L’œuvre de Toshio Saeki – que nous avions déjà abordée ici – suscite un regain d’intérêt sans précédent depuis la réédition de ses œuvres en dehors du Japon. De grandes expositions sont organisées à San Francisco, à New York ou à Londres, et le public occidental répond positivement à l’art underground particulièrement choquant de l’artiste japonais spécialisé dans les illustrations sensuelles et grotesques. Mais derrière le choc des images, c’est la culture japonaise qui se voit déshabillée…
Dans un Japon en pleine reconstruction au lendemain de la Seconde Guerre Mondiale, la mutation radicale à laquelle la nation est contrainte l’amène à s’ouvrir à l’influence occidentale, plongeant le pays dans un paradoxe culturel. Les autorités d’occupation américaines importent une culture qui crée une effervescence incroyable. Le manga, la littérature et le cinéma puisent dans ce choc culturel pour créer une véritable dynamique, une révolution artistique.
C’est dans ce contexte particulier que naît dans la préfecture de Miyazaki l’illustrateur Toshio Saeki (1945-2019). Sa famille s’installe en 1949 à Osaka, où il grandit et apprend très vite à dessiner. Après avoir fini le lycée, il découvre à l’université les estampes de l’époque Edo et développe un intérêt pour les univers macabres et érotiques issus de l’ero-guro, un mouvement artistique et littéraire japonais apparu vers 1930.
Se préparant à une carrière de dessinateur publicitaire, il réalise rapidement qu’il porte en lui une ambition créative qui dépasse la satisfaction que pourrait lui apporter une vie professionnelle stable. En 1969, il déménage à Tokyo et développe son propre univers en contribuant régulièrement à la revue érotique SM Select, qui lui laisse carte blanche, et avec laquelle il entame une collaboration qui s’étale sur plus de vingt ans. Les années 70 frappent à la porte et son énergie créatrice explose.
La folie des années 1970
En 1970, Toshio Saeki vit une année charnière pour sa carrière. L’artiste produit les premiers dessins érotiques et oniriques qui le rendront célèbre. Il rencontre cette année-là une forme de reconnaissance qui le conforte dans ses choix. Le magazine Heibon Punch lui consacre un encart dans l’un de ses numéros, lui apportant une visibilité immédiate. Saeki Toshio Gashuu (1970), son premier ouvrage, évoque selon lui « une fresque cauchemardesque inspirée par l’imagerie japonaise traditionnelle ». Il réitère en 1971 avec son deuxième recueil Saeki Toshio sakuhin-shū. L’éditeur Haga-Shoten, réputé pour publier les œuvres d’auteurs influents comme Shūji Terayama (poète, écrivain et cinéaste), lui donne carte blanche pour son troisième livre. Les succès se succèdent.
Toshio Saeki élabore ce troisième livre dans des conditions particulières, voire macabres… Sa femme (japonaise) est alors poursuivie par un harceleur où qu’elle aille. Le couple qui vit une période infernale préfère se cacher dans des tsurekomi yado (anciennes formes des Love Hotels pour clients accompagnés) afin de fuir la menace de l’agresseur. C’est dans ces hôtels réservés aux amants qui souhaitent trouver un abri pour des relations discrètes qu’il achève en deux mois les dessins de Red Box (1972). La même année, l’un des dessins de ce recueil est utilisé par John Lennon et Yoko Ono pour illustrer le livret de leur album Some Time in New York City (1972). L’artiste gagne encore en visibilité internationale.
Très populaire au Japon dans les années 1970, Toshio Saeki se voit consacrer de nombreuses expositions dans son pays et dans le monde entier. Il interrompt cependant ses différentes collaborations avec la presse à la fin des années 1980, décidant de vivre désormais reclus dans les montagnes de la préfecture de Chiba. Ce mode de vie radicalement nouveau explique la sous-exposition de son travail à la fin du XXème siècle. Mais ses premières œuvres restent atemporelles.
Sa personnalité modeste, réservée, et non matérialiste, l’éloigne du monde de l’art malgré la curiosité du public à son sujet. C’est pourquoi, en dépit de son influence sur la scène underground, l’œuvre de Saeki ne fait pas l’objet d’une étude approfondie de la part du monde de l’art, que ce soit au Japon ou à l’étranger. Néanmoins, ce manque d’attention est aussi dû au contenu même de l’œuvre de l’artiste qui dérange, creusant dans les profondeurs les plus sombres de l’inconscient nippon, matérialisant les cauchemars sur le papier. Ainsi, l’œuvre de Toshio Saeki intéressera très peu le monde de l’Art académique.
