A Tsugu Tsugu, comme dans bien d’autres boutiques, les grandes étagères en bois sont remplies à ras bord. Pas de babioles fraîchement sorties d’usine, non, mais des objets en porcelaine parfois centenaires, qui, toutes craquelures et fissures dehors, attendent patiemment leur tour. Dans cet atelier de Tokyo, ces objets anciens sont restaurés de la plus belle des manières grâce à la méthode ancestrale du Kintsugi. Mr Japanization a testé pour vous cet art traditionnel japonais qui donne une seconde vie aux objets cassés en les parant de poudre d’or…
Une servante bien maladroite…
C’est un petit atelier de bois et de béton au cœur d’un quartier calme de Tokyo. La pluie de fin d’été fouette sa grande vitrine où, à l’intérieur, bien au sec, sont exposés bols, tasses et autres vaisselles en céramique colorée.
Mais ces objets ont quelque chose de spécial : de belles nervures dorées parcourent leur chair argileuse. Ces stries sont la signature du célèbre Kintsugi, l’art japonais de réparation de céramique dont Tsugu Tsugu a fait sa spécialité.
Le Kintsugi est un art traditionnel du Japon qui date du XVème siècle. Si son histoire souffre de ne pas avoir été écrite à l’époque, elle est aujourd’hui truffée de légendes. L’une d’elle raconte que le Kintsugi aurait été créé par la servante d’un shogun qui, maladroite, aurait cassé un bol en porcelaine très important et aurait cherché un moyen de sublimer l’objet abîmé pour éviter de se faire tuer par son maître en colère… Elle rassembla et fusionna les morceaux à l’aide de laque et d’or pour en camoufler les traces. Le Kitsugi était né.
Très connu pour ses veinures dorées offrant une signature toujours uniques aux objets, le Kintsugi peut aussi se pratiquer avec de l’argent, du platine ou du cuivre et peut aussi s’appliquer sur des objets en verre.
Une rénovation longue et délicate
Pour cet atelier de découverte du Kintsugi, Tsugu Tsugu nous propose de travailler sur une assiette de l’ère Meiji achetée chez un antiquaire. Seulement, voilà : le Kintsugi est un processus très long (entre un et trois mois par objet) et qui demande de nombreuses étapes.
Après avoir rassemblé les éléments cassés d’une céramique – parfois en rebouchant les trous manquants avec de la matière – quelques couches de laque japonaise (urushi) sont appliquées, ce qui demande des semaines de séchage avant de passer au polissage. C’est pourquoi ici nous n’avons testé directement l’étape finale qui peut se faire en une heure : l’application d’une dernière couche d’urushi et le saupoudrage de l’or.
Avant de commencer, Yuki Matano, fondatrice de l’atelier, nous donne une paire de gants et nous met en garde : l’urushi est une substance hautement allergène qui peut causer de fortes réactions s’il entre en contact avec la peau. Prudence donc avec son utilisation.
Si les plus grandes précautions sont donc de mise, le Kintsugi est aujourd’hui choisi par de plus en plus d’enthousiastes qui souhaitent réparer petits coups comme grandes fissures et donner une seconde vie à leurs objets anciens. Une manière originale de réutiliser les objets anciens plutôt que de se jeter sur du moderne, parfois de mauvaise qualité.
“Beaucoup des pièces réparées ici sont de grande valeur sentimentale pour les clients” explique Salomé Laviolette, notre contact dans la boutique. “On peut réparer un bol ancien, mais aussi des objets plus étonnants comme une théière de princesses Disney, un mug Starbucks, ou une assiette Tintin” explique-t-elle. Chacun son histoire et ses raisons.
Une fois l’urushi appliqué au pinceau fin sur la cicatrice noire de l’assiette, c’est au tour de la poudre d’or d’être appliquée. Nichée dans un papier soigneusement plié et conservée dans une grande boîte, la poudre s’applique grâce à un simple coton. Une fois encore, délicatesse et précision sont nécessaires pour appliquer la pièce maîtresse au bon endroit. Une fois l’or saupoudré, le Kintsugi est terminé et l’assiette se pare désormais de la plus élégante des cicatrices…
Mais il nous semble impossible de parler de Kintsugi sans faire référence au principe très japonais du wabi-sabi. Le 侘寂 (wabi-sabi) est un concept esthétique typiquement japonais, voire même une disposition spirituelle dérivée des principes bouddhistes zen et du taoïsme.
De manière simplifiée, il s’agit d’un état d’esprit percevant de manière positive les choses simples, imprévisibles, imparfaites et éphémères, notamment en s’inspirant des rythmes de la nature et de ses imperfections. Par exemple, toute la beauté d’un bonsaï se trouve dans toutes les imperfections inattendues de son développement, son tronc, sa forme, quand bien même celui-ci est taillé. De même, les samouraïs aimaient observer les marques imprévisibles du processus de la forge sur la lame de leur katana dont chaque pièce était unique.
On retrouve ce principe spirituel également dans l’agencement des jardins japonais dont la forme n’est jamais rationnelle ou carrée comme c’était le cas par exemple en France. La beauté est dans l’imprévisibilité et les marques visibles du temps. Sans surprise, cet esprit si poétique s’inscrit dans le Kintsugi qui cherche à magnifier les traces du temps et l’imprévisibilité d’une cassure plutôt que de les masquer au nom d’une supposée perfection. La beauté est ainsi imparfaite. On notera que cet état d’esprit, pratiquement oublié des japonais d’aujourd’hui, fut peu à peu remplacé par « le tout moderne » préfabriqué : une masse de produits industrialisés, identiques, facilement remplaçables et donc sans âme.
Recyclage et résilience
“Ce que j’aime dans le Kintsugi, c’est sa philosophie” explique Yuki Matano. Cette ancienne employée d’une grande entreprise à découvert le Kintsugi par hasard alors qu’elle cherchait à réparer un bol cassé. “Le Kintsugi nous apprend à dépasser nos difficultés et à transformer nos cicatrices en quelque chose de beau”.
À l’heure de la crise écologique, cet art de la restauration invite aussi à la réflexion sur notre rapport au consumérisme : “Pour beaucoup de Japonais encore, il n’est pas question de servir leurs invités dans de la vaisselle abîmée. C’est pour cela qu’au moindre petit éclat, certains jettent des services entiers” explique Yuki Matano. “Le Kintsugi peut être une belle alternative pour éviter de racheter des objets”.
Aujourd’hui connu dans le monde entier, le Kintsugi a même été cité par le président du Comité Paralympique International Andrew Parsons lors de son discours d’ouverture pour les Jeux paralympiques en 2021. On ne peut espérer que cette philosophie s’empare d’un monde qui a un grand besoin de renouer avec plus de simplicité et de lenteur.
Léa Gorius
Crédit photos par Léa Gorius pour Mr Japanization