Il n’existe pas un seul pays dans le monde qui ne dispose pas de son quartier considéré comme « le plus dangereux de la ville/du pays ». Et bien entendu, le Japon ne déroge pas à la règle. Déambulation dans les rues aussi inquiétantes que surprenantes de Nishinari (西成)…

Osaka (大阪) est en soi considérée par beaucoup comme la mauvaise élève de l’Archipel : les habitants de la cité du Kansai (関西) seraient bruyants, mal élevés… La ville serait même l’une des plus pauvres du pays. Et au cœur de cette fourmilière très animée, vivante et parfois joyeuse, un quartier répondant au nom de Nishinari (西成) vient alimenter tous les fantasmes. Ce lieu aurait le taux de criminalité le plus élevé du pays ! Mais qu’en est-il vraiment ?

Avoir eu l’occasion de séjourner dans ce quartier quelque temps, entre commerces miteux, pauvreté extrême, prostitution, Yakuza, mais aussi un style de vie à mille lieues de l’imaginaire collectif et des standards de la société japonaise, me permet de vous y plonger l’espace d’un instant. Lieu est-il frappé du sceau de l’infamie ou légende urbaine ? Mythe ou réalité ? Explorons ensemble les méandres de Nishinari.

Source : flickr

Une première fois, un peu par hasard, dans un quartier peu commun…

C’est lors d’un passage à Osaka en 2013 que je suis arrivé pour la première fois dans ce quartier, que je ne connaissais ni de nom, ni de réputation. Il faut dire que j’étais résident à Nagoya (名古屋) à l’époque, et je pensais qu’il était probablement impossible de trouver un endroit dangereux dans ce pays à l’apparence si paisible.

J’ai donc atterri à Nishinari par hasard en réservant une auberge de jeunesse, la moins chère de la ville avec de très bons avis. L’arrivée à Nishinari a été quelque chose d’assez surprenant, de détonnant avec l’image que l’on peut avoir habituellement du Japon. Déjà, les trottoirs n’étaient pas propres, les vélos vous frôlaient de tous les côtés. Les gens parlaient fort, fumaient en marchant, vous regardaient étrangement. En face, sur le trottoir opposé, des personnes sans-abri attendaient, assis sur un carton, que passe cette vie qui les avait mis au ban de la société. Toutefois, je suis tombé amoureux de ce lieu unique en son genre, hors des sentiers balisés offerts aux visiteurs de passage. « Mais où suis-je tombé ? » me disais-je alors. Une petite description du lieu s’impose.

L’observateur aguerri et l’explorateur averti de l’archipel comprendront rapidement qu’à seulement quelques mètres du sublime quartier de Tennoji (天王寺区) et de son zoo, ainsi que de son apparente modernité, ils viennent de traverser comme un voile vers une autre dimension. Ici, les styles vestimentaires se font de moins en moins élégants à mesure que l’on pénètre dans le quartier. Ici et là, quelques devantures mal entretenues commencent à apparaître… Qu’à cela ne tienne, c’est dans les plus petites rues que l’ensemble prendra un tournant un peu plus étonnant, quasi fantomatique.

En effet, certains murs sont couverts de graffitis, et des vieillards errants en guenilles par ci, par là, accompagnés de personnes plus jeunes au visage marqué, buriné par une vie qui ne semble leur avoir fait aucun cadeau, déambulent dans ce paysage déconcertant. Tout le quartier n’est pas ainsi, mais pourtant, c’est l’un des rares endroits où vous pourrez voir des habitats de fortune de type bidonvilles et des tentes joncher les trottoirs, abris de fortune des plus démunis. Ici, les crises économiques ont frappé fort.

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Une histoire proche de la malédiction

Pourtant, tout semblait sourire au quartier de Nishinari lorsque l’empereur Taisho (大正天皇, né en 1879 – mort en 1926) décida en 1912 de créer un parc d’attractions appelé le Luna Park de Shinsekai (新世界, qui signifie « nouveau monde »), ainsi que de construire la tour Tsutenkaku (通天閣), dans le but de moderniser et dynamiser le secteur.