Suggérer pour mieux montrer
En s’appropriant les œuvres des grands maîtres tels que Hokusai, Utamaro ou Yoshitoshi, Toshio Saeki s’affirme comme un héritier de l’art traditionnel japonais, en le rendant plus dérangeant, plus fascinant, plus moderne et peut-être aussi plus critique des mœurs de son temps. Il y a dans l’œuvre de l’artiste un caractère profondément déroutant, tant pour le lecteur japonais que pour le lecteur occidental, chacun trouvant dans ce trait une forme d’exotisme.
Pour un œil étranger, les intérieurs des maisons, les personnages, les vêtements et les démons qu’il dépeint sont synonymes de Japon. Pourtant, Saeki ne considère pas son travail comme faisant partie d’un environnement strictement japonais, mais plutôt comme le résultat de sentiments universels tels que la peur, l’incertitude, l’anxiété ou le bonheur.
Son univers fantasmatique contribue largement à la diffusion du genre ero-guro nansensu (écourté ero-guro), qui combine l’érotisme à des éléments macabres et grotesques dont la paternité est attribuée à Edogawa Ranpo, auteur des romans terrifiques La Bête aveugle, L’Île panorama ou encore La Chaise humaine. Ce genre, qui remonte aux origines du dessin japonais classique, est à la croisée des traditions japonaises du shunga (gravures érotiques traditionnelles nées au XVIIème siècle) et du yōgai-ga (images folkloriques de monstres et de fantômes).
Toshio Saeki s’en inspire et met en scène des personnages dans des positions suggestives, et souvent dans des situations scabreuses ou étranges, dans lesquelles le sexe est omniprésent sans toutefois être pornographique. En accord avec la législation japonaise, l’artiste ne représente jamais les sexes de ses personnages. Stimulé par cette censure, il fait de l’interdit une contrainte artistique pour conserver l’érotisme et la provocation de ses illustrations. Le résultat est d’autant plus fort, puisqu’il repose sur la suggestion, à travers un dessin pur, à la ligne claire et précise et aux aplats de couleurs vives et criardes.
Une beauté qui transcende la cruauté
Si les illustrations absurdes de Toshio Saeki entraînent interrogation, attirance et malaise, c’est aussi parce qu’ils provoquent un sentiment troublant, entre dégoût et fantasme, rejet et attraction. Tel est le paradoxe de l’œuvre de Saeki, qui produit des images malsaines, mais dont la beauté fascine et transcende la cruauté à laquelle le spectateur doit faire face. Cette perception ne s’explique que par l’originalité d’une œuvre extravagante, sortie de la plume d’un artiste qui aime la provocation et cherche constamment à retrouver la satisfaction qu’il connaissait lorsqu’il était enfant et qu’il montrait ses histoires étranges à ses amis. Ceux-ci lui demandaient alors de représenter des scènes à caractère érotique à une époque où ces images étaient difficiles d’accès.
Outre la sexualité, l’étrangeté de son travail réside dans l’exploration des zones les plus reculées et obscures du désir. L’amour et la mort se côtoient comme la violence et l’humour, et l’ensemble donne une satire sociale qui témoigne du contexte dans lequel l’artiste évolue, mettant en exergue les névroses qui en découlent. Ses personnages féminins sont souvent en proie à des démons malsains et pervers, qui sont une manière de dénoncer la dictature des sens masculins sur la condition féminine japonaise où la très (trop) jeune fille est l’objet de tous les désirs et est priée de s’y plier.
Il met ainsi en lumière la manière dont les attitudes sont façonnées dans un monde global qui n’est plus culturellement déterminé par la géographie, et cela à l’égard du fétichisme, de la violence et du genre. Son œuvre recouvre aussi la question de l’esthétisation de la sexualité et de la violence, ainsi que du rapport entre la culture underground et la culture mainstream. En somme, ce contexte offre une occasion d’examiner le travail de Saeki dans le cadre de l’art japonais, et plus globalement d’étudier les nombreuses questions que ses œuvres soulèvent.
Relativement peu connu en France et surtout peu publié, il faut attendre les années 1990 avant que son ouvrage Japon Intime ne soit édité, puis les années 2010 pour que Cornélius entame son anthologie chronologique de l’auteur, en commençant par Rêve Écarlate. Toshio Saeki est alors redécouvert, en librairie ou en galerie, et son travail d’autant plus apprécié.
L’artiste, vivant reclus jusqu’à la fin de ses jours en 2019, a montré aux nouvelles générations qu’il était un maître dans son domaine, mais aussi qu’il est possible d’établir un discours puisant sa force dans la suggestion, qui trouve son éloquence dans le non-dit, et de la beauté dans une sombre et apparente laideur.
Sébastien Raineri
Image d’en-tête : © The Estate of Toshio Saeki Editions Cornélius (2019) Red Box