Au Japon, un nombre record d’individus disparaît volontairement chaque années : de 80 000 à 100 000. Si le phénomène des « Jôhatsu » (蒸発), les « évaporés », est désormais connu, il continue de fasciner et d’alimenter des productions variées. Ainsi est né « Jôhatsu – Évaporés », co-réalisé par Arata Mori et Andreas Hartmann, un documentaire que vous ne pourrez voir qu’en dehors du Japon. On vous explique tout !

En pleine nuit, une femme fait le guet au volant d’une voiture. Elle surveille la fenêtre d’un immeuble et communique avec une seconde voiture, garée juste derrière. Soudain, un homme masqué, visage flouté, s’engouffre dans la voiture qui démarre aussitôt. Il a quitté son domicile précipitamment, profitant d’un moment d’inattention de sa petite amie.

On ne saura pas ce que va devenir cet homme, un « évaporé » visiblement bouleversé par le voyage a priori sans retour qu’il est sur le point d’accomplir.

Un sujet qui fascine

« Au Japon, les disparitions volontaires ont commencé à se multiplier dans les années 60 »

Au Japon, les disparitions volontaires ont commencé à se multiplier dans les années 60, parfois pour fuir un mariage arrangé. Dans le film L’évaporation de l’homme de 1967, Shohei Imamura engage par exemple un acteur pour accompagner une femme partie à la recherche de son fiancé évaporé, mêlant fiction et documentaire.

En 2013, paraît le roman Les Évaporés de Thomas B Reverdy qui se penche sur le même phénomène (ensuite adapté en bande dessinée par Isao Moutte). Puis en 2014, une enquête sur plusieurs années conduite par les journalistes Lena Mauger et Stéphane Remael, Les Évaporés du Japon, nous plonge dans le quotidien d’évaporés japonais. En 2022, le film A man de Kei Ishikawa aborde le sujet sous l’angle d’un thriller.

En réalité, les évaporations n’ont jamais tari et augmentent même en temps de crise économique.

Un personnage féminin attachant

Dans ce documentaire, le fil rouge est Saita, la cinquantaine, qui vient « d’exfiltrer » l’homme et qui assure également son nouveau départ en toute discrétion. Saita est patronne d’une société de déménagement nocturne : les « yonige-ya ». Comme celles qui ont fleuri dans les années 90, au moment de l’éclatement de la bulle financière au Japon, occasionnant une vague de faillites et donc d’évaporations.

Devant la caméra d’A. Mori et A. Hartmann, l’acte de disparaître devient tout à coup très concret : moyennant finances, Saita se charge des formalités les plus triviales qui feront de ce moment décisif une réussite.

« Au Japon, la loi sur la protection des données personnelles protège les évaporés de ceux qui se lanceraient à leur recherche »

Au Japon, la loi sur la protection des données personnelles protège les évaporés de ceux qui se lanceraient à leur recherche. Et à moins que vous ne soyez impliqué dans une affaire criminelle, aucune chance que la police ne s’intéresse à votre disparition. L’évaporation est donc considérée comme un droit et les entreprises qui portent assistance aux candidats sont légales, quoiqu’œuvrant parfois dans une « zone grise ».

Mais alors, comment montrer des évaporés à visage découvert ? Comment recueillir leur parole ?

Il a d’abord fallu convaincre Saita de s’exprimer sans être floutée. Évaporée elle-même à l’âge de 26 ans, elle consacre désormais chaque jour de sa vie à aider les gens et joue parfois le rôle de conseillère ou de mère de substitution. Elle trouve à certains un emploi et un hébergement. Saita est mariée mais son mari ne souhaite pas d’ennuis : si ses activités et son identité sont découvertes, le divorce sera prononcé immédiatement.

Malgré les risques et parce qu’il s’agit d’une coproduction étrangère, Saita a fini par accepter. Elle a ensuite permis à l’équipe du film d’entrer en contact avec d’autres évaporés à travers le Japon, avec une contrepartie : que le film ne soit pas diffusé dans le pays, respectant la volonté de chacun de ne pas être retrouvé.

Un film qui montre la vie de ces anonymes

Derrière les murs des quartiers résidentiels, on fomente des projets d’évasion ou on se cache. Une impression de désolation se dégage de ces lieux où aucune présence humaine ne permet le réconfort. Ainsi, la caméra croise la route d’êtres errants au destin triste, tragique, parfois absurde pour des yeux occidentaux.

« Tous ont en commun la honte de déroger à l’ordre social, à la réussite attendue »

Un homme qui a ruiné l’entreprise familiale, un autre battu par sa femme, un couple racketté par un patron, une femme qu’on devine paranoïaque, des victimes de maltraitances… Tous ont en commun la honte de déroger à l’ordre social, à la réussite attendue.

L’évaporation est une alternative au suicide. Elle fabrique des existences en sursis, condamnées à errer car une fois qu’on a tourné les talons, travailler officiellement ou fonder une famille devient presque mission impossible. Il faut parfois disparaître à nouveau pour brouiller les pistes.

Certains évaporés devenus marginaux trouvent refuge dans des quartiers pauvres comme San’ya à Tokyo ou Nishinari, à Osaka, où personne ne se soucie de leur nom ni de ce qu’ils font. Ils semblent y trouver un peu de chaleur humaine et de vie sociale.

Mais il arrive aussi qu’ils ne coupent pas les ponts avec leur famille, même s’ils se tiennent à distance d’elle. Car si certains acceptent l’irréversible, d’autres conservent quelques rêves de normalité et l’espoir, un peu illusoire, de retrouver un jour leur vie d’avant.

Par la voix de ces Jôhatsu ou de leurs proches, le film met en lumière des défis qui semblent complexes à relever pour la société japonaise, à différents niveaux.

On peut se demander si donner une visibilité à ceux qui ont fait le choix de disparaître contribuera ou non à changer un jour la donne.

Fiche technique

Titre original : Jôhatsu – Die sich in Luft auflösen
Réalisateurs : Andreas Hartmann & Arata Mori
Année: 2024 | Durée: 86min | Genre: Documentaire

– Candice Corbeel