Fin 2023, le Japon découvrait avec stupeur une réalité pourtant déjà bien ancrée depuis des années. De nombreux hôtes aux pratiques frauduleuses poussent leur victime à l’endettement et la misère en jouant sur les sentiments. Aujourd’hui, de nombreuses voix de victimes féminines, parfois à peine majeures, commencent à se faire entendre, tel un écho enfin audible émanant des ruelles bruyantes et lumineuses du quartier tokyoïte qui ne dort jamais : Kabukichô.
Dans l’imaginaire collectif, quand on évoque ce type d’établissement, une image nous vient généralement en tête. Toujours la même : de jolies jeunes femmes, jouant un rôle de créatures séduisantes, soumises et dociles, dans le but de faire raquer un max de cash à un salaryman en recherche de contact féminin. Pourtant, la réalité vient démentir les clichés éculés : l’inverse existe et est aujourd’hui tout aussi répandu. Les pratiques des hôtes masculins ne sont pas plus vertueuses. Une ribambelle de beaux jeunes hommes, prêts à tenir compagnie à des femmes esseulées, désirant être traitées comme des princesses. Sur le papier, l’idée pourrait sembler intéressante tant l’isolement social est systémique au Japon. « C’est normal au Japon » aiment à répéter certains, occultant les souffrances des nombreuses victimes d’arnaques sentimentales qui n’ont rien à envier à celles des brouteurs africains.
Car le rôle des hôtes reste le même que celui de leurs homologues féminines : pousser la clientèle à la surconsommation, si possible, jusqu’au dernier Yen. Bien entendu, les prix ne sont jamais énoncés clairement à l’entrée des clubs… Il ne faut jamais se fier aux panneaux d’affichage attrayants placés sur les trottoirs. Chaque demande, chaque action, est facturée, mais en plus, en bons commerciaux, les hôtes sont commissionnés. Mais pour certains, la soif d’argent va plus loin. Les femmes sous domination affective deviennent la cible d’arnaques plus élaborées. Une situation en roue libre qui entraîne dans beaucoup de cas des dérives alarmantes pouvant littéralement détruire la vie de japonais, conduire à la ruine voire même pousser au suicide.
Quand l’illusion de l’amour mène à la servitude
Le fait, pourtant très courant et symptomatique de la vie nocturne nippone, a récemment reçu un écho international via le témoignage de plusieurs jeunes femmes. Citons par exemple l’histoire détaillée de Riri, âgée de 19 ans seulement à l’époque des faits.
Un jour presque banal, se sentant seule, elle se rend dans un club d’hôtes. La scène se déroule comme bien souvent dans ce genre d’affaires, dans le quartier chaud de Tokyô : Kabukichô. Haut lieu de la vie nocturne, et par extension de malversations criminelles en tout genre. La jeune femme, parlant sous pseudonyme afin d’éviter d’être reconnue par ses créanciers, était une victime toute désignée. Elle fut en effet séparée de ses parents lorsqu’elle n’était encore qu’un nourrisson, et a grandi dans des orphelinats. Privée d’amour et de protection, son premier contact dans le monde des clubs d’hôtes eut un effet démultiplié sur elle.
Les rouages sont relativement toujours les mêmes. Un certain nombre de clubs ont une stratégie bien particulière. En effet, il y est autorisé d’y consommer à crédit, de manière pratiquement illimitée. Nul besoin de carte de crédit ou de cash pour ces cibles désignées. Il suffit de s’asseoir et de se laisser porter par le rythme imposé subtilement par nos charmants commerciaux à la fois disciples d’Apollon et d’Hermès. Et c’est là que le bât blesse… Très vite, Riri tomba éperdument amoureuse de l’un de ces beaux parleurs. Au point de revenir de manière régulière afin de ressentir le frisson d’un amour naissant… mais unilatéral. Les hôtes connaissent ces faiblesses humaines et en abusent ouvertement.
C’est au bout de deux mois que la dure réalité tomba tel un couperet sur notre pauvre victime. Une dette importante de 1,6 million de yens, soit 10 300 euros, fut facturée à la jeune japonais. Et bien sûr, Riri ne disposait pas de cette somme. Rappelons que les jeunes japonais vivent généralement dans la précarité, au jour le jour. C’est alors que l’engrenage se met en route. Les hôtes et leurs patrons les moins scrupuleux profitent de la vulnérabilité de leurs victimes afin de les faire tomber dans la prostitution. Une sorte de proxénétisme sous couvert de paiement de dette… et d’amour.
