Si l’inconnu et le surnaturel fascinent tous les peuples, au Japon, les monstres ont survécu à l’Histoire pour continuer à obséder le présent. Alors pourquoi une telle persistance des Yōkai ?
Des ruelles sombres de l’époque Edo aux écrans géants de Shinjuku – en passant par les créatures divines et la japanimation, les monstres hantent chaque recoin d’un pays pour le moins « moderne » et technologiquement à la pointe.
Des yōkai (妖怪), esprits surnaturels qui surgissent des croyances animistes comme le yōkai marin ; aux kaijū (怪獣), monstres gigantesques comme Godzilla au cinéma américain, ces figures incarnent bien plus que des récits d’horreur pure.
Elles sont le miroir des inquiétudes cathartiques, des traumatismes et des espoirs d’un peuple qui a traversé bien des catastrophes.
Yōkai : entre animisme et mémoire populaire
D’abord, le terme « yōkai » se traduit littéralement par « esprit, fantôme, apparition étrange ». On le renvoie communément au mot « monstre » – selon l’étymologie latine « un prodige qui avertit de la volonté des dieux ». Ces créatures embrassent ainsi leurs racines religieuses, ici shintoïstes – une religion animiste où chaque élément naturel est habité par un esprit (kami).
Ils expriment une vision du monde qui ne distingue pas nettement le visible de l’invisible, la fiction et la réalité : univers et nature sont habités de nombreuses âmes qui sont potentiellement dangereuses.
Des origines bouddhistes
Le bouddhisme, introduit depuis la Chine, a enrichi cette cosmologie en y ajoutant les notions de karma et de purification, consolidant le rôle ambivalent des yōkai, à la fois protecteurs et menaçants. C’est le cas par exemple des Goryō (御霊), intégrés par le bouddhisme comme des âmes vengeresses qu’il faut apaiser par des rituels pour éviter qu’elles ne répandent malheur et épidémies.
Pour Hiroko Yoda, coautrice du fameux Guide de survie contre les Yokai et spécialiste de la culture japonaise, tout se résume ainsi :
« chez nous, le sacré est bien plus libre qu’en Occident. Aucune divinité n’en détient le monopole » (FUTU&R, N°48)
Cette limpidité religieuse permet alors aux monstres en tout genre de prospérer, entre folklore, art et croyances du quotidien.

Yōkai : une sagesse populaire illustrée
Bien avant leur entrée dans les mangas ou le cinéma, les yōkai avaient une fonction avant tout sociale. Dans les villages, ils servaient d’avertissement moral ou pratique. (Yōkai Culture: Past, Present, Future, Michael Dylan Foster)
Le Kappa, par exemple, créature aquatique à la carapace de tortue et coupe remplie d’eau sur le crâne, était présenté comme un danger pour les enfants trop imprudents au bord des rivières.

À l’époque Edo (1603-1868), ces figures explosent dans l’imaginaire collectif. L’artiste Toriyama Sekien publie plusieurs recueils illustrés, comme le Gazu Hyakki Yagyō (La parade nocturne des cent démons), où il fixe l’iconographie de nombreux monstres encore populaires aujourd’hui. Ses dessins, mélange de satire, d’humour et d’horreur, marquent une proto-pop culture avant l’heure.
Les yōkai expriment ainsi une inquiétude universelle : celle de l’inconnu, du passage entre le monde humain et celui des esprits. Ils enseignent et divertissent. Mais ils reflètent également les angoisses d’une société confrontée à des dangers naturels ordinaires et extraordinaires comme les typhons ou les tsunamis.
Kaijū : Hiroshima, Fukushima et la naissance de Godzilla
Après 1945, le Japon entre dans une ère de traumatismes nouveaux. Hiroshima et Nagasaki, frappées par les bombes atomiques, laissent une cicatrice qui a du mal à se refermer.
La société vit désormais avec le spectre du nucléaire, des radiations et de la destruction totale. C’est dans ce contexte qu’apparaît, en 1954, Godzilla, initialement ゴジラ (« Gojira »), roi des monstres et rapidement blockbuster américain.

