C’est au détour d’une écoute de Claude Debussy que l’on peut pleinement apprécier le travail de l’artiste peintre japonaise Hirabayashi Takahiro… Des visages féminins au regard perçant qui se tiennent là, imperturbables, aussi réalistes qu’insaisissables : entre peinture et apparition divine. Présentation de ces « filles aux cheveux de lin » au réalisme époustouflant.
Debout, devant le pinceau de Hirabayashi Takahiro, apparaît systématiquement une ravissante « fille aux cheveux de lin » dont Debussy faisait l’hommage musical. La nature l’entourant aux reflets du Japon, elle laisse vagabonder son regard vers le grand rien quand elle ne nous dévisage pas fixement, toujours avec cette mélancolie qui transpire de chaque portrait.
Peut-être s’agirait-il d’une invitation à la redécouverte du visage féminin dans ces portraits à mi-chemin entre la photographie et l’œuvre picturale, tant le réalisme en est surprenant ? Une sorte de déification du visage humain à travers des contrastes polychromes ternes mais enjoués d’une pointe de clarté. D’ailleurs, le niveau de détail et de réalisme dont nous abreuve l’artiste relève pratiquement du divin. Nous voilà totalement séduits. Immersion dans cet univers aussi doux que puissant.
Qui est Hirabayashi Takahiro ?
Hirabayashi Takahiro est une artiste peintre née en 1984 à Nagano-shi (長野市), au Japon. Elle vit aujourd’hui dans l’effervescence de Tokyo où elle a été diplômée d’art en 2011 et d’où elle organise ses nombreuses expositions en galerie, à travers l’archipel. Si la capitale opère sa propre influence sur son travail, à travers quelques références à la pop culture et la profusion des rencontres, son talent est avant tout imprégné de la transcendance spirituelle qui émane des contrées naturelles du territoire.
Et peut-être l’histoire de sa région natale n’est-elle pas tout à fait étrangère à l’intérêt qu’Hirabayashi-san porte au sacré, puisque la ville de Nagano s’est originellement formée autour d’un temple bouddhiste qui surplombait les vallées vertes et fluviales des alentours : le Zenkō-ji (善光寺, Temple de la bonne lumière).
Du passé de cette ville à laquelle elle reste profondément attachée, l’artiste peintre retient en effet deux formes d’arts japonais qui l’ont marquée et dont elle tire le sens de sa créativité : les poteries de l’ère Jomon et les statues Dosojins.
La période mésolithique de Jōmon (縄文時代) est l’une des quatorze ères de l’histoire du pays. Allant de – 13 000 à – 400 av. JC, sa culture est considérée comme la première à avoir découvert et pratiquer la poterie. Hirabayashi Takahiro vit chaque rencontre avec ces sculptures à travers la même intensité et passion qu’elle requiert pour peindre : « Il y a des milliers d’années, les poteries Jomon ont été fabriquées par des ancêtres qui vivent au même endroit que moi… Je ressens non seulement une énergie de vie, mais aussi une intelligence avancée et symbolique forte. Bien qu’ils vivaient dans ce monde il y a longtemps, ils ne sont pas différents de moi et j’imagine le monde antique à partir de ces reliques ».
Quant aux statues Dosojins (道祖神), elles représentent des divinités protectrices. Littéralement « kamis de la route », elles étaient initialement priées par les shintoïstes dans le Kantō, sur l’île Honshū d’où vient justement Hirabayashi-san, afin de contrer les esprits et épidémies. Une telle statue se glisse par ailleurs au tout début du Voyage de Chihiro de Miyazaki…
L’artiste nippone raconte avec émotion comment elle a, un jour, croisé une de ces divinités : « J’ai trouvé une statue de pierre dans un passage à niveau, alors que tout le monde était plongé dans un sentiment de tristesse dû au grand tremblement de terre de l’est du Japon. Malgré la pénurie de tout, des offrandes (comme des fleurs et de la nourriture) lui étaient offertes. Les gens prient des statues de pierre pour leur la sécurité, la prospérité des descendants, etc. Et les statues de pierre les regardent depuis longtemps. J’ai été impressionnée par le fait qu’elles continuent d’être un soutien émotionnel pour les gens modernes ». De cet épisode, et de l’atmosphère spirituelle et sacralisante du Japon dont elle se sent proche, Hirabayashi Takahiro extrait l’envie ultime de peindre :
« J’ai décidé de faire des œuvres comme celles-là ».