« J’étais prête à tout pour la personne que j’aimais, jusqu’à me prostituer (…) » explique Riri aux journalistes du Japan Times. Chose que Riri fera pendant quelques temps, gagnant la somme de 500 000 yens par mois, soit 3 200 euros, le temps de rembourser sa dette. Double peine, car malgré cette somme importante, elle était SDF et dormait dans des cybercafés. Généralement, les jeunes femmes qui reviennent payer leurs dettes se voient invitées par l’élu de leurs cœurs à entrer prendre un nouveau verre pour fêter l’évènement… Perpétuant ainsi le cercle vicieux et alimentant ce commerce à la limite du légal. Il faut avouer que les autorités restent très discrètes à ce sujet, bien que des opérations de police soient menées ponctuellement.
Riri finit par s’apercevoir de la supercherie, bien tardivement. Une fois encore, rappelons que leurs cibles de choix sont des femmes seules et sans famille. À chaque remboursement de sa dette, l’hôte en question lui annonçait verbalement le reste à payer ou le montant pour le mois suivant. Bien entendu, sans fournir de facture ni de reçu de paiement… Sa dette était ainsi perpétuelle. À ce jour, plus d’un an après les faits, Riri fuit toujours son créancier sur conseil de groupes d’aide aux victimes.
Généralement, les hôtes finissent par abandonner les dettes lors des négociations entre les avocats vu l’illégalité flagrante de ces dettes sorties parfois de nulle-part. Mais encore beaucoup de jeunes femmes japonaises n’ont pas cette chance et sont toujours prisonnières de ce système. Pour information, la moitié des victimes n’est âgée que de 18 ans, avec des dettes allant jusqu’à 90 millions de yens, soit 577 530 euros à l’heure où nous écrivons ces lignes ! Il ne s’agit pas de cas isolés.
Une législation toujours en retard d’une bataille
Mais que font les autorités ? Très bonne question. Comme d’habitude, la réponse tarde. Cependant, la la hausse récente et soudaine des cas de jeunes femmes d’à peine 18 ans endettées par ce système commence à faire bouger les lignes. En particulier, la médiatisation à l’étranger de cette réalité semble faire bouger les lignes, le Japon tenant à son image. Au mois d’octobre dernier, le chef de la commission nationale de la sécurité publique nationale, Mr Yoshifumi Matsuhara, a annoncé que le gouvernement allait se pencher sur la question de la régulation du milieu de ces clubs, qui, bien que soumis à la loi sur le monde du divertissement pour adulte, semblent encore profiter d’un flou juridique flagrant (et ô combien commun dans l’archipel quand il s’agit de prostitution).
Pour sa part, la police tokyoïte mène un certain nombre d’actions à but préventif. Des visites surprises sont régulièrement conduites afin de vérifier si les clubs respectent bel et bien la législation actuelle. En tête de liste, l’affiche claire et visible des prix des consommations afin que le consommateur soit averti des montants qu’il s’apprête à engager en consommant. La conclusion est outrageuse : 145 clubs sur les 202 que compte Kabukicho étaient en violation de la loi ! Cependant, aucun contrôle n’est possible et tout est permis quand les victimes se retrouvent seules dans un club.
Signe positif, 19 clubs ont ouvertement plaidé en faveur de l’abolition du système de crédit, mais aussi de passer l’âge d’autorisation d’entrée de 18 à 20 ans à partir de janvier 2024. Fin 2023, l’hôte très réputé « ROLAND », souvent invité des plateaux de télévision japonais qui adulent publiquement sa fonction, a annoncé l’interdiction totale des paiements différés (« tsuke ») dans son propre club d’hôtes. Une réaction virale aux reportages successifs qui mettent à mal tout le secteur.
Le chantage affectif comme arme économique
Si le cas de Riri est emblématique, d’autres méthodes sont également à déplorer. L’une d’elle consiste à utiliser l’amour de la cliente pour lui faire vider son compte en banque en dehors du cadre de ses consommations dans le club. Dans un reportage diffusé à la télévision japonaise il y a quelques mois, un des hôtes les plus riches du Japon, multimillionnaire et désormais lui-même patron de plusieurs clubs, expliquait publiquement comment il arnaquait ses clientes, avec le sourire. Notamment, il inventait une histoire de bébé chien malade qui réclamait d’importants frais vétérinaires semaines après semaines. La femme victime, amoureuse et aveugle, dilapidait peu à peu ses économies, allant jusqu’à contracter un prêt bancaire, pour venir en aide au pauvre animal. L’homme explique, en se bidonnant, comment tout réside dans le jeu d’acteur. Il faut mentir, chaque jour, et adapter l’histoire aux préférences de la cliente. Des méthodes frauduleuses qui, on l’imagine très bien, sont enseignées par le maître de cette technique aux apprentis.
