travailler en groupe, à comprendre comment protéger une famille (NB : l’entreprise est aussi une famille!). Ainsi, si un homme doit hériter de l’entreprise familiale, le mariage est une étape obligatoire. Gage de stabilité, certaines entreprises prennent donc la situation maritale de leurs employés très au sérieux. Bref, être un adulte célibataire est un handicap social au Japon. Paradoxe, une large part des japonais adultes sont célibataires, ce qui n’est pas sans conséquence sur la natalité japonaise.
L’âge limite socialement tolérable approchant, la pression sociale monte chez les jeunes gens célibataires désirant se marier pour se conformer au modèle de la société. Souvent poussés par leur famille, qui parfois inscrit en cachette leur enfant dans une agence matrimoniale, ils finissent, dans certains cas jugés désespérés, par opter pour un mariage arrangé. Et la chose est plus codifiée qu’il n’y parait. La procédure requiert les services très coûteux d’un intermédiaire neutre nommé « nakôdo ». Entendez, un « facilitateur d’union » qui sera le relais de la communication entre les différentes familles. La démarche est donc hautement officielle et sérieuse.
Le travail du nakôdo
Il peut s’agir d’un amateur, souvent un proche, un membre de la famille (connu pour sa sagesse, son réseau de connaissances, son talent d’entremetteur) ou d’un professionnel venu de l’Agence Nationale de nakôdo ou d’une agence matrimoniale indépendante. Le nakôdo va rechercher tous les partis envisageables et présenter ses résultats à la famille et au/à la futur(e) marié(e) concerné(e). Chaque candidat est présenté via une fiche « shinjosho » pourvue d’une photo et de renseignements purement factuels le concernant. Une seconde fiche « rirekisho » donne les mêmes informations sur sa famille : noms & prénoms, dates de naissance, professions, niveau d’études, lieu d’habitation. Parfois on y joint des renseignements d’ordre médical, le poids & la taille et les passions du candidat. De la même manière, la famille demandeuse a fourni des fiches similaires qui seront remises à la famille du ou des candidats choisis. Une première sélection s’opère alors sur ces critères objectifs. Si tout ceci ressemble fortement à une agence matrimoniale classique, il faut bien comprendre que le but est l’union officielle et l’enfantement, non pas trouver l’amour.
Dans un second temps, les candidats sélectionnés vont faire l’objet d’une enquête approfondie (parfois confiée à un détective privé) pour vérifier la véracité des informations figurant sur les fiches et la compatibilité sociale des deux familles, un équilibre nommé « iegara ». Une fois seulement une seconde sélection opérée, il sera possible aux éventuels futurs mariés qui ne se sont vus jusque là que par photos interposées de se rencontrer pour la première fois. Cette première rencontre est organisée par l’intermédiaire, et a souvent lieu dans un hôtel ou un restaurant chic étudié pour faire naître l’étincelle. Signe de son importance, c’est d’ailleurs elle qui donne son nom à l’ensemble de la procédure du mariage arrangé, « Omiai » signifiant « rencontre pour se voir ».
Un mariage presque parfait sous le regard de la famille
Là où on comprend toute la singularité de cette pratique, la rencontre a lieu en présence des familles respectives et de l’intermédiaire qui, le premier sur place, se charge d’introduire les familles et les prétendants formellement. C’est donc un repas collectif. Familles respectives & jeunes gens vont pouvoir enfin échanger les uns avec les autres de vive voix. La décision de se revoir en tête à tête pour en apprendre davantage l’un sur l’autre appartient uniquement – en principe – aux jeunes gens. Si l’un refuse, sa famille enverra des excuses officielles via l’intermédiaire à celle du candidat repoussé. L’idée de présenter des excuses pouvant être particulièrement stressante au Japon, ce choix devra être mûrement réfléchi. Dans le cas contraire, la coutume veut que la décision du mariage soit prise au bout du troisième rendez-vous (des sorties par ailleurs scrupuleusement organisées). Alors débuteront les préparatifs de l’union qui consacrera l’avenir et le bonheur futurs des époux, mais surtout la perpétuation du clan familial.
Voilà pour la description purement formelle du mariage arrangé nippon via un organisme indépendant. Mais cette procédure contient aussi des aspects déroutants qu’il convient d’aborder. Parmi les critères principaux dans le choix d’un(e) candidat(e), le niveau d’études et la profession sont prépondérants, surtout chez un candidat masculin. La tradition japonaise encore vivace voulant qu’une épouse devienne mère puis élève ses enfants à la maison pendant que le mari subvient aux besoins de sa famille, l’importance de ces critères n’est guère étonnant ici même s’ils peuvent sembler vénaux d’un point de vue occidental. La simple appartenance à certaines universités prestigieuses est déjà un signe très important du niveau de vie et de réussite – donc de ressources – d’une personne au Japon, en particulier à Tokyo.
Face à l’importance de la perpétuation de la lignée, un(e) candidat(e) peut être écarté(e) s’il est fait mention de tares médicales héréditaires dont on craint qu’elles n’affectent la progéniture du couple. L’histoire sociale de la famille compte aussi beaucoup : avoir des ancêtres samouraïs est forcément plus prestigieux. À l’inverse, si on découvre des ancêtres coréens, aïnous ou « burakumin » (cf: notre article) dans la lignée du candidat, il y a toutes les chances que le mariage soit annulé tant la discrimination que subissent ces populations est encore vivace. Des agences matrimoniales demandent même des certificats assurant l’absence d’ancêtres burakumin dans la famille…
Un autre critère plus inattendu et sérieusement pris en compte lors d’un Omiai est l’astrologie. Au point qu’une croyance populaire voulant que les femmes nées sous le signe du Cheval vivent plus vieilles que leurs maris a fait chuter le nombre de naissances de 25% en 1966, année concernée ! La compatibilité astrologique des époux est étudiée sur un tableau décrivant les unions les plus heureuses, « astrologiquement parlant ». On consulte aussi l’horoscope chinois pour déterminer la date de l’union. Si la saison des mariages au Japon est l’automne il faut toutefois éviter la période du 10 au 17 octobre. Car tous les kamis ont alors déserté leurs sanctuaires pour se rendre au « Kamiari Matsuri » du sanctuaire Shintô Izumo-Taisha de la ville d’Izumo, festival donné en leur honneur. Impossible donc de faire bénir une union par les esprits des ancêtres et des dieux, le mariage se déroulant traditionnellement au sanctuaire shinto de la famille de la mariée.
Le poids des convenances sociales
En dehors de ces mariages arrangés très protocolaires, on retrouve également une série de mariages de convenance entre amis d’enfance ou connaissances qui partagent le même souhait de fonder une famille, garder la face devant leurs connaissances ou parfois même de gagner quelques préférences fiscales. Ceux-ci sont particulièrement difficiles à dénombrer tant ils se trouvent à mi-chemin entre le mariage et le mariage d’amour (convenu que l’amitié étant aussi une forme d’amour!). C’est autant plus vrai qu’il est de notoriété que de nombreux couples japonais partagent une vie de couple asexuée après leur premier enfant, tels de vieux amis vivant sous le même toit. De nombreux motifs existent donc à ces unions hors normes, mais ces mariages arrangés sont le plus souvent motivés par une envie commune de faire bonne figure en société. Pour celles qui se moquent du protocole et des convenances sociales, il est même possible de réaliser une fausse cérémonie de mariage avec un acteur masculin, histoire d’avoir la chance de vivre ce moment unique une fois dans sa vie.
Que ce soit en ce qui concernent les discriminations, l’importance accordée au statut social ou les croyances populaires qui lient les Japonais à la religion et à l’astrologie, la pratique du mariage arrangé au Japon est finalement assez révélatrice des aspects de la société nippone dans ce qu’elle a de plus fascinant, d’étonnant mais aussi de plus oppressant pour les jeunes adultes. Du moins jusqu’ici ! Car la nouvelle génération, autant animée par une volonté de liberté qu’influencée par le softpower occidental, aspire à goûter tant aux joies de l’amour qu’à un célibat reposant et sans risque. Quel étonnant pays en transformation perpétuelle.
S. Barret
Sources : clickjapan.org (1) (2) (3) / ameliemarieintokyo.com / nippon.com / jpninfo.com