Besoin d’un confident ou de compagnie mais vous n’avez pas d’amis ? Sur Tokyo, c’est la normalité pour un nombre écrasant de personnes, conduisant parfois à l’isolement et le décrochage social. Un Japonais a trouvé la solution : « l’Ossan », cet homme d’âge mûr – dans la moyenne – qui sera à votre écoute pendant le temps qu’il vous sera possible de payer. Un moyen – plutôt triste avouons-le – de lutter contre la solitude mais qui en dit long sur le profond manque de sociabilité des Japonais.
Cette semaine, nous nous rendions à un live-show dans un cabaret de Shinjuku. La plupart des spectateurs étant venus seuls, de parfaits inconnus se retrouvaient ainsi autour de différentes tables avant le spectacle. Quelle surprise d’observer pendant 30 minutes un bar parfaitement silencieux. Personne ici ne communiquait. Étaient-ils rongés par la timidité ? la peur ? de quelconques excuses culturelles ? N’avaient-ils rien à se dire ? Ainsi, nous l’observons régulièrement, quand les Japonais ne se connaissent pas, la communication semble parfois très difficile à ouvrir, personne n’osant faire le premier pas (NB : non, les bars anglais de Tokyo ne font pas référence de la population au Japon).
Pas étonnant, dans un tel contexte, de voir le capital s’emparer du marché de la solitude. Ainsi ont vu le jour les Ossan, ces hommes de compagnie, asexués, qui proposent leur service de communication. Contrairement aux jeunes lycéennes du JK Business, il ne s’agit véritablement pas de prostitution déguisée. L’objectif est clair et les contacts physiques strictement interdits dans le contrat. Le prix défie d’ailleurs la concurrence. Contre une rémunération de 1 000 yen par heure en moyenne, des hommes à la quarantaine passée loue leur compagnie à qui en a besoin.
Le rôle de l’Ossan (qui signifie « oncle ») peut simplement se borner à être celui d’un confident attentif et bienveillant. Cela peut surprendre qu’on aille confier des secrets intimes à un inconnu, mais paradoxalement, au Japon, cela est plus facile que de s’ouvrir à un proche. L’archipel nippon est un pays où les relations (surtout au travail) sont très hiérarchisées, codifiées, observées.. Il est assez mal vu de montrer une faille, donc d’exposer ses sentiments ouvertement. C’est le fameux contraste Honne (ce que l’on garde pour soi) et Tatemae (ce que l’on montre en public). De ce fait, une personne peut facilement se retrouver seule avec un problème qu’elle n’arrive pas à gérer sans savoir à qui demander conseil. Son patron ou des collègues ? ce serait avouer une faiblesse. Sa famille ? ce serait l’inquiéter. Dans les deux cas, jeter la honte sur soi…
Dès lors, l’Ossan apparaît comme une solution idéale pour les personnes en ayant les moyens. Autour d’un verre dans un bar, ou d’un café, il écoutera son client attentivement sans le juger. Et ce dernier ne ressentira pas de honte à se confier à lui justement car ils n’entretiennent aucun lien social et ne se reverront pas. Homme d’âge mûr, il fera profiter son client de son expérience de la vie pour lui venir en aide. D’une certaine manière, on peut alors rapprocher le rôle de l’Ossan de celui d’un psychologue (sans dimension médicale) ou d’un coach de vie, voire d’un assistant social d’un genre particulier.
Mais on ne loue pas seulement un Ossan pour se confier à lui. Certaines personnes désirent simplement avoir quelqu’un qui les accompagne lors de leurs sorties pour leur tenir compagnie ou qui se fera passer pour un petit-ami voir un père. Des gens choisissent aussi un Ossan ayant une passion en commun avec eux pour pouvoir échanger dessus. Le créateur du premier site de ce genre (gérant 80 Ossan dans 36 villes), Takanobu Nishimoto, se déclare même surpris par la clientèle qui a recours aux services de ses Ossan. Alors qu’il pensait surtout voir des jeunes hommes en quête de conseils d’une figure paternelle ce sont principalement des femmes (80%) qui sont ses clientes. Depuis le lancement de son site en 2012, M. Nishimoto a été « loué » plus de 5 000 fois et organise 10 000 rencontres par an. Preuve qu’il répond à une demande bien réelle.
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D’après notre propre expérience au Japon, nombre de femmes japonaises se plaignent de devoir faire constamment bonne figure, en particulier auprès de leurs amies. Elles ne peuvent le plus souvent pas exprimer leurs problèmes personnels, soucis de couple, expériences malheureuses, harcèlement sexuel et frustrations au travail. Il faut maintenir les apparences du bonheur et de la réussite sociale. Ne parlons même pas d’une situation de divorce qui peut être un évènement destructeur dans la vie d’une femme japonaise, au point où certaines d’entre elles décident de soudainement couper les ponts avec leurs proches. On comprend pourquoi ce service particulier fonctionne si bien.
Dans tous les cas, un Ossan doit présenter des qualités d’écoute, de facilité à parler et être capable de se mettre à la place de son client pour répondre à ses besoins. Sont populaires les hommes d’expérience ayant traversé des épreuves difficiles tel un divorce qui pourront mieux comprendre des clients dans une situation similaire. Ceux qui présentent une allure bienveillante sont aussi particulièrement appréciés. Finalement, c’est un peu « sortir du Japon » – en matière de communication – tout en restant au Japon.
Si la beauté peut être un atout, elle n’est jamais un critère déterminant. La plupart des Ossan sont recrutés pour discuter mais 30% des clients de Nishimoto font aussi appel à eux pour de l’aide manuelle, comme déménager des meubles, effectuer des tâches ménagères ou patienter dans la file d’attente d’une boutique. Être Ossan signifie donc aussi être polyvalent !
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Du coté de l’Ossan, un tel rôle est valorisant, il est l’occasion de regagner ce que certains appellent un « honneur perdu ». Dans la société japonaise d’après-guerre, les hommes qui ont un bon travail, un bon salaire, un dévouement pour son entreprise (bref le salaryman modèle) incarnaient un idéal de virilité à atteindre : l’équilibre économique parfait. Mais suite à la crise économique des années 90, celle de 2008 et la catastrophe de Fukushima, de nombreux hommes d’âge moyen ont perdu leur précieux travail et ont rejoint les rangs des travailleurs précaires embauchés pour des contrats courts ou à temps partiel.
Ces hommes là se retrouvent alors socialement dépréciés par leurs compatriotes qui les regardent avec mépris, alors que la même situation leur pend au nez tant la précarisation du travail est générale. La figure de l’homme mûr bedonnant, célibataire et aux cheveux grisonnants est même devenue sujet de moquerie. Certains de ces hommes devenus Ossan en complément d’un autre job précaire estiment ainsi que cette activité leur redonne de la valeur aux yeux de la société. Mais elle redonne aussi de l’estime à leur propre égo. Quel paradoxe de les voir soutenir des individus insolés et stressés par les affres du salariat, toujours bien ancrés dans le monde classique du travail moderne.
S. Barret / Mr Japanization
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