Godzilla, un symbole de la stratégie belliqueuse des États-Unis ?
Godzilla, saurien géant réveillé et muté par des essais nucléaires américains dans le Pacifique, ravage Tokyo. Outre la simple créature de cinéma, il représente un symptôme d’une époque mortifère au Japon, entre soumission aux Étasuniens lors du conflit et destruction violente de leur territoire.
« À l’aune des normes de la civilisation moderne, les Japonais sont comme des garçons de 12 ans, comparés à notre maturité d’hommes de 45 ans ».
Général MacArthur, 1954 (FUTU&R, n°48)
Le réalisateur Ishiro Honda, ancien soldat et témoin direct de la guerre, voulait faire de ce film une critique indirecte de l’arme nucléaire et une catharsis collective.
Fun facts : D’une part, Honda était passé par la ville de Hiroshima en ruine en rentrant de Chine, où il avait été fait prisonnier pendant le conflit. D’autre part, le producteur Tomoyuki Tanaka, s’est directement inspiré de l’explosion secrète d’une bombe à hydrogène de 15 mégatonnes (1000 fois la puissance atomique de Hiroshima), larguée par les États-Unis le 1er mars 1954 dans les îles Marshall. À ce moment-là, un bateau de pêche japonais, le Lucky Dragon n°5 avait perdu un membre de l’équipage suite aux retombées radioactives. (FUTU&R, n°48)
En tout cas, au fil des décennies, Godzilla évolue : tantôt destructeur implacable, tantôt protecteur de la Terre contre d’autres monstres. Son rôle symbolique reste fort : dans Shin Godzilla (2016), la créature devient allégorie de la crise nucléaire de Fukushima et de la lenteur bureaucratique du gouvernement japonais.
De la répression à la réinvention : l’animisme japonais face à la modernité
À l’ère Meiji (1868-1912), le Japon, en pleine modernisation et soucieux de son image face aux puissances occidentales, cherche à reléguer au rang de superstitions les croyances populaires liées aux yōkai et aux esprits.
Comme le note l’anthropologue Anne Allison (Millennial Monsters, 2006), les dirigeants japonais, tournés vers le progrès scientifique et industriel, ont tenté d’effacer ces traditions perçues comme archaïques et embarrassantes aux yeux de l’Occident. Pourtant, loin de disparaître, ces croyances se sont adaptées, car « une croyance n’est jamais aussi forte que lorsqu’on tente de l’éradiquer », écrit Allison.

Plutôt que d’être abolies, les croyances se sont transformées, réinvestissant la vie quotidienne et la culture populaire. Allison parle alors de « techno-animisme », une logique où l’animisme shintō – qui voit l’âme (kami) dans toute chose – se déploie dans les objets modernes : jouets, gadgets électroniques, robots, mascottes virtuelles.
Le robot-chien Aibo de Sony en est un exemple emblématique, traité comme un véritable compagnon doté d’une personnalité. Idem pour les monstres de Pokémon ou les univers hybrides comme celui de Dofus (inspiré de références directes au folklore japonais, comme l’île de Pandala), qui témoignent de cette continuité entre l’animisme traditionnel et la culture pop mondiale.
De Mizuki à Miyazaki : les monstres vivants
La culture populaire japonaise du XXe siècle a offert une seconde vie aux monstres. Le mangaka Shigeru Mizuki, survivant de la guerre et grand connaisseur du folklore, a réinventé les yōkai dans GeGeGe no Kitaro.
Le cinéma de Hayao Miyazaki, avec Princesse Mononoké (1997), plonge lui aussi dans l’imaginaire shinto : esprits protecteurs, dieux-animaux et forces destructrices incarnent les tensions entre nature et humanité. Bref, ils sont partout, jusque dans les campagnes touristiques japonaises, où des mascottes locales reprennent l’iconographie traditionnelle.
Exorciser la peur : rituels et purification
Dans l’article Japanese Religious Responses to COVID-19: A Preliminary Report, Levi McLaughlin a montré que les sanctuaires shintō et temples bouddhistes ont réactivé des traditions rituelles, comme des prières collectives, goma-kuyō (feu), norito (prières), distribution de talismans, usage de hitogata (figurines en papier), pour protéger la collectivité face à la pandémie. Mais la période covid a surtout fait resurgir une yōkai : Amabié (アマビエ). Elle se tient sur 3 pattes en formes de nageoire, a les cheveux longs, une grosse bouche de la forme d’un bec d’oiseau et des écailles sur tout le corps.

Qu’il s’agisse d’eau, de feu, d’encens, de hitogata ou de prières, ces gestes fonctionnent comme un langage symbolique qui aide les communautés à donner sens au traumatisme. Là où l’Occident mobilise volontiers la psychanalyse ou la rationalité scientifique, le Japon maintient un rapport rituel et collectif à l’épreuve, en invoquant les yōkai.
– Maureen Damman




















