Les œuvres : des nymphes japonaises aussi complexes que le monde
Hirabayashi Takahiro n’a pas seulement transporté la spiritualité animiste et artistique du passé nippon à son époque, mais s’est faite peintre d’une nature féminisée, aussi forte et stable que vulnérable et délicate, profondément ancrée, mais dotée de la douceur inestimable de l’évidence. Les femmes qu’elle peint sont ainsi semblables à des nymphes, ces divinités de la mythologie grecque et romaine, faisant entièrement corps avec la nature, la redevenant pleinement.
Quelques figures légendaires du Japon pourraient par ailleurs se rapprocher de près de ce mythe. Parmi elles, celle de la populaire Nymphe céleste, cette jeune enfant découverte à l’intérieur d’une tige de bambou dont Isao Takahata a adapté l’histoire à travers sa célèbre Princesse Kaguya (かぐや姫の物語, Kaguya-hime no monogatari), produite par les Studios Ghibli. Le Japon compte également l’image de la femme-cygne évoquée par le recueil du Kojiki (古事記, « Chronique des faits anciens ») et traditionnellement représentée par le théâtre nô, comme dans la pièce classique Hagoromo (羽衣, Le manteau de plumes) : grâce à une cape, des femmes divines se transformaient en cygne pour rejoindre le monde terrestre où l’amour les attendait quelquefois…
Pour notre artiste japonaise : « Les esprits de pierre sont des êtres qui se situent au centre de tout (humain, animaux, plans, phénomènes naturels, etc. y compris l’existence invisible), car ils sont vénérés aux croisements et frontières du monde, là où tout existe. Et, parce que les esprits de pierre sont liés à l’ère Jomon et à notre spiritualité, ils sont l’existence centrale de la connexion temporelle. En d’autres termes, ils se tiennent à l’endroit où les traces de chaque vie sont accumulées ». Et c’est bien de cela qu’il est question dans ses portraits : du lien entre les choses du monde à travers la nature, la féminité et l’abîme infinie et vertigineuse du regard.
« Je peins tous les jours, en réfléchissant à comment faire des œuvres d’art pareilles aux esprits de pierre et aux poteries Jomon »
La peintre explique comment elle y parvient chaque jour un peu plus. Si ses représentations hyper-réalistes ont l’allure de statues aussi fixes que rayonnantes, voire diffuses, c’est parce qu’elle les peint comme elle sculpterait une pierre translucide et luminescente : avec minutie, dans le détail et en confrontant les volumes figés de ses muses avec un décor naturel et vivant, coloré.
Pour ce faire, Hirabayashi Takahiro ne se contente pas de peindre mais suit également les traces du passé, attentive aux échos des mondes anciens qui lui parviennent et qui sont intemporels : « En allant dans les petits villages agricoles de mon enfance, nous pouvons trouver des sanctuaires et des statues de pierre. Bien qu’ils soient très petits et simples, la foi des villageois en eux est très forte. Ils se tiennent dans le paysage ordinaire. Ils veillent sur les gens depuis des centaines d’années. Les gens les prient pour leur sécurité, leur santé, la prospérité de leurs descendants, etc.
En lisant des ouvrages sur l’ethnologie et l’archéologie, je fais des recherches sur la manière dont ces statues et sanctuaires en pierre ont été traités tout au long de l’histoire de l’humanité et sur leurs existences pour les hommes modernes. En plus de cela, je vais à la campagne et je prends des photos de paysages. Je ressens non seulement de la nostalgie, mais aussi des liens et les souhaits des gens. Quand je peins, j’utilise ces photos ».
De son amour pour l’histoire ancestrale du Japon, l’archéologie, l’anthropologie et les créations divines qui ont concentré les croyances de habitants, Hirabayashi Takahiro tire son style profondément touchant : des visages pétrifiés, au regard abyssal, plongés dans un décor naturel intemporel et libre. De l’autre côté du miroir de notre monde, peint avec une précision millimétrée, se trouve cette artiste qui nous attire vers les frontières spirituelles de notre existence grâce à des visages familiers, et pourtant irrémédiablement surnaturels.
Source : https://www.instagram.com/hirabayashitakahiro/ / @Hirabayashi Takahiro art
Site internet de l’artiste : pipirumapipiruma.web.fc2.com/index.html
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