Si vous êtes amateur d’art japonais, ces deux personnages qui se ressemblent comme deux gouttes d’eau vous disent forcément quelque chose ! On les croise régulièrement sur les tapisseries, les Ukiyo-e ou encore sous forme de netsuke, mais leur histoire reste méconnue. Pourtant, ces êtres jumeaux à l’air malicieux ont un message puissant pour le monde actuel…
Connus au Japon sous le nom de Kanzan et Jittoku, ces deux personnages sont des figures populaires de l’art zen. Nous avons d’abord découvert ce drôle de couple d’amis un peu par hasard sur un tsuba antique datant de l’époque d’Edo. Puis, nous avons commencé à les repérer un peu partout sur des objets très anciens. Et à y regarder de plus près, ces deux curieux personnages importés de Chine il y a très longtemps ont traversés toutes les époques depuis le Japon féodal jusqu’à se faire oublier… Jusqu’à aujourd’hui ?
Qui sont Kanzan et Jittoku ?
Kanzan 寒山 et Jittoku 拾得 (Hanshan et Shide en chinois) sont deux figures chinoises importantes de l’art Zen. La façon dont ils sont représentés dans les arts diffère selon les artistes, mais en général il est très facile de les reconnaître grâce à leur kimono miteux et leur sourire inspirant la bonne humeur et la malice. Leur apparence est généralement assez disgracieuse. Alors pourquoi sont-ils autant représentés dans l’Art japonais ?
Kanzan, dont le nom signifie « montagne froide », est un poète zen qui cherche son inspiration dans la nature. Bien qu’ils se ressemblent énormément, on le distingue facilement de Jittoku car il tient toujours dans ses mains un rouleau de parchemin.
Jittoku est quant à lui un employé du temple Guoqing, situé sur le mont Tiantai, où les deux compères résident. C’est pour cette raison qu’il est souvent représenté tenant un balai pour rappeler sa condition précaire. Son nom peut se traduire par « enfant trouvé » car il fut tragiquement abandonné à la naissance et recueilli par Bukan, un moine du temple dont nous reparlerons un peu plus loin… Kanzan n’est pas le seul à rédiger des poèmes puisque Jittoku aime lui aussi en composer, surtout en sa compagnie.
On pourrait facilement penser que ces deux acolytes sont des frères jumeaux tellement ils se ressemblent, mais en réalité ils sont simplement de très bons amis qui partagent tant de choses qu’ils finissent par se ressembler. Partageant une grande passion pour la nature, ils aiment se retrouver pour déjeuner dehors et observer le monde vivant, au calme. Comme Jittoku travaille dans les cuisines du temple, il en profite généralement pour « emprunter » de la nourriture et la partager avec son ami. Une fois réunis, Kanzan et Jittoku en profitent alors pour discuter, composer des poèmes et s’amuser tout en admirant la beauté de la nature environnante. Une vie incroyablement paisible et simple, loin du bruit de la ville et des ambitions financières des autres hommes.
Kanzan et Jittoku sont censés avoir vécu pendant la dynastie Tang (618-907). On ne sait pas avec certitude si les deux amis ont réellement existé, mais ce qui est sûr c’est que les poèmes qu’ils sont censés avoir composés existent et qu’ils furent étudiés par de nombreux moines zen au cours du temps. Il est d’ailleurs toujours possible de trouver leurs poèmes, souvent compilés ensemble dans d’anciens livres oubliés.
Outre leur passion commune pour la nature, il semblerait que les deux amis aient aussi un penchant pour les « bonnes blagues » et que leur cible préférée soit les autres moines du temple qu’ils piègent volontiers. Kanzan et Jittoku trouvent leurs compagnons bien trop sérieux et s’amusent beaucoup à les tourmenter gentiment, pour leur faire comprendre qu’il est parfois bon aussi de profiter de ce qui nous entoure, et non pas simplement de vouer sa vie au travail.
Leur popularité était telle à travers l’histoire qu’ils furent également associés aux divinités bouddhistes Monju (Kanzan) et Fugen (Jittoku), deux bodhisattvas qui symbolisent respectivement la sagesse et les pratiques bouddhistes.
Kanzan et Jittoku dans l’art zen
Pour résumer assez simplement le Zen (chan en chinois), il s’agit d’une branche du bouddhisme mettant l’accent sur la méditation, dans une posture assise. De nombreux arts japonais comme la poésie, la peinture ou encore le jardinage ont été influencés par des concepts mis en avant par le Zen. Citons par exemple : le calme, la simplicité, la contemplation ou encore le fait que le corps ne doit faire qu’un avec l’esprit.
Sachant cela, on comprend facilement pourquoi la bonhomie et l’amour simple envers la nature de nos deux personnages inspirent les artistes japonais depuis le 13e/14e siècle. Même s’ils peuvent sembler à première vue être en décalage avec les très sérieux moines du temple et la population de samouraïs avides de pouvoir et mus par un fort sens de l’honneur, nos deux compères semblent se satisfaire d’une vie simple loin du bruit du monde. C’est ainsi qu’ils donnent parfois l’impression d’être les premiers marginaux de l’Histoire, ne voulant pas s’intégrer à une société qui, déjà, était terriblement violente pour des questions de pouvoir et d’argent.
Ainsi Kanzan et Jittoku sont devenus les personnages d’un nombre impressionnant d’estampes, de tsuba de samouraï et d’autres éléments culturels nippons. Il existe même des parodies d’eux, comme par exemple une œuvre datant d’Edo qui représente un couple marié à leur place : l’homme portant le rouleau et la femme le balai. Parmi les représentations plus classiques que l’on peut trouver de Kanzan et Jittoku, celles de Sesshû Tôyô (époque de Muromachi, 1336-1573) ont pour particularité de montrer nos deux amis avec un air particulièrement espiègle et farceur. Itô Jakuchû 伊藤若冲(1716-1800) quant à lui se focalise davantage sur les personnages, omettant volontairement de mettre un arrière-plan faisant référence à la nature.
Kanzan et Jittoku sont souvent représentés avec un parchemin et un balai, comme nous avons pu le voir. Si ces deux objets sont bien évidemment associés aux métiers de nos deux amis, ils font également référence à des symboles importants du Zen. Si l’on fait bien attention, on s’aperçoit que le parchemin que tient Kanzan dans ses mains est souvent blanc. C’est une référence au fait que dans le bouddhisme zen, la nature est plus importante que les mots. C’est la contemplation du vivant qui permet l’écriture. Quant au balai de Jittoku, il symbolise un autre élément fondamental du Zen, le fait de nettoyer son âme des impuretés de la vie.
Les quatre dormeurs
Même s’ils sont très souvent représentés à deux, Kanzan et Jitokku sont parfois accompagnés par un autre moine et un tigre. Le moine se nomme Bukan (Fenggan en chinois), il est celui qui a recueilli Jittoku quand il était petit et qui l’a élevé au sein du temple. Bukan, comme ses deux amis, compose lui aussi des poèmes en relation avec l’esprit zen.
La présence du tigre, une créature dangereuse pour les guerriers de l’époque, sert à renforcer l’idée que les humains peuvent cohabiter en pleine harmonie avec la nature. C’est aussi pour cette raison que les quatre personnages sont soit représentés dans un cadre idyllique, soit en train de dormir paisiblement au côté du féroce félin. Le calme, la patience et l’amour, arrivent à triompher d’un danger pourtant mortel pour les plus féroces samouraïs de l’époque.
Nous avons, comme d’autres avant nous, développé une forme de sympathie pour ces personnages entre mythe et réalité, qui font parfois penser à Sam Gamegie et Frodon Sacquet : deux amoureux de la nature liés d’amitié ne cédant à aucune soif de pouvoir. Selon la sagesse de l’observateur, on peut y voir simplement des marginaux un peu fous… ou bien deux génies ayant parfaitement intégré l’esprit zen et compris le sens profond de l’existence, se jouant d’un monde dont l’esprit est empoisonné par le recherche de pouvoir et le besoin de contrôler la nature par la force.
Kanzan et Jittoku nous invitent ainsi à nous confronter à la signification fondamentale de notre existence… ni plus, ni moins. Voilà peut-être, en ces temps incertains, une très bonne raison de les ressusciter à travers le message à contre-temps qu’ils nous livrent : vivre mieux avec moins est la voie du bonheur, mais aussi une piste, à l’heure de la crise écologique, pour sauver notre monde en perdition.
Image d’en-tête : Kanzan et Jittoku par Sesshû Tôyô, source : commons.wikimedia.org
Claire-Marie Grasteau