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Mais le projet ne survivra pas à l’empereur et fermera en 1923, plongeant cet endroit dans une sorte d’oubli ; la modernisation se fera ailleurs. Depuis 2014, Tennoji et Shinsekai ont ainsi bénéficié d’une certaine revitalisation et modernisation, dans la plus pure tradition de renouvellement urbain à la japonaise ; seule Nishinari a été laissée figée dans une autre époque.

En effet, si vous voulez voir à quoi pouvait bien ressembler l’ère Showa (1926-1989), vous êtes au bon endroit. Tout, des devantures à l’architecture, aux bars à hôtesses et karaoké où sont encore chantés les plus grands succès de l’Enka par deux ou trois ivrognes nostalgiques d’une époque qui ne reviendra pas, nous renvoie dans le passé.

Photo de m-louis. Source : flickr

Mais l’ensemble vient aussi nous rappeler le sort des laissés-pour-compte de cette partie de la ville. En effet, les travaux de construction entamés dans les années 1912 attirèrent bon nombre de travailleurs payés à la journée. Mais la fin des travaux, combinée à l’évolution des modes de travail au Japon, condamna petit à petit ces travailleurs à l’oubli et la précarité, jusqu’à marquer encore aujourd’hui la zone de leur héritage, véritable malédiction du passé. Et la fin de la bulle économique provoquée par une crise à laquelle le pays a dû faire face en 1989 n’arrangea en rien la situation.

De plus, la gentrification et la modernisation des quartiers alentours ont également des incidences sur Nishinari en termes d’immobilier : certaines locations ou ventes de biens peuvent y être 40 % moins chères que dans les quartiers voisins. Aussi ce cercle vicieux, vertueux diront d’autres, entretient-il la concentration d’une population de classe modeste, avec peu de moyens, dans ces foyers plus accessibles. À Nishinari, on vit entre pauvres.

Nishinari ne déroge pas non plus à la règle en termes de production artistique, typique des quartiers populaires. C’est ici qu’est né et a grandi le rappeur Shingo Nishinari (Shingo 西成), enfant prodige de ce lieu maudit, qui a dédié sa carrière à cette cité qui l’a vu grandir et s’émanciper. Voici son titre hommage, Ill Nishinari Blues (ILL西成blues), avec des images qui montrent la réalité de la vie dans ce lieu coupé du reste du pays.

Le plus surprenant reste la forte concentration de personnes sans-abris. Ceux-ci sont littéralement partout ! Il n’est pas rare de voir des véhicules équipés de mégaphones déambuler lentement dans les rues afin de proposer un repas et de l’aide à ces laissés-pour-compte. Derrière le véhicule, une longue file d’âmes errantes se forme afin de recevoir l’aumône. Le ventre plein, ceux-ci retourneront dormir dans leurs abris de fortune : une maison en tôle, en carton ou une tente au milieu d’une montagne de déchets.

Kamagasaki : témoin de l’abandon des classes populaires par les pouvoirs publics

C’est à Kamagasaki (釜ヶ崎), toujours à Nishinari, que l’ensemble prend une tournure encore plus dramatique : ici se trouve le plus grand bidonville du pays. Et là, on est loin de l’image idéale d’un pays aux matins qui chantent, véhiculée par les grands leaders de la politique internationale qui prennent le Japon en exemple à tout va pour justifier leurs programmes utopiques. À Kamagasaki, de nombreux précaires se sont rassemblés en une société parallèle et ont construit leur propre maison où s’entassent des travailleurs journaliers n’ayant plus de travail depuis belle lurette.

Photo de Richard A. De Guzman

Fait surprenant dans un pays si développé, mais à Kamagasaki la tuberculose est endémique, ainsi que de graves problèmes d’alcoolisme et de drogue.

Il faut dire que les émeutes étaient monnaie courante au siècle dernier. L’une des plus célèbres a eu lieu en 1990 et a opposé les travailleurs à la police. La raison en était la découverte de pots-de-vin de près de 30 000 dollars versés par les Yakuzas à la police, ce qui n’a pas manqué de provoquer l’ire des travailleurs, qui ne souhaitaient que vivre dans un lieu débarrassé du crime organisé et de ses effets néfastes. D’autant que ceux-ci voyaient régulièrement leurs salaires se faire amputer par la mafia à grand coups de racket. 1 000 ouvriers en colère n’ont pas hésité à affronter la police à jets de pierres et de cocktails Molotov. La police a envoyé 2 500 hommes afin de mettre fin aux protestations, au bout du 5ème jour. Le bilan faisait état de 56 arrestations et 175 blessés dans les deux camps.

