Entre l’image du guerrier tout puissant et celui de la finesse paisible de la cérémonie du thé, il semble y avoir un monde de différence. Et pourtant, ceux-ci sont indissociables. La fin des guerres civiles de l’époque Sengoku (entre le milieu du 15ème et la fin du 16ème siècle) a été une période d’une grande intensité créatrice au Japon. Au sein de ce bouillonnement artistique de la fin du 16ème siècle, on voit apparaître un phénomène nouveau : les samouraïs qui, non seulement pratiquent l’art de la cérémonie du thé, mais initient également de nouveaux styles et de nouvelles écoles dans sa pratique raffinée. Ces samouraïs esthètes furent considérés comme des maîtres non seulement de la cérémonie du thé (le chanoyu) mais aussi de tous les arts qui y étaient liés. Qui sont ces artistes armés et quel fut leur rôle ?

Pour comprendre l’apogée de la culture japonaise du thé, il faut avant tout faire les présentation de certaines personnages historiques dont le rôle sera déterminant dans le développement de la cérémonie du thé. Ceux-ci vont fixer durablement certains rites précis dans l’imaginaire collectif nippon jusqu’à nos jours.

Galerie de portraits

Furuta Oribe (Shigenari), 1544-1615

Furuta Oribe (Shigenari). Source : commons.wikimedia.org

Furuta Shigenari (Oribe étant un rang de la cour impériale attribué à titre honorifique) était un samurai originaire de la province de Mino où il était vassal d’Oda Nobunaga avant de passer au service de Toyotomi Hideyoshi en 1582 puis se ranger du côté de Tokugawa Ieyasu en 1600.

Il participa aux principales batailles de son époque sous les ordres d’Oda Nobunaga et Hideyoshi. Il fut présent la bataille de Sekigahara avec ses 1200 hommes (parfois attribués à tort à son neveu Shigekatsu) ainsi qu’au siège d’Ôsaka en 1615 dans les rangs de Tokugawa Ieyasu. Il avait le rang de daimyô avec un revenu de 10 000 koku en plus de fonctions officielles assorties de revenus.

Furuta Shigenari  fut le principal élève du fondateur de la cérémonie du thé actuelle, Sen no Rikyû, et le maître d’autres grands noms comme Ueda Sôkô ou Kobori Enshû. Il servit de facto de maître de cérémonie du thé pour Hideyoshi après le suicide forcé de Sen no Rikyû, mais son influence fut cependant la plus forte sous Ieyasu dans la période 1600-1615 où il fonda réellement son style de cérémonie, le Hyôge, ainsi que le style de céramique Oribe-yaki.

Sa fonction lui demandait d’organiser les cérémonies du thé pour le shôgun ainsi que d’autres évènements liés aux arts. Cela allait jusqu’à concevoir les salles de thé et les jardins, le faisant devenir architecte et paysager. Son apport est central pour le développement des arts à cette période et il compta plusieurs daimyôs importants parmi ses élèves comme le célèbre Date Masamune. Furuta Shigenari fut aussi l’instructeur de thé du deuxième shôgun, Tokugawa Hidetada. Accusé en 1615 d’avoir participé à un complot contre Tokugawa Ieyasu, il fut condamné avec son fils au seppuku, le suicide rituel (le complot lui-même et la culpabilité d’Oribe restent encore mal connus).

Oda Yûraku (Nagamasu), 1548-1622

Oda Yûraku. Source : commons.wikimedia.org

Oda Yûraku était le frère cadet du grand seigneur de la guerre Oda Nobunaga. Son statut de cadet lui assura richesse et influence tout en ne devenant pas une menace pour son frère. Après la mort de Nobunