Portraits d’une mère aimante ou d’un yôkai, d’une jeune femme ou d’une personne âgée, Yama Uba (山姥) fut peinte par de nombreux artistes japonais de la période Edô sous diverses formes. Cette femme au cœur de nombreuses légendes, maîtresse des montagnes, est perçue comme une déesse, une ogresse ou même une sorcière. Grâce à ses origines diverses, ce yôkai a différentes appellations : Yamauba, Yamamba, Yamanba, Yamahime, Yamahaha… Partons à sa rencontre.


Yamauba est principalement présentée de deux manières radicalement différentes. Elle est soit décrite comme un personnage désagréable, cannibale, une personne âgée, soit comme une femme particulièrement belle, jeune et douce avec de longs cheveux noirs, comme l’archétype de la femme sage. L’image de ce yôkai varie donc selon les traductions et les régions, ce qui rend la créature d’autant plus mythique. Elle est par exemple décrite avec des « cheveux hirsutes longs et blancs dorés » et avec un « kimono sale et en lambeaux » par Hearn Lafcadio. Elle semble avoir des traits communs à ceux de « la sorcière » selon le mythe occidental.

Hokusai : Yamauba, les cheveux défaits. Source : Wikimedia Commons

D’ailleurs, elle est souvent associée aux pouvoirs magiques ou surnaturels et de nombreuses légendes s’accordent à dire que les phénomènes mystérieux et inexplicables sont les fruits des manifestations de Yamauba. Au théâtre Nô, notamment dans la pièce « Yamauba, femme de la montagne » de Komparu Zenchiku, elle est décrite comme « la fée des montagnes, dont elle s’occupe depuis le début du monde. Elle les couvre de neige en hiver, de fleurs au printemps… Elle est très vieille. Des cheveux blancs et sauvages pendent sur ses épaules; son visage est très mince. »

Certains artistes peintres de la période Edô se sont prêtés à la représentation de cette femme souvent vue comme étant sinistre et vieille. Kitagawa Utamaro se place en opposition radicale à ces descriptions. Il peint une série qui la met en scène dans la position d’une simple mère aimante. Il abandonne la personnalité déroutante des légendes au profit de la figure maternelle. Avec sa série Yamauba et Kintarô, il révèle la fibre maternelle de la déesse et s’exerce à la représentation de l’enfance.

La représentation de l’enfant héroïque, Kintarô dont la peau est peinte d’une couleur brunie contrairement à sa mère, place la divinité dans le rôle d’une mère bienveillante. L’image que Kitagawa Utamaro dégage de la déesse est une divinité douce qui nourrit, élève, et prend soin de son fils. Nous sommes alors très loin de la figure de jolie jeune fille ou de la sorcière cannibale que notaient les histoires. Cette femme ermite est dépeinte avec les codes de beauté de la période Edô, c’est-à-dire avec une longue chevelure noire et une peau pâle. Cette conception est notable dans toute sa série. Dans son estampe « Yamauba no kami o tsukamu Kintarô » (« La divinité Yamauba attrapant Kintarô »), réalisée entre 1801 et 1806, elle est habillée d’un kimono et elle possède de longs cheveux noirs.

Kitagawa Utamaro : Yamauba no kami o tsukamu kintaro (entre 1801 et 1806). Ukiyo-e, xylographie en couleur. Bibliothèque du Congrès. Source : Wikimedia Commons

Son visage ovale, ses sourcils dessinés en noirs, son teint blanc sont typiques de l’esthétique picturale japonaise mais aussi de la beauté japonaise telle qu’imaginée à l’époque. Son long nez et ses dents colorées de noir sont aussi une de ces caractéristiques ainsi qu’une tradition à part entière. Seuls des cheveux légèrement décoiffés, ébouriffés évoquent la personnalité farouche du personnage. Kitagawa Utamaro reprend ce principe dans de nombreuses images de sa série, notamment « Yamauba to kintarō chibusa » (« Yamauba donnant le sein à Kintarô »). Son apparence et son attitude rappellent celle d’une mère, mais le détail de ses cheveux renvoie à son côté rustre et négligé. Bien qu’ils soient en désordre, ils sont peints de manière fluide, ondulante, encadrant un visage doux. Le caractère bienveillant de la déesse est accentué.

Kitagawa Utamaro : Yamauba no chichi o suh kintaro (1801). Ukiyo-e, xylographie en couleur. Bibliothèque du Congrès. Source : Wikimedia Commons

La série d’estampe de Kitagawa Utamaro expose donc une divinité très simple et proche de son fils. Pour autant, ces illustrations n’ont pas toujours été utilisées. Cette configuration de l’artiste est d’ailleurs plutôt originale. Au cours du XVIIIe siècle, nous retrouvons de longs parchemins présentant des yôkai. L’un d’eux, réalisé durant ce siècle, révèle la présence de la déesse de la montagne. Dans une position assise et reposant son menton sur un bâton – sans doute utilisé comme une canne –, Yamauba est vieille, hideuse. Les traits de son visage sont onduleux, vieillis. L’estampiste a, par ces lignes courbes, voulu rendre l’effet d’une personne âgée, qui a pratiquement déjà basculé dans l’au-delà. Alors qu’elle est représentée plus tard comme une femme dans la fleur de l’âge, elle était autrefois figurée avachie, munie d’une canne.