Celle-ci n’est que la plus emblématique. Nishinari a connu plusieurs émeutes toutes plus violentes les unes que les autres : en 1961, où les habitants se sont opposés à la police après un accident de circulation ; en 1992, celle des personnes SDF qui, après avoir été chassées de la rue par la police, se sont rebellées ; et une dernière en 2008 en marge du G8, suite à un différend avec la police. Le quartier est habitué à de tels incidents.

Tout ceci a naturellement poussé l’endroit à devenir le lieu de tous les trafics. Entre drogue et prostitution, tout se vend, tout s’achète à Nishinari. À l’image de ce vendeur débonnaire à la sauvette, qui a tenté de me vendre un godemiché en plein jour sous les arcades commerciales. Moi, à la base, je voulais juste aller manger un petit okonomiyaki…

Encore une fois, une description des lieux s’impose : oubliez les belles arcades habituelles, et ne pensez plus à la si familière Osu Kannon à Nagoya et à son atmosphère lumineuse et relaxante. Ici, vous avez pris votre DeLorean afin de retourner en 1970. La rue a une odeur particulière, probablement liée aux déchets laissés ici et là, ainsi qu’une vague odeur d’urine. Il n’est pas rare non plus d’y croiser un excrément en plein milieu. Mais c’est à quelques mètres seulement de ce lieu étonnant que commencent les choses sérieuses.

Faute d’une aide publique suffisante pour venir en aide aux laissés-pour-compte de Kamagasaki, de nombreuses associations caritatives bénévoles et religieuses se sont implantées afin d’apporter l’assistance que l’État refuse de donner à cette population précaire. Mais cela n’est qu’un pansement sur une jambe de bois, quand bien même cela vient donner un peu de baume au cœur aux oubliés de l’archipel. Elle est aussi devenue une base importante de groupes évangéliques coréens : le prosélytisme religieux est bien plus simple sous couvert de bons sentiments…

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N’oublions pas non plus que les liquidateurs de la centrale nucléaire de Fukushima furent composés de travailleurs journaliers qu’on trouve à la pelle à Kamagasaki. La mort contre quelques yens, ou comment espérer un semblant de dignité même temporaire en dépit d’une vie trop longue pour ces miséreux d’une société pourtant si moderne.

Tobita Shinchi (飛田新地) : le quartier rouge d’Osaka

Avant d’entrer dans le vif du sujet, il serait de bon ton de préciser un fait troublant à l’entrée de ce haut lieu de la prostitution. Il y a, à chaque entrée de ce quartier, des petits koban, soit des postes de police de petites tailles comme il est commun d’en trouver un peu partout dans le pays. Cependant, les agents ne font jamais face au quartier, mais lui tournent le dos. Vous vous souvenez des raisons de l’émeute de 1990 ? Sans entrer ici dans un sujet glissant, voire diffamant, je vous laisse donc en tirer vos propres conclusions.

Deuxième curiosité : des hommes assis à intervalles réguliers en pleine conversation téléphonique vous toisent. On dirait même presque qu’ils vous surveillent. Essayez de sortir un appareil capable de prendre des photos et l’un, ou plusieurs, d’entre eux viendront systématiquement vous le faire ranger. Ici, on comprend être entré dans un véritable pays dans le pays, une zone non pas de non-droit, mais d’un droit différent, ne répondant pas à celui du code pénal et civil japonais habituel.

Le quartier a un charme surprenant. Les prostituées sont mises en scène dans de petites devantures ouvertes, dans des bâtiments au style ancien. Les filles sont toutes habillées de manière différente : à gauche, une hôtesse de l’air, à droite, une infirmière, un peu plus loin une autre au style plus vulgaire, puis la fille sage à lunettes. Tous les fantasmes, du plus anodin au plus malsain, se côtoient ici. Mais aucun contact direct ne se fait avec les filles !

