Megumi est une jeune femme japonaise tout à fait ordinaire. Du haut de ses 22 ans au moment de l’interview, à force d’expériences traumatisantes, elle a peu à peu réalisé l’ampleur du sexisme ordinaire au Japon. Aujourd’hui, elle a décidé d’exprimer son expérience personnelle sur Mr Japanization. L’histoire « ordinaire » de milliers de femmes japonaises anonymes qu’une société peine à entendre. Pourtant, les choses changent. Nous avons recueilli son témoignage à cœur ouvert.

Mr Japanization : Bonjour Megumi, merci d’avoir accepté de témoigner. On sait à quel point cet exercice peut être éprouvant. Peux-tu te présenter en quelques mots avant de nous partager ta terrible expérience ?

Megumi : Je suis une japonaise ordinaire de 22 ans. Je vis à Tokyo depuis que je suis petite. En avril de cette année, j’ai été graduée en cinématographie. Je suis une grande passionnée de cinéma. J’ai immédiatement commencé à travailler comme la plupart des japonais, sans prendre un temps de repos. Il n’y a pas grand chose à dire de moi. J’ai une vie assez ordinaire.

Mr J : Pourquoi as-tu décidé de partager ton histoire de vie avec nos lecteurs et le monde aujourd’hui ?

Megumi : Dans la société japonaise, on a rarement l’opportunité de s’exprimer en général. C’est d’autant plus vrai pour les problèmes d’harcèlement sexuel. Les gens ne veulent pas entendre ce genre de choses. J’ai seulement deux amies qui connaissent cette histoire. C’est l’occasion parfaite pour en parler. Je pense que les gens doivent savoir ce qui se passe ici. Ce que subissent un grand nombre de jeunes filles japonaises dans les trains, métros et la société en général.

Photographie par Mr Japanization

Mr J : Peux-tu nous expliquer ce qui t’es arrivé exactement et quand ?

Megumi : Les premières fois ou j’ai subi des attouchements dans le train, je m’en souviens vaguement. J’étais lycéenne. J’avais environ 15 ans. J’allais à l’école chaque jour avec le métro. Chaque matin, la ligne était particulièrement bondée. Les gens sont très proches les uns des autres, parfois écrasés entre eux.

La première fois, c’est un homme d’une trentaine d’année, tout à fait normal, qui s’est rapproché de moi et a commencé à me toucher les fesses discrètement. Dans mon souvenir, je n’ai pas réagi. J’étais bloquée sur place. Déjà quand j’étais enfant, j’avais entendu dire que ceci pouvait se produire. Mais je ne l’imaginais pas ! On sort brusquement de sa naïveté d’enfant. Il ne faudra pas longtemps pour qu’un autre homme me caresse les fesses dans une situation similaire, et un autre… À chaque fois, j’ai ressenti une grande culpabilité qui t’empêche de réagir. Je ne voulais pas que les gens autour de moi le sachent… Je commence à peine aujourd’hui à comprendre pourquoi.

Un jour, vers mes 18 ans, je prenais le train pour aller à Enoshima, il n’était pas très bondé. J’étais simplement debout. À nouveau, un homme tout à fait normal s’est doucement approché de moi. Soudain, il a mis rapidement sa main entre mes cuisses pour essayer de toucher mon intimité ! Il a fait ça comme si c’était totalement normal. Un genre de jeu ? Je ne pouvais même pas croire que ça puisse m’arriver, en face de tout le monde ! On avait passé un nouveau cap. À nouveau, j’étais sans voix, bloquée sur place, profondément gênée. Je n’ai rien pu dire. Je me suis brusquement écartée et j’ai pris le prochain arrêt pour changer de train.

Mais l’expérience la plus traumatisante s’est produite cette année, alors que je venais d’avoir 22 ans. Je partais pour l’Université en plein cœur de Tokyo. Comme chaque jour, je prenais le train. J’étais contre la fenêtre, debout, à regarder dehors. Je sens alors que le train est de plus en plus bondé, car la pression des gens derrière moi est de plus en plus forte. En effet, il est courant, à chaque arrêt, que des gens s’entassent un peu plus dans le train, ce qui fait reculer tout le monde. Il est donc souvent normal d’être collé à d’autres personnes. Personne n’y fait généralement attention. Du moins, c’est ce que je pensais !

L’homme derrière moi à commencé à me comprimer contre la fenêtre, l’air de rien, en plaçant son sexe entre mes fesses. Il poussait si fort que je ne savais plus bouger. C’est là que le train s’est arrêté et la porte face à moi s’est ouverte. J’aurais pu fuir, changer mon programme de la journée, mais non. Je voulais me confronter à lui. Je suis sortie un instant du train pour laisser les passagers sortir. Je l’ai regardé. Il avait visiblement le sexe en érection. De plus, le train n’était pas si bondé que ça. J’ai alors décidé de revenir dans le train, et de le confronter, cet homme abject qui pourtant avait l’air totalement normal : le salaryman par excellence. Je me plaçai face à lui pour le regarder avec colère. Mais il évitait mon regard, sans vraiment chercher à fuir physiquement, comme si je n’existais pas. Il faisait comme si rien ne s’était passé ! J’ai essayé de lui dire quelque chose. De sortir tout ce que j’avais sur les tripes. Mais j’en étais incapable. Non pas que j’avais peur de lui. J’avais peur des autres personnes ! De leur regard à eux. De leur réaction. Qu’est-ce qu’ils vont penser de moi ? Il lui suffit de mentir ! Il était plus âgé. Il avait l’air d’un travailleur respectable. Peut-être un père de famille ?