Anonyme : Yamauba, détail de Bakemonozukushie (entre 1700 et 1800). Ukiyo-e, xylographie et encre et couleur sur parchemin. Harry F.Bruning Collection of Japonais Books and Manuscripts. Source : Wikimedia Commons

Cette image d’une vieille femme assise, flétrie, et s’appuyant sur une canne est reprise par Sawaki Suushi en 1737. Réalisant à son tour un parchemin exposant des yôkai, il présente Yamauba au bord d’un précipice, à la montagne. Contrairement au peintre anonyme, Sawaki Suushi dévoile un peu plus la nature de la divinité en la contextualisant. Son personnage se trouve dans le décor d’une montagne et elle est habillée de feuilles de chêne. Cet accoutrement permet de parfaitement l’identifier.

Sawaki Suushi : Yamauba, détail de Hyakkai- Zukan (1737). Ukiyo-e, encre et couleur sur parchemin. Source : Wikimedia Commons

Ces deux personnages se rapportent bien plus à la description qu’il en est fait dans le mythe, ressemblant beaucoup plus à une sorcière. Pourtant, même si elle s’apparente à la vieille femme des montagnes décrites dans certaines variations, elle correspond aussi en partie au portrait qu’en fait Gaston Renondeau : tantôt décrite comme une simple vieille femme recluse, tantôt ouvertement caractérisée comme une sorcière. Dans ces deux représentations, Yamauba est loin de faire l’expression de pouvoirs surnaturels, et loin de l’image cannibale.

C’est le célèbre Katsushika Hokusai, en 1830, qui la peint sous ce trait. Il illustre « Le Démon rieur » qui s’intègre aux les traits méphistophéliques de la déesse. La Bibliothèque du Congrès décrit l’estampe comme montrant « un visage composé de deux démons : un Hannya, une femme qui se transforme en démon à cause de la jalousie, et un Yamauba, un démon qui mange des nourrissons amenés dans les montagnes. »

C’est Hokusai qui propose une version terrifiante de la déesse, mélangée à un démon. Dans ce cas présent, il est possible de se poser la question : est-elle encore une divinité ? Ce personnage qu’il représente avec des cornes et des crocs, souriante et railleuse, pointe du doigt la tête arrachée d’un nourrisson. Cela fait référence à l’anthropophagie mentionnée dans certains aspects du mythe. Loin de l’image de la douce jeune femme, elle est également loin de l’illustration d’un kami qui pourrait être vénéré. Or, il a existé des familles qui lui faisant des offrandes dans certaines régions afin de bénéficier de sa protection…

Katsushika Hokusai : Le Démon rieur dans la série Hyaku Monogatari (1830). Ukiyo-e, encre et couleur sur papier. Source : Wikimedia Commons

Hokusai se place dans la filiation de Sawaki Suushi par la figuration d’une femme ridée. Le soucis du détail du peintre va jusqu’au dessin des mains qui semblent touchées par l’arthrose. Néanmoins, il se situe également dans la pérennité de ses contemporains en représentant Yamauba avec des cheveux hirsutes. À travers la main d’Hokusai, et pour l’éternité, Yamauba acquit définitivement son image de monstre terrifiant et craint qui hante encore l’esprit de ceux qui l’observent un peu trop longtemps…

Mais qui était Yama Uba ?

Ces quelques estampes de l’Histoire japonaise manifestent la présence d’une figuration diverse de Yamauba. D’une représentation sous les traits d’une femme âgée s’aidant d’une canne pour marcher à celle d’une mère ou d’un démon, Yamauba connaît différentes interprétations contradictoires. Cette discordance peut s’expliquer par les différences d’époques : les convictions, les problématiques, les peurs populaires, les intérêts sont mouvants. On remarquera au passage comment l’image d’une femme isolée dans la nature, indépendante et jugée « rustre » semble générer les pires craintes à travers les cultures du monde entier. Une chose est certaine, la créature a survécu jusqu’ici dans notre imagination collective.

La légende de la sorcière de la montagne est toujours une source d’inspiration pour la pop culture moderne. Lippoutou, le pokemon, serait directement inspiré du personnage de Yamauba. Elle apparaît également dans l’animé Mokke, dont un épisode porte le nom. Sans oublier la très connue Yubaba du Voyage de Chihiro, vieille sorcière responsable des bains publics pour les esprits, directement inspirée Yamauba. Aujourd’hui encore, les parents japonais utilisent ce mythe de la vilaine sorcière pour effrayer gentiment leurs enfants dans le but de les faire obéir.

La légende n’est donc jamais très loin de la culture contemporaine. Accolées l’une à l’autre, elles se nourrissent mutuellement. Yamauba continue aujourd’hui de vivre dans nos imaginaires désormais mondialisés. Qui était-elle vraiment ? A-t-elle seulement existé ? Était-elle un monstre ? Ou une simple victime des peurs populaires comme nos sorcières européennes ? On notera que les prétendues sorcières étaient souvent des sages-femmes proches de la nature, comme l’image originelle de Yamauba. Le qu’en-dira-t-on rarement bienfaisant les a peu à peu transformées en monstres. Peut-être qu’une balade en forêt au cœur des montagnes du Japon en pleine nuit répondra à ces interrogations…

Et si vous ne voulez pas dormir de la nuit, regardez le court métrage japonais de la sorcière Yamauba, le tout réalisé à l’aide de petites marionnettes franchement terrifiantes.


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