Devant elles, dans un coin et assise sur une chaise, se tient une vieille dame, bien souvent une ancienne prostituée elle-même, répondant au surnom très français de « Madame », probable héritage des mythiques bordels français du siècle dernier et de l’imagerie glamour que transportent ces lieux de perdition et d’exploitation des corps. C’est par elles, et elles seules, que se gèrent les transactions, sachant que si elles ne sentent pas un client, celui-ci peut se voir éconduit !

Le plus cocasse est l’ambiance générale du quartier. Beaucoup de Salarymen, parfois complètement ivres, déambulent dans une ambiance virile, mais bon enfant. L’étonnant lâcher-prise crée ici une ambiance festive où les différences sociales disparaissent. Une Madame nous entend parler en français alors que mon frère était venu me rendre visite, et nous interpelle en français. S’ensuit une conversation animée avec la vieille dame nous expliquant avoir fait ses études à Paris plus jeune, et apprécier la culture française, le tout dans un français des plus parfaits ! Pour nous, le quartier des plaisirs devient l’espace d’un instant un moment de délectation intellectuelle.

Un peu plus loin, une berline s’arrête devant une échoppe. Le conducteur, ganté, sort de la voiture, s’adresse à une Madame. L’affaire semblant conclue, il revient ouvrir la porte à son patron. Deux autres hommes sortent de la voiture, et formant une sorte de haie d’honneur, accompagnent le ventripotent bourgeois vers l’escalier menant à la chambre, où il suivra la demoiselle. Dans un dernier geste aussi peu élégant que notre grassouillet patron, il sort une liasse de billets de sa poche et, la tendant à ses hommes, leur dit d’aller passer un bon moment avec des filles. Surréaliste, mais pas plus que ce que peut offrir Nishinari en termes de décalage avec l’image d’un Japon lisse, d’où rien ne déborde.

Entrez ici avec respect

Si, d’aventure, vos pérégrinations vous conduisent à Osaka, nous ne saurons que vous recommander d’aller jeter un coup d’œil à Nishinari. Cependant, nous vous demandons aussi d’y entrer avec humilité et respect pour les locaux. Effectivement, depuis peu, le quartier est souvent visité par des touristes venus se filmer ou prendre des photos de la misère ambiante sans prendre en compte la souffrance que vivent les habitants. Le respect y est donc de mise, et toute personne qui respectera ces quelques règles se trouvera surprise de l’accueil chaleureux que vous feront les âmes qui peuplent ce quartier populaire.

Surtout que ces parias des temps modernes sont de plus en plus menacés par la gentrification. Nishinari est en moyenne 40% moins cher que les autres quartiers de la ville en termes d’immobilier, ce qui attire aussi de plus en plus de jeunes actifs en quête de logements à bas coût, mettant en péril l’existence même des milliers de pauvres qui peuplent le lieu, dernier vestige de l’ère Showa, d’un passé qui ne reviendra pas, mais ravira les nostalgiques amateurs de productions cinématographiques et musicales du siècle dernier.

Shinsekai. Photo de l’auteur

Nous vous conseillons aussi en termes de logement de réserver une chambre dans l’hôtel de backpackers le moins cher d’Osaka, mais aussi et surtout le plus accueillant et chaleureux de l’archipel, peut-être du monde : l’hôtel Toyo, à deux pas de Tennoji et de la station ferroviaire Shin-Imamiya (新今宮駅). Ambiance internationale garantie entre les résidents à l’année, les travailleurs de passage et autres voyageurs de toute nationalité. Demandez à l’accueil de vous recommander le meilleur Okonomiyaki du coin, et je vous garantis que vous ne serez pas déçu. Concernant la sécurité, mis à part certains endroits à éviter de nuit, vous pourrez vous promener assez librement sans rien craindre pour votre sécurité.

En sortant de ce voyage vers la face cachée du Japon, nous vous garantissons que vous verrez d’un autre œil l’apparente image d’un pays immaculé, véhiculée principalement par des influenceurs peu scrupuleux profitant de la naïveté de leur audience, afin de faire commerce de manière plus ou moins douteuse de produits locaux (ou pas). Non, le pays parfait n’existe pas et croire le contraire serait trahir la complexité et les mille nuances de chaque région.

– Gilles CHEMIN