Les clichés occidentaux ne sont pas toujours tendres avec les geishas qui sont trop souvent réduites à tort à des prostituées ou des escort-girls de luxe. Et pourtant, riches d’un cheminement culturel élaboré, les geishas sont avant tout reconnues pour leurs compétences artistiques. Les clients ont recours à elles lorsqu’ils veulent s’assurer de passer une soirée agréable et jouir dans un cadre récréatif de leurs talents artistiques qui recouvrent aussi bien les arts de la conversation, de la musique ou encore de la danse. Comment s’est donc fondé ce mythe aux yeux de l’occident ?
Le mot geisha (芸者) est constitué de deux mots : gei (pour art) et sha (la personne). Ainsi, les geishas sont des personnes de l’art ou plus simplement des personnes qui pratiquent les arts. Le terme geiko (芸妓), en vigueur dans le Kansai, signifie lui enfant de l’art. A l’origine les premiers geishas étaient d’ailleurs des hommes chargés de divertir les clients des ochaya (お茶屋 ou maisons de thé) dans les quartiers des plaisirs. On les nommait taikomochi (太鼓持) : porteur de taiko, un tambour japonais. Des femmes, désireuses de vendre leur art et non leur corps, ont rejoint la profession au milieu du XVIIIème siècle et prirent d’abord le nom d’onna taikomochi (女太鼓持, femmes taikomochi) puis de geisha. Rapidement elles deviennent majoritaires et au XIXème siècle les taikomochi ont quasi disparu, supplantés par les geishas. Le métier sera reconnu par le pouvoir en 1779 qui leur interdira par là même la prostitution, prérogative des yûjos auxquelles elles ne doivent pas faire concurrence. En résumé, lors d’une soirée dans un quartier des plaisirs comme le fameux Yoshiwara de Tôkyô, les geishas distraient les clients par leur conversation et leurs talents artistiques avant que les prostituées ne prennent le relais dans le domaine sexuel.
Cependant, les geishas font l’objet de fantasmes pour leurs attraits exotiques. Leur apparence particulièrement soignée dont un maquillage marqué et leurs kimonos colorés sont les principales caractéristiques qui nourrissent les préjugés à l’étranger. Et ce bien que leur tenue et leur coiffure devaient être moins voyantes que celles des prostituées, les capacités artistiques primant sur l’aspect physique et pour éviter la confusion. La proximité avec les clients, dans des espaces discrets, à laquelle les pousse ce travail de divertissement, alimente les rumeurs. Il s’agit pourtant d’une vision biaisée et fausse d’un métier traditionnel, particulièrement difficile, vieux de 400 ans.
Geisha et prostitution : à la croisée des chemins
Les raisons pour lesquelles les geishas sont régulièrement confondues avec des prostituées sont nombreuses. Certaines d’entre elles ont des causes historiques ; d’autres sont liées à des interprétations erronées et à des déformations de la réalité véhiculées par certains films. Si les geishas d’aujourd’hui, en tant que femmes libres, peuvent éventuellement s’adonner à des relations sexuelles en dehors du travail (comme n’importe qui), ce n’est en aucun cas obligatoire et la pratique est plutôt liée à la liberté individuelle. En effet, les geishas restent des personnes libres avant tout. Ces relations éventuelles n’ont jamais constitué un élément central à leur métier.
Historiquement, il faut toutefois admettre qu’il a existé des périodes pendant lesquelles il était possible (surtout dans les maisons de geishas de moindre réputation) que des geishas s’adonnent à des rapports sexuels avec un client, poussées en cela par certaines patronnes et par une rémunération supérieure. Par ailleurs, la tradition voulait que la virginité de l’apprentie, nommée maiko (jeune danseuse 芸妓) ou hangyôku (demi-joyau 半玉) selon les régions, soit mise aux enchères lorsqu’elle était jugée digne de devenir une geisha à part entière. Un rite de passage à l’âge adulte également en vigueur chez les prostituées qui marquait leurs débuts dans le métier. À l’époque Edo, leur virginité était vendue au plus offrant vers l’âge de 14 ans. Jusqu’au milieu du XXème siècle la pratique se perpétue mais les enchères ne commencent que lorsque la maiko a fêté ses 18 ans. La virginité d’une apprentie atteint souvent des sommes tellement importantes (en particulier pour les plus renommées) que seuls des hommes d’affaires aisés peuvent se l’offrir. D’ailleurs, certains amateurs n’achetaient pas que leur première nuit (mizuage) mais un ensemble de nuits. Souvent mariés par ailleurs, statut social oblige, ces hommes achetaient aussi par ce biais l’admiration de leurs pairs. Par la suite, la geisha avait un protecteur qui pourvoirait à ses nombreuses dépenses (leçons, vêtements, loyer…) et dont elle serait la maîtresse exclusive. On donne le nom de danna à ces personnages richissimes qui s’assuraient de la protection matérielle de la geisha. À noter que ce n’était pas forcément l’homme qui déflorait la jeune femme, c’était même rarement le cas. Le danna était choisi non pas par la geisha elle-même qui pouvait être consultée mais par la mère de l’okiya (établissement où vivent geishas et apprenties et qui fait office d’agent), en fonction de sa richesse et de son prestige. À l’époque, il était gratifiant pour un homme d’entretenir une geisha, il s’agissait d’un signe extérieur de richesse et de réussite sociale. Cette époque est révolue.
