« Jizo » est un manga touchant qui ne vous laissera certainement pas de marbre. Il est même fort possible que son histoire vous fasse lâcher quelques larmes… Une plongée à la fois fine, intimiste et éprouvante qui nous parle de la mort et de cet espoir que l’on peut parfois garder de penser que ceux qui nous quittent vont bien où qu’ils soient…
Il y a plusieurs années de cela, la compagne japonaise de Poulpy faisait une fausse-couche. Un moment très éprouvant tant pour elle que pour moi, devant la perspective tragiquement échouée d’un enfant qu’on attendait tant. L’évènement mettra dans la foulée brutalement un terme à notre relation, avec une demande formelle de sa part : « Chaque année à la date programmée de sa naissance, tu feras une prière pour ce petit tanuki qui n’aura jamais vu le jour ». Un acte ritualisé au Japon autour de la figure du Jizô, ces petites statuettes dont le sourire cache un secret douloureux.
Jizo, sorti chez Glénat fin 2020, suit l’aventure d’Aki, un jeune garçon qui se réveille sur le banc d’un parc. Il voit bien qu’il est dans la ville dans laquelle il habite mais n’arrive pourtant pas retrouver son chemin. Tout le monde semble l’ignorer si ce n’est Jizo, un enfant mystérieux. Celui-ci le prend sous son aile et lui promet de l’aider. Aki a pourtant du mal à lui faire confiance même s’il découvre rapidement que des dangers bien plus grands rodent autour de lui.
Une collaboration inédite
Jizo est né d’une rencontre incongrue entre Mato, une jeune illustratrice japonaise et Mr Tan alias Antoine Dole. Le Français a déjà une carrière longue comme le bras. Écrivain et scénariste de manga (4Life), il est avant tout connu chez les plus jeunes pour avoir créé la BD Mortelle Adèle qui s’est déjà vendue à plus de 10 millions d’exemplaires. Amoureux du Japon, il en avait fait le lieu d’un de ses romans, le bien nommé Ueno Park. Ce n’est pourtant pas tous les jours qu’une alliance franco-japonaise donne naissance à une œuvre, et encore moins à un manga. Pourtant, tout s’est fait comme une évidence, comme l’expliquait le scénariste à nos confrères de Coyote Mag lors de la sortie de l’ouvrage :
Nous ne parlions pas la même langue, nous avons grandi dans deux cultures différentes, et c’est assez magique de voir comment nos sensibilités se sont liées et se sont répondues. Je crois que dans la vie, ces hasards-là n’existent pas…
Les dessins de Mato sont aussi simples que réussis et donnent par à-coups quelques frissons horrifiques quand la sorcière s’invite dans ces cases, rappelant celles que l’on retrouve dans les œuvres d’Hayao Miyazaki. Car Jizo n’est pas aussi enfantin que l’on pourrait le croire, bien au contraire.
Attention ! La suite de l’article contient des spoilers sur l’histoire !
Jizo : pour mieux accepter l’inacceptable ?
Mr Tan souhaitait, avec cette bande-dessinée, parler d’un sujet grave en prenant en toile de fond un des symboles les plus forts du folklore japonais.
C’était l’occasion de rendre un hommage respectueux aux croyances que les Jizo, ces petites statuettes mignonnes et douces, incarnent.
Comme nous vous le confions dans un article qui leur est consacré, les Jizo sont en effet ces statues souriantes que vous pouvez parfois croiser au bord des routes japonaises, dans les temples et autres sanctuaires. Elles sont les symboles d’esprits protecteurs dont une des missions est de veiller sur les jeunes enfants qui ont trouvé la mort trop prématurément. Ces êtres surnaturels les aident – et nous aident – à trouver la paix de l’âme mais aussi à survivre aux démons qui hantent le monde invisible. Ces statues cachent une grande peine et aident les parents dans leur deuil d’une manière spirituelle. Une culture unique au monde qui a attiré l’auteur afin d’aborder le difficile sujet de la mort.
« La relecture japonaise y apporte quantité de nuances que je trouve particulièrement éclairantes. J’aime la notion d’incarnation, si présente dans le folklore japonais, par le biais des créatures et de leurs pouvoirs surnaturels. C’est une chouette occasion de dire comment nos existences se déforment au fil des évènements, nous transforment et nous poussent à nous réinventer… »
Aki aussi va ainsi devoir apprendre à se réinventer.
Une souffrance au-delà des réalités
Ici se cache le dilemme entre mystère et vérité.