Photographie par Mr Japanization
Photographie par Mr Japanization

Mr J : À plusieurs reprises tu as voulu t’exprimer dans ce type de situation, mais tu étais à chaque fois bloquée. Peux-tu expliquer pourquoi il est si difficile de s’exprimer dans la société japonaise ?

Megumi : J’avais la conviction profonde que les gens présents dans le train ne m’aideraient pas. C’est par habitude. Les japonais ne veulent pas se confronter aux problèmes, surtout des autres. Ils évitent la confrontation et les ennuis. Si je crie, les gens vont se focaliser sur moi uniquement : je deviens LE problème pour eux ! Je créerais le trouble dans leur vie paisible. Voilà pourquoi je n’ai rien dis, pourquoi tant de victimes ne disent rien. Au Japon, chaque fois qu’il y a une affaire d’harcèlement sexuel, ou de viol, les gens vont dire “elle l’a sans doute cherché”. Quand je vois les réactions à la télé ou sur internet, c’est toujours la faute de la femme : ses vêtements, son style, son âge,… Ce n’est jamais la faute de l’agresseur !

J’ai d’ailleurs une anecdote à ce sujet. Quand j’avais 19 ans, j’ai travaillé dans un bar-restaurant tout à fait respectable à Shinjuku. Nous étions une dizaine à y travailler. Mon patron avait l’âge de mon père. Un jour, dans la cuisine, un ustensile tombe à terre. Je me baisse pour le ramasser. Là je sens une main qui retient ma tête et m’empêche de me lever. C’était mon patron. Sans rien dire, il retenait ma tête. Je me suis retournée. Il ne disait rien et me regardait, sa main maintenant fermement ma tête. Je me suis extirpée de force, choquée et confuse, en rigolant nerveusement. Mais pourquoi a-t-il fait ça ? Quelques jours plus tard, les membres du personnel étaient conviés à un dîner, avec le patron. Et, pour une raison de j’ignore, la conversation s’est soudainement orientée sur le harcèlement sexuel. À table, face à moi et à mes collègues femmes, tout le monde (sauf moi) était d’accord pour dire que c’était généralement la faute des femmes ! trop sexy, trop attirantes, trop ceci, pas assez cela… Même ma collègue, une femme, était aussi d’accord avec cette idée. J’étais profondément meurtrie. Je devais porter le poids de la responsabilité de toutes mes agressions sexuelles passées. J’étais sous le choc qu’une telle bêtise soit si commune dans mon pays. Les garçons m’ont même demandé très sérieusement : “si le harceleur est beau, est-ce que tu serais d’accord qu’il te touche ?” J’étais renversée. C’est une des raisons qui font que je souhaite vivre ailleurs aujourd’hui. Porter un masque est devenu trop difficile.

Photographie : Mr Japanization

Mr J : C’est effectivement une situation très éprouvante qu’on peine à imaginer. Quel est votre sentiment général par rapport à la situation des femmes dans la société japonaise actuelle ?

Megumi : Je pense que la plupart des japonais ne m’aideraient pas dans une situation pareille. Au Japon, les féministes sont inexistantes. C’est une infime minorité. Et pour ceux qui oseraient se réclamer du féminisme, ils se font insulter, homme comme femme. Les féministes font bouger les mentalités, et ça ne plaît à personne, surtout pas aux hommes qui ont l’impression de perdre leurs privilèges. Et comme ils contrôlent la société, ils contrôlent aussi ce qu’il faut penser. Vous n’imaginez pas ce qu’est une société sans féminisme, sans lutte pour nos droits. Les médias japonais supportent globalement la pensée des hommes. À la télé, la femme est décrite comme un objet de consommation au service de l’homme. Je vois souvent des articles dans les magazines japonais sur la manière dont les femmes doivent “gagner le cœur des hommes”, la manière d’être mignonne, de bien se maquiller, d’être belle pour attraper le cœur des hommes, comment nous devrions toujours accepter et supporter les comportements des hommes dans toutes les situations. Un jour, je lisais un article sur les rapports de couples en 2018 dans la société japonaise. L’article disait que la femme devait s’adapter aux désirs de l’homme, et s’adapter à ses envies, le suivre dans toutes les situations. En 2018 ! C’est tout juste hallucinant. Si vous pouviez comprendre le japonais, vous verriez que c’est notre normalité à nous, les femmes japonaises.

Aujourd’hui, je suis fatiguée. J’ai juste envie de partir loin. Chaque fois que je parle de féminisme ou de droits des femmes, je reçois tant de haine en retour. Je sens que je fais partie d’une minorité dans mon propre pays. Mais je ne suis qu’une simple femme japonaise. Je n’ai plus la force de tout prendre sur moi. Je me sens simplement triste pour mon pays. Les choses doivent changer.

– Megumi-san


Interview à Tokyo par Mr Japanization en juin 2018.

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