Ghost of Yōtei révèle malgré lui le malaise d’une époque : celui d’une catégorie d’hommes incapables d’accepter qu’une femme forte et réaliste puisse exister sans leur validation, et ce même dans un simple jeu-vidéo. Derrière cette énième panique morale sous le spectre de l’anti-wokisme, c’est toute une culture du fantasme masculiniste qui vacille tant elle est devenue la caricature d’elle-même. Analyse culturelle critique sans langue de bois.


La sortie du jeu tant attendu Ghost of Yōtei fait quelques remous dans la communauté gaming. Si le jeu est une réussite absolue en matière de narratif et de visuels, la communauté masculiniste, ce cri du cygne d’un patriarcat en fin de vie, a tout de même trouvé à redire. C’est l’héroïne qui est désormais la cible de leurs critiques : pas assez sexy, pas assez voluptueuse, pas assez jeune, pas assez maquillée, trop indépendante… Bref, tous les clichés du beauf-moyen y passent. Après la vague de haine contre un personnage noir, voici la vague de haine contre un personnage féminin qui ne correspond pas aux critères de beauté idéalisés de ces messieurs frustrés. Une énième polémique stérile d’une grande « originalité » qui ne fait plus rire personne, mais qui raconte pourtant une histoire culturelle.

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« Si Atsu avait ressemblé à ça, le jeu se serait vendu par millions aujourd’hui. »

La polémique enfle avec cette image devenue virale sur les réseaux sociaux. Il faut croire que les incels – les fameux célibataires involontaires – sont restés bloqués au degré de développement mental d’un ado de 13 ans plein de fantasmes libidineux. Si tout ça peut prêter à sourire, il y a de vraies questions de société derrière ces deux visions diamétralement opposées, avec des effets délétères bien réels sur la condition des femmes, au Japon particulièrement.

Pour ceux qui ne savent pas, il s’agit (à droite) de l’héroïne japonaise du jeu Ghost of Yōtei qui est absolument superbe par son histoire et ses paysages à couper le souffle. On y joue Atsu, une femme d’environ 30 ans dont la famille fut massacrée pendant son enfance. À l’époque Edo, arriver jusqu’à la trentaine en bonne santé était déjà un exploit. La manière dont Atsu est représentée par SuckerPunch Productions est tout à fait réaliste ! Un visage traditionnellement japonais, proche des standards de beauté de l’époque, sans maquillage inutile pour une guerrière, et à la poitrine écrasée sous son kimono pour faciliter les mouvements. Cette représentation n’est pas de la propagande woke, mais une tentative réussie de se rapprocher de la réalité.

À gauche, par opposition, vous avez le modèle fantasmé par la communauté des modeurs voulant satisfaire la libido d’une partie des gamers. Le truc « pas woke » du tout, donc… Pour en rire, je l’ai montré à ma compagne japonaise. « Elle a le visage d’une star de K-POP de 17 ans avec le corps d’une actrice de vieux films por*o japonais », me dit-elle en rigolant. Ceux qui croient que c’est ça la réalité n’ont jamais posé les mains sur une Japonaise. Mais si seulement ça s’arrêtait là…

« sois belle et surtout ferme-la. »

Dans le monde bien réel, au Japon où les questions féministes n’existent pas ou très peu, la société continue d’imposer des standards complètement irréalistes aux femmes. Des yeux japonais ? Pas à la mode. Il faut faire sa petite chirurgie d’agrandissement des yeux à la sortie des études pour ressembler aux modèles occidentaux ! Une petite poitrine (pourtant la norme génétique au Japon) ? Il faudra envisager une augmentation mammaire pour satisfaire les envies de ces messieurs ! Une personnalité ? Non. Mieux vaut se forcer à avoir une voix fluette ridicule et se soumettre à toutes les envies délirantes des hommes. Une opinion ? N’ose même pas y penser, pauvre hystérique. En gros, sois belle et surtout ferme-la.

Il est vrai, une partie des Japonaises suit cette tendance depuis leur plus jeune âge parce-que la culture ne leur offre pas d’autres modèles émancipateurs, ou vraiment très peu. On appelle ça le déterminisme social. Tout dans leur société leur rappelle à cette soumission, depuis la pop-culture jusqu’aux règles en entreprise avec ses interdictions/obligations délirantes visant les femmes. Pourtant, face à cette caricature désolante, de plus en plus de Japonaises disent NON, ce qui agace fortement les masculinistes pour qui ce réajustement des libertés des femmes est une source de fragilité, de colère et de stress (les pauvres).

Il suffit de tendre l’oreille aux Japonaises elles-mêmes pour s’en faire une idée. Les attentes des hommes Japonais sont tellement nombreuses et irréalistes que deux grands choix s’imposent : faire semblant, se soumettre, jouer un rôle, se déguiser pour combler ces attentes en abandonnant sa personnalité, OU BIEN la fuite, prendre sa liberté, accepter son être, fuir les carcans de la société quitte à rester seule un temps, avec le risque de ne pas être désirable. Naturellement, beaucoup choisissent le célibat pour éviter cet enfer au quotidien. Au Japon, 40% des adultes de plus de 25 ans sont célibataires.

Et c’est là tout le drame. Pendant que certains débattent pour savoir si le corps d’une héroïne de jeu vidéo est « assez sexy » pour les joueurs masculins, des millions de vraies femmes se battent en société pour simplement exister sans être réduites à un simple corps, un fantasme, un jouet, un truc qu’on utilise et qu’on jette après usage.

« la femme idéale qu’ils fantasment tant n’a jamais existé ailleurs que dans leurs esprits étriqués. »

Atsu, dans Ghost of Yōtei, n’est pas qu’un personnage : c’est un miroir. Elle incarne cette force tranquille, cette rage contenue de celles qui refusent de plier. Une héroïne crédible, humaine, imparfaite, donc profondément belle.

Peut-être que ce qui dérange tant certains hommes dérangés, ce n’est pas qu’Atsu soit trop réaliste, mais qu’elle leur rappelle que « la femme idéale » qu’ils fantasment tant n’a jamais existé ailleurs que dans leurs esprits étriqués. Et quand la fiction ose enfin montrer une femme forte sans se travestir pour flatter leur ego, ils crient à la propagande. Non, messieurs les mascu, ce n’est pas la fin du jeu vidéo. C’est juste la fin de vos petites illusions immatures.

– Mr Japanization