Parfois, les hôtes vont trop loin. En Novembre dernier, un homme travaillant dans un club d’hôte fut poignardé en pleine rue de Kabukicho par une jeune femme de 25 ans. Le jeune homme toujours en vie a souffert de lacérations au cou. Ako, la jeune femme, fut arrêtée pour tentative de meurtre. S’il fut suggéré d’abord une simple dispute, on apprendra plus tard qu’Ako était sous l’emprise de l’hôte depuis des mois et dépensait des fortunes à son profit. Elle fut également victime de violences domestiques à de nombreuses reprises. Au total, le jeune homme répondant au pseudo de « B-SAN » (pour protéger son identité) aurait fait débourser plus de 110.000 euros à Ako. Une somme vertigineuse qui poussera Ako à la prostitution afin de continuer à entretenir la relation. La violence psychologique, physique et économique eurent raison d’Ako dans une explosion de violence.
Généralisation des rapports humains artificiels
L’œil de l’observateur réaliste et pragmatique du Japon n’aura certainement pas laissé échapper un détail récurrent dans les rapports humains modernes tout aussi fascinant que diamétralement opposé à nos cultures occidentales : pourquoi les rapports humains naturels y semblent si compliqués, au point de voir fleurir ce type d’établissement ? Rencontrer quelqu’un naturellement en dehors du travail relève du miracle. Pourquoi le Japon compte-t-il autant d’alternatives pour créer du lien social, bien plus fictif qu’émotionnel et épanouissant ? Pourquoi le terme « amour » est si souvent lié à d’autres appartenant à des champs lexicaux pouvant rendre anxieux même le plus positif des êtres (nous pensons naturellement à nos articles sur le phénomène Menhera, mais aussi celui des Yandere) ?
Il est désormais communément admis que le Japonais moderne vit dans une société où l’humain est relégué au rôle de simple rouage marchand d’un capitalisme exacerbé, celui-ci ne profitant même pas à la nation profondément endettée et divisée. Véritable machine destructrice des volontés les plus fortes, il isole l’individu devenu dépendant du marché pour assouvir ses besoins sociaux élémentaires. Ne parlons même pas des rapports hommes-femmes au sein des unions modernes, sujet sur lequel nous nous sommes déjà penchés ici-même.
Tout étant lié par ailleurs, les « mariages économiques » génèrent des frustrations sexuelles qui alimentent la prostitution. Aller « voir ailleurs » pour assouvir un besoin jugé naturel est totalement acceptable dans large part des couples japonais mariés. Voilà comment tant d’hommes d’âge mûr se retrouvent à payer pour avoir des rapports avec des filles ayant l’âge de leur propre enfant.
L’association de protection des endettés de Kabukicho, Nippon Kakekomidera, tenue par le très empathique Gen Hidemori, est formelle : Les victimes des clubs d’hôtes ont augmenté sur les 10 dernières années, avec un pic post-covid très significatif. Bien souvent, les victimes sont des provinciaux fraîchement arrivés à Tokyo. Isolés socialement plus que les locaux et en recherche de nouveaux contacts humains, ils tombent facilement dans les pièges de cette ville tentaculaire.
Avec un taux de célibataires crevant le plafond, des impératifs sociétaux toujours plus forts, le temps et l’énergie allouables à la création d’amitiés ou de relations amoureuses pérennes se voient réduits à néant. Comment alors blâmer les victimes de cette énième création marchande ayant pour but de monétiser la détresse affective que le modèle à lui même généré ? « Homo homini lupus est » (l’homme est un loup pour l’homme), disaient les Romains il y a plus de 2000 ans… Si la locution semble toujours d’actualité, rappelons qu’elle n’est pas ici naturelle, mais bien la conséquence inévitable d’un modèle de société qui l’autorise et l’encourage au nom du mot Liberté. Un bien étrange usage de la liberté dont la seule conséquence est d’en être dépourvu.
Gilles CHEMIN & Mr Japanization
Sources complémentaires :
– (How Japan’s host clubs trap young women under mountains of debt)
– (The Samaritan of Kabukichō: Nippon Kakekomidera Head Gen Hidemori)