Ce japonais septuagénaire qui rigole à pleines dents nous accueille dans son atelier. C’est Tsuneoka-san, 72 ans, artisan des temps oubliés. Nous avons été invité à entrer dans sa fabrique artisanale de shōyu (醤油), la fameuse sauce soja japonaise indispensable à toute gastronomie nippone qui se respecte. Pour ceux qui l’ignorent, c’est la sauce avec laquelle on mange les sushis, mais ce serait grossier de la réduire à ça… Petite visite intimiste dans ce lieu habituellement gardé des regards indiscrets.

Dans son atelier vieux de plus de 100 ans, aux tuiles bleutées figées dans le temps, typiques de l’époque d’Edo, Tsuneoka-san produit la sauce délicate de soja comme le faisaient ses ancêtres avant lui depuis des générations. Un lent processus d’une année entière qui suit les cycles lents de la terre, du printemps à l’hiver. Une douce lenteur bien nécessaire à ce monde effréné qui fera toute la qualité de son produit.

Pour profiter de cette atmosphère unique et des histoires dont elle regorge, Poulpy s’est rendu jusqu’à Imaicho, un petit village préservé du temps, à une heure de Nara. Ce lieu déjà peu connu des touristes a été complètement déserté depuis la crise sanitaire. Nous sommes très peu à venir sur place et avoir la chance d’entrer dans l’atelier. Tsuneoka-san nous fait visiter cet espace où la magie opère depuis des siècles toujours de la même manière. 

Photographie : Mr Japanization

La recette ? Des aliments naturels, du temps et du savoir-faire.

La sauce soja serait d’abord parvenue de Chine jusqu’au Japon il y a plus d’un millénaire à travers le développement du bouddhisme. C’est le végétarisme cultivé par les moines qui aurait favorisé la diffusion de cette sauce riche en protéines végétales, excellentes pour remplacer les extraits ou jus de viandes dans les préparations. En effet, pendant 12 siècles, le Japon sera pratiquement végétalien (à l’exception du poisson) en raison de cette influence bouddhiste. Une chose est certaine : la version nippone de ce suc, le shōyu, est considérée plus légère que le jiàngyóu chinois, bien que forte en goût. Peut-être est-ce ce qui lui a valu une telle popularité à travers le monde ? Loin des exportations internationales actuelles, plongeons le nez dans sa préparation originelle, auprès de notre hôte.

Comme toutes les bonnes choses, c’est de la simplicité des ingrédients que va naître le shōyu. Du sel, des graines de soja et du blé. Rien de plus ! Si ce n’est quelques secrets anciens… Méthodiquement, Tsuneoka-san mélange ces ingrédients avec de l’eau et de la levure issue du riz conservés dans des tonneaux géants de 5400 litres, eux aussi, vieux de 100 ans. Un conseil, regardez où vous mettez les pieds au risque de vous faire avaler par ces monstres de bois qui ne semblent avoir aucun fond… À moins que ce ne soit pas d’eux dont nous devrions nous méfier ?
 

Photographies : Mr Japanization

Dans l’antre du shōyu, les monstres ne sont pas ceux que l’on croit…

Tsuneoka prend grand soin de ces impressionnants tonneaux car, il le sait, ceux-ci disparaîtront un jour avec lui. Pour cause, l’artisanat nécessaire à la fabrication de ces contenants d’une taille exceptionnelle n’existe plus, ni au Japon, ni ailleurs. L’industrialisation, cet autre monstre auquel on ne fait plus attention tant il a envahi notre quotidien, a, quant à lui, vraiment tout avalé… La fabrique de Tsuneoka, qui n’a pas cédé à l’hyper-productivité, est une exception.

Jusqu’à quand ? Même l’art de la sauce soja subit la fougue de ce géant mécanisé qu’est l’usinage à la chaîne : aujourd’hui, des noms comme le géant Kikkoman envahissent le marché. Le groupe japonais coté en bourse, également implanté en Europe (Pays-Bas), produit machinalement pas moins de 14,2 millions de litres de sauce par an et ne cesse de s’étendre. Leurs cuves métalliques gigantesques, appelées tanks, ont une allure bien plus effrayante que celle de nos chères barriques de bois. Celles-ci semblent soudainement devenir des créatures bien plus accessibles et bienveillantes.

Dans ces dernières, au dessus desquelles Tsuneoka-san tient en équilibre, fermente une étrange et visqueuse boue rougeâtre qu’il faut régulièrement malaxer à l’aide d’une grande spatule de bois. Serait-ce donc ici l’entrée des enfers japonais ? Son hôte semble en tous cas bien amical. Dans la pénombre et l’humidité, la fermentation de la mixture durera tout l’automne, dégageant une odeur des plus singulières qu’on ne se risquera pas à décrire…

Photographie : Mr Japanization

L’hiver venu, cette boue est pressée pour en sortir le fameux jus concentré si délicieux : le shōyu. On pourra utiliser ce condiment salé, mais dense, comme un vinaigre ou une huile dans une salade, ou pour rendre umami  (うま味, onctueux, savoureux) notre plat du soir. Tsuneoka-san est heureux. Son visage en témoigne. À la force de ses bras, l’homme contribue à préserver un savoir-faire unique et précieux qui flirte avec la magie. Plus qu’une histoire de sauce, c’est un moment de partage que nous avons le plaisir de goûter.

Ce n’est qu’un au revoir…

L’artisanat est partout menacé par notre désir de vitesse et de productivité dont on ne comprend parfois même plus le sens. Pourquoi le temps se rétrécit-il ainsi ? En attendant de le comprendre et de nous en libérer, certains ateliers cultivent encore cette richesse devenue rare qu’est la lenteur : rare au point qu’elle semble dorénavant prodigieuse à celui qui s’y expose. Seule chance d’assurer la survie de cette tradition et des arômes uniques qu’elle offre à nos palais, ces cavités de découverte et de curiosité ? Probablement de rendre visite à ce fabricant et de repartir avec une bouteille ou deux de son précieux nectar. En repartant le cœur lourd mais la tête pleine de souvenirs, on souhaitera à Tsuneoka une longévité aussi grande que ses précieux tonneaux.

– Mr Japanization

(Informations sur cette fabrique dans les sources ci-dessous)

Photographies : Mr Japanization

Plus d’infos sur ce lieu ici : https://www.visitnara.jp/venues/S00977/

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La source concernant l’industrie Kikkoman : https://www.usinenouvelle.com/article/la-sauce-soja-dans-tous-ses-etats.N134093