Ajoutons que geishas et prostituées officielles partageaient les mêmes quartiers (les quartiers des plaisirs, strictement réglementés par les autorités), participant à la confusion des genres. De plus, le maquillage blanc (à base de poudre de riz), leur rouge à lèvre rouge vif et leur tenue composée d’un kimono pesant parfois plus de 10 kilos, donnent aux geishas une allure fort proche (pour un œil non averti) de celle des Oiran, qui étaient, elles, des prostituées de haut rang pendant la période Edo. Enfin, après la Seconde Guerre Mondiale, pendant l’occupation américaine certaines prostituées se firent volontairement passer pour des geishas dont la réputation était plus grande que la leur. Les Américains ont ensuite ramené cette croyance aux États-Unis, parachevant le mélange entre les deux professions en Occident.
De manière générale, le métier particulier de geisha n’a pas d’équivalent dans la culture occidentale, laissant entrevoir toutes les déformations culturelles. Dans le monde occidental, certains livres et films ont traité le sujet de manière maladroite et superficielle, en accentuant l’aura sexuelle des geishas au détriment de leur formation et rôle artistique profond : c’est par exemple le cas du célèbre film Mémoires d’une Geisha, adaptation du roman éponyme mieux documenté. Enfin, les « boules de geisha » participeraient à cette confusion, puisqu’elles entretiennent l’idée selon laquelle l’activité des geishas serait essentiellement tournée vers la jouissance sexuelle. Aucun rapport pourtant entre le sextoy asiatique et l’univers de la geisha.
Un métier d’artiste délicat
Si le métier de geisha est enregistré depuis 1779 de manière officielle, leur interdisant par la même la pratique de la prostitution, il faudra attendre 1957 pour que la prostitution soit définitivement proscrite, démarquant définitivement les geishas des prostituées devenues illégales. La mise aux enchères de la virginité de l’apprentie cesse et dorénavant les geishas font seules le choix d’avoir un danna avec qui elles décident d’avoir ou non des relations intimes. Cependant, les geishas souffrent d’un autre mal bien réel : la marche de la modernité. Après la guerre leur nombre ne cessera de chuter jusqu’à leur quasi extinction. En 1975, on ne comptait plus que 28 maikos à Kyôto, ville où la formation est restée la plus traditionnelle et donc prestigieuse. Si ce nombre est remonté depuis les années 2000 (au début juin 2018 on dénombre 79 maikos et 193 geikos à Kyôto), notamment grâce à des documentaires télévisés et l’accès à des informations facilité par internet, leur nombre reste tout à fait marginal en comparaison des dizaines de milliers de membres que comptait la profession au début du XXème siècle.
Aujourd’hui comme autrefois, afin d’acquérir le statut de geisha, l’apprentie doit suivre une formation de plusieurs années pendant laquelle elle sera formée aux arts traditionnels : danse, musique, ikebana, cérémonie du thé. Autrefois les parents vendaient leur fille très jeune à l’okiya, contre une somme d’argent que la jeune fille devait ensuite rembourser avec les frais de son éducation et d’entretien (vêtements, leçons, repas) accumulés durant des années. Mais depuis l’interdiction du travail des enfants cette lourde dette a disparu et les maikos ne peuvent plus commencer leur formation avant d’avoir fini le collège, soit vers 15 ans. La formation dure alors 5 à 6 années maximum contre une quinzaine autrefois. Toutefois, même devenue une geisha adulte à 20-21 ans, la jeune femme continuera de prendre des cours pour se perfectionner tout au long de sa vie. A noter qu’une femme peut tout à fait rejoindre le métier alors qu’elle a atteint l’âge adulte. Les geishas disposent également de solides bases de culture générale : en effet, elles doivent avoir la capacité de mener des conversations portant sur les sujets les plus divers, dont la politique. Et pour cause, en tant que dame de compagnie, elles doivent être en mesure d’animer un repas entre hommes de haut rang dont le commanditaire veut impressionner ses invités, le Japon restant profondément patriarcal.
Enfin, on fera remarquer que ces prestations envers les Hommes ne font pas nécessairement des geishas des femmes soumises. En principe, elles détiennent le contrôle sur la prestation offerte. Pour devenir client d’une maison de thé, il faut être introduit par un habitué et rassurer sur ses bonnes manières (et sa capacité à payer bien sûr). Contrairement aux a priori, la geisha contemporaine est ainsi plus proche de la femme d’affaires et de l’artiste indépendante que de la femme soumise au paternalisme culturel à travers la hiérarchie de l’entreprise nippone ou familiale. Ainsi, de manière discutable selon la période mais clairement marquée à notre époque, la voie de la geisha peut représenter une forme de prise d’indépendance des femmes sur la société. D’une certaine façon, une geisha est une femme plus libre qu’une épouse japonaise « classique » souvent contrainte à quitter sa carrière pour s’occuper du foyer à plein temps. Et, évolution de la société oblige, même si leurs clients restent principalement des hommes d’un certain âge, les geishas sont aujourd’hui régulièrement amenées à animer des soirées où des femmes sont présentes.
Conclusion
Considérer maikos, geikos, geishas comme de riches prostituées est plus que réducteur en plus d’être faux. Cette vision exotique qu’entretiennent certains touristes n’est en rien représentative de leur profession. De très grandes geishas se faisaient d’ailleurs un nom, par leur talent, la finesse de leurs compétences et de leurs connaissances. On peut par exemple citer Mineko Iwasaki dans les années 70, célèbre geiko de Gion Kobu à Kyôto. Certes, des zones d’ombres vont entacher leur passé, démonstration d’un patriarcat bien présent dont il faudra plusieurs générations pour se libérer. Le grand défi des geishas aujourd’hui consiste probablement à faire simplement survivre leur culture unique.
S. Barret