Vous comprendrez en effet assez rapidement qu’Aki est décédé et que sa quête sera avant tout de l’accepter. Même s’il n’a de cesse de répéter qu’il veut retrouver ses parents, il voit bien que le monde dans lequel il s’est réveillé n’est pas celui qu’il connaissait avant. Même s’il lui ressemble beaucoup, il est impossible au jeune garçon d’y interagir avec les autres humains qu’ils croisent, à l’exception de Jizo. Ce dernier le protège d’une sorcière qui vient la nuit et se nourrit des enfants perdus. Plein de pudeur dans son approche, il ne veut pas brusquer celui qu’il protège et veut lui dévoiler son décès avec délicatesse. Comment annoncer à un enfant en détresse qu’il ne reverra plus ses parents ? Ici se cache le dilemme entre mystère et vérité.
Jizo contient des moments très durs quand il nous parle de deuil brutalement imposé aux parents d’Aki. Nous découvrons alors le drame qu’ils vivent, les conséquences malheureuses qu’il a sur leur couple et comment ceux-ci gèrent cette épreuve qui semble pour le moins insurmontable. Parfois, la douleur est trop forte. Certains passages sont bouleversants et sublimés par la belle plume de Mr Tan et le fin découpage de Mato.
On y parle de douleur, de culpabilité et de lieux tellement chargés en souvenirs qu’ils en deviennent des tombeaux. Alors on se projette dans nos propres vies, nos expériences douloureuses qui, paradoxalement, font de nous des humains complexes. C’est dans ces moments-là que ce manga nous touche le plus profondément. Tout à coup, Jizo ne parle plus seulement à Aki mais s’adresse également à nous, lecteurs. Mais s’il y a une infinie mélancolie dans les planches de cette œuvre, on y invite aussi l’espoir pour mieux nous faire sourire.
De l’amour derrière chaque étoile
Jizo nous donne effectivement envie de croire en quelque chose qui va au-delà de nos réalités et du visible. Si nous avons besoin de signes, il nous dit que nous saurons les trouver, que ce soit dans la caresse d’un vent soudain ou dans une étoile qui semble briller plus que les autres. Tout cela n’effacera pas les drames vécus, mais peut néanmoins nous permettre de mieux les accepter en temps voulu, comme Mr Tan l’expliquait à la presse :
« Tout du long de l’écriture de cette histoire, j’ai gardé espoir. Accompagner un personnage, c’est lui tenir la main. Je me suis attaché à Aki, parce qu’il dit quelque chose de notre enfance à tous, de ce moment tant redouté où il faut dire au revoir, à notre enfance, à ce qu’on a été, à ce qu’on aurait aimé, à ceux qui disparaissent. Et jusqu’au bout j’ai voulu l’emmener à un endroit de sa trajectoire où il serait en paix avec ça. C’est comme ça que l’on passe au travers de la vie et de tout ce qu’elle a de difficile: en gardant l’espoir qu’il existe, quelque part, quelque chose de plus grand que nos douleurs. »
Aki va, lui, pouvoir se libérer de ses souffrances en comprenant que l’amour de sa mère le suivra partout où il ira. Cet amour justement au-delà de la mort est très important pour les Japonais. C’est aussi pour cela que nous trouvons dans de nombreux foyers des hôtels pour leur rendre hommage et continuer de penser à eux aux quotidiens. Un moyen également d’exorciser les disparitions d’êtres chers qui, même s’ils ne sont plus là physiquement, continuent de nous guider à travers les souvenirs que nous avons d’eux. Une des idées qui ont justement motivé l’auteur dans la confection de son récit.
« Alors je crois que, dans le fond, ce que j’ai souhaité faire avec Jizo, c’est écrire un récit sur la façon d’affronter nos douleurs et de nous libérer d’elles pour aller de l’avant. Écrire une histoire qui nous apprendrait à allumer des étoiles dans le ciel le plus noir, pour toujours parvenir à trouver un chemin. »
Jizo est un manga qui ne vous laissera pas indifférent et vous touchera directement au cœur et à l’âme. Ce n’est pas une lecture légère mais elle vous fera pourtant vous sentir mieux quand arrivera la dernière de ses 240 pages. Une belle œuvre intimiste et juste que vous prendrez même probablement plaisir à relire de temps en temps, comme Look Back dont nous vous parlions il y a peu. Une chose assez rare qui montre la grande qualité et la cohérence de ce manga bien plus riche et profond qu’on pourrait le penser. Depuis, Mr Tan et Mato ont retravaillé ensemble sur Ningyo dont nous vous parlerons très bientôt sur Mr Japanization.
Vous pouvez découvrir gratuitement les premières pages de Jizo. Le volume entier est disponible au prix de 10,75€.
Mr Japanization & Stéphane Hubert
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