Le rôle de la femme dans la société japonaise… Un sujet qui depuis des siècles n’en finit plus de faire couler de l’encre. Dans « Fleur de l’ombre », le maître du manga Kazuo Kamimura nous partage la quête de liberté de la jeune Sumire qui tente de tracer son chemin à la force de son âme et de sa séduction. Découverte !

Fleur de l’ombre est un manga dessiné et écrit par Kazuo Kamimura (Lady Snowblood, Le Club des divorcés…).

On y suit Sumire, qui travaille dans un grand magasin de Tokyo dans les années 70. Issue d’une relation adultère entre un homme politique et sa mère, elle a toujours vu cette dernière plonger dans le chagrin et incapable d’aimer un autre homme. En entrant dans la vingtaine, la jeune femme se demande sur quels rails elle doit lancer sa vie d’adulte alors qu’elle se trouve à un carrefour ressemblant étrangement à celui où s’est trouvée sa génitrice il y a deux décennies. Entre désir, destin et repères perdues, la jeune Japonaise va tenter de trouver sa voie.

Fleur de l’ombre : quand les plantes veulent pousser loin du soleil

Quand Sumire regarde autour d’elle, elle a l’impression que les femmes ne sont rien sans les hommes. D’ailleurs, le but de ces dernières n’est-il pas de trouver un mari pour le servir ensuite fièrement ? Et malheur à celles qui, comme sa mère, tombent vraiment amoureuses de ceux dont elles ne pourront jamais partager la vie ! C’est justement en voyant cette dernière dépérir jusqu’à en perdre la tête que la jeune femme décide de prendre les rênes de sa vie. Ne signifiant pas qu’elle refuse d’aimer et de se faire aimer, elle le désirera cependant sous ses conditions.

Sûre de ses charmes, elle fait par exemple signer des contrats à des hommes pour qu’ils l’entretiennent. En échange ? De la compagnie, du temps et souvent un peu plus. Fleur de l’ombre met donc en scène une Japonaise qui utilise ses atouts pour rester maîtresse de son destin.

Dans son périple de près de 1 000 pages, elle va rencontrer de nombreux hommes qu’elle utilisera parfois, tout en ne s’interdisant jamais de tomber vraiment et passionnément amoureuse si c’est ce que lui dicte son cœur. Son histoire avec un joueur de tamisen aveugle de 30 ans son aîné est ainsi très intrigante, lui qui ne peut pourtant qu’imaginer sa beauté. L’ouvrage n’est cependant pas à charge, montrant une infinité de relations et d’hommes qui n’y sont pas inévitablement des tortionnaires avilissant. L’amour peut ainsi, sous certaines conditions, devenir réciproque et romantique, même dans les années 70 sur l’archipel, fort heureusement.

D’autres femmes traverseront aussi sa vie, certaines fortes et indépendantes, lui ouvrant les yeux sur le fait qu’une vie affranchie des conventions est bien possible, même s’il faudra parfois se battre –au sens propre comme au figuré- pour l’atteindre. De quoi influencer les choix de la jeune femme ? En électron libre lâché dans la nature, elle fait surtout, et avant tout, ce qu’elle veut.

Jusqu’où mènera l’horizon ?

« Sumire n’appartient à personne et sa place est autant partout que nulle-part ».

Bien qu’habitée d’une grande mélancolie, Sumire laisse en effet parler sa fougue, sa fantaisie et sa sensualité. Elle n’hésite jamais non plus à s’épanouir dans des relations éphémères mais torrides. Elle disparaît alors, laissant une marque indélébile chez celles et ceux qui, devant son visage éploré, aimeraient bien la garder à leurs côtés et lui redonner le sourire. Mais Sumire n’appartient à personne et sa place est autant partout que nulle-part.

Son périple l’amène de bars en restaurants, en passant par des chambres d’hôtel, des salles de spectacles, des champs de la campagne japonaise, la neige, le soleil ou la plage…On peut dire que la jeune femme n’a pas peur de voyager et de surprendre. Autour d’elle, toute une population iconoclaste dont la rencontre lui permet de se connaître un peu plus elle-même et d’en apprendre sur les relations humaines, sidérée qu’elle peut être par certaines dynamiques bien loin des siennes.

L’histoire est divisée en 39 chapitres pour autant d’aventures qui se suivent et se répondent. Le destin de Sumire nous passionne, d’autant qu’il nous est conté d’une main de maître.

Une esthétique sublime entre ténèbres et paradis

Quand Kazuo Kimura se lance dans Fleur de l’ombre en 1976, il a déjà ébloui le monde du manga en à peine quelques années. Le dessinateur vient en effet d’enchaîner, entre autres, Lady Snowblood (1972), Le Fleuve Shinano (1973) et Le Club des divorcés. Trois œuvres qui marquèrent les lectrices et lecteurs par la qualité de leurs histoires mais aussi par le ravissement du trait de l’auteur. Peu de personnes auront maîtrisé le noir et blanc avec une telle délicatesse, rappelant souvent les estampes japonaises.

Ici encore, difficile de ne pas s’arrêter de longues minutes pour contempler certaines planches. A tel point que leur onirisme et leur subtilité mériteraient quelquefois d’être encadrées. Que ce soit des paysages ou simplement des visages marqués par les tourments intérieurs, aucune case ne laisse indifférent. Celles sans dialogue sont souvent les plus touchantes : les regards exprimant souvent plus que les mots.

« Fleur de l’ombre est un portrait sublime d’une Japonaise qui tient à son indépendance encore plus qu’à son bonheur ».

Fleur de l’ombre est un portrait sublime d’une Japonaise qui tient à son indépendance encore plus qu’à son bonheur. Une œuvre qui marque les esprits sur la forme comme le fond.

À noter que l’ouvrage en deux tomes comporte plusieurs scènes de sexe et de violence à ne pas mettre sous tous les regards. L’histoire de Sumire est donc réservée à un public averti.

Fleur de l’ombre est disponible en deux tomes de presque 500 pages chez Kana, éditeur de Show-ha Shoten.

– Stéphane Hubert