Plongeons dans les méandres de la relation amoureuse au Japon. Pour nos lecteurs cinéphiles le nom de Ryûsuke Hamagushi n’est pas inconnu. C’est le réalisateur de « Asako I&II » et de « Senses » deux films auxquels nous avions consacré un article. Aujourd’hui, on revient sur le premier long-métrage du réalisateur diffusé à l’occasion du festival Saisons Hanabi. L’occasion de découvrir avec « Passion » la genèse des thèmes qui seront si chers à Ryûsuke Hamagushi.

Dans un restaurant au nom prémonitoire « El Secreto », une soirée réunit des amis pour l’anniversaire de l’une d’entre eux, Kaho. L’occasion pour celle-ci d’annoncer son mariage avec son compagnon Tomoya. Parmi les amis rassemblés, un autre couple s’apprête à devenir parents. Pour le spectateur cette scène montre les protagonistes heureux et épanouis dans leur vie. Mais ceux qui connaissent déjà Ryûsuke Hamaguchi se doutent que ce bonheur de façade ne peut que voler en éclats…

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Ce qui ne va évidemment pas manquer d’arriver et s’amorcera ce dès le soir même quand les amis se séparent et que les hommes vont finir la soirée chez une amie, Takako, dont l’un d’eux s’est épris. À partir de ce moment, les principaux personnages seront tourmentés intérieurement, s’interrogeant en particulier l’affection qu’ils éprouvent ou non pour leur moitié ou pour une autre personne. L’occasion de remettre sa vie en perspective, de réfléchir aux choix qui ont été faits et à leurs conséquences dans le futur, voir envisager de tout bouleverser pour mettre en accord sa vie avec ses sentiments profonds enfin acceptés. Des thèmes profondément universels que nous découvrons à l’écran au cœur de la culture japonaise.

Ryûsuke Hamaguchi réalise « Passion » en 2008, sept ans avant « Senses » (2015) et onze ans avant « Asako I&II » (2019). Et pourtant malgré les années séparant ces films, ils pourraient tous être reliés tant ils se complètent et partagent des thématiques similaires chacun conservant toutefois une identité propre. Si le cœur de « Senses » était d’interroger sur le poids des non-dits et les ravages qu’ils causent au Japon, cette trame trouve son origine directement dans Passion. À la place du groupe d’amies de « Senses » dont l’amitié se voit être fracturée, « Passion » aborde ce thème dans le cadre de relations amoureuses et plutôt du point de vue masculin cette fois. Mais le propos sur les sentiments refoulés par les personnages avec les conséquences sur leur vie se retrouve dans les deux films.

Un thème cher à Ryûsuke Hamaguchi qui interroge une société japonaise où il est mal vu de laisser paraître ses émotions et opinions en public. C’est le concept japonais fondamental du Honne et Tatemae. Pour se libérer de ces chaînes dont ils sont inconsciemment prisonniers, certains protagonistes se mettront à nu au cours d’un jeu de la vérité. C’est seulement sous le couvert d’un divertissement qu’ils se permettront (sans le réaliser) de briser la barrières des conventions sociales et exprimeront ouvertement ce qu’ils ont sur le cœur les uns envers les autres. Une scène charnière permettant au réalisateur d’amener le film à son point culminant en plus de pousser le spectateur japonais à réfléchir sur la société dans laquelle il baigne. Le film est donc tout aussi pertinent pour les spectateurs étrangers curieux de découvrir les aspects intimes de la culture que pour les japonais eux-mêmes bousculés dans leur conception des relations humaines.

Autre thème au centre de l’intrigue de Passions, la relation de couple entre un homme et une femme. Connaît-on vraiment celui ou celle dont on s’est épris quand tout le monde porte un masque ? À-t-on choisi la bonne personne, sur de bons critères pour partager sa vie ? Jusqu’où peut-on faire semblant pour garder la face ? Ici c’est alors au (futur) film Asako I&II dont l’héroïne s’éprend d’un homme qui a le physique exact de son amour disparu que « Passion » fait penser. Ainsi, si Kaho et Tomoya annoncent leur futur mariage au début du film, le doute quant à la viabilité de leur couple va s’insinuer entre eux personnifié par la mère de Kaho qui, à la surprise du couple, déclare franchement ne pas apprécier son futur gendre quand celui-ci lui demande officiellement la main de sa fille.

À l’incompréhension succédera la réflexion et chacun de leur côté Kaho et Tomoya remettront leur couple (et leur avenir) en question. Chez Kaho, professeure, cette démarche sera nourrie par une révélation inattendue que lui avaient faite ses élèves plus tôt, la déstabilisant dans ce qu’elle pensait connaître d’eux. Dernière symbolique lourde de sens, les tourments des personnages se développent toujours de nuit, le matin signant lui le retour à l’ordre naturel des choses et à la prise de conscience en fin de film. La lumière/compréhension succédant à l’obscurité/questionnement.

Pour accentuer un récit centré sur la narration et les questionnements de ses personnages, Ryûsuke Hamaguchi choisit de les filmer au plus proche. La caméra se focalise principalement sur le héros ou l’héroïne qui s’exprime, cadrant souvent sur le visage puis demeurant immobile. De cette manière la caméra se fait oublier et le spectateur peut percevoir chaque nuance dans l’attitude du personnage comme s’il était lui aussi présent dans la pièce. Hormis pour deux brèves scènes, la musique est absente de Passion, un choix qui deviendra une constante dans les films suivants de Ryûsuke Hamaguchi et qui permet de renforcer l’immersion dans le film.

Si « Passion » fut le premier film de Ryûsuke Hamaguchi, il dévoile déjà tout le potentiel du réalisateur dans l’art de créer des protagonistes en souffrance, tourmentés par l’existence ou affectés par le comportement d’une tierce personne. Des personnages au service desquels se mettent des dialogues minutieusement construits pour faire passer toute la charge émotionnelle auprès du spectateur. Des individus en quête de réponses, lesquelles seront souvent douloureusement acquises.

S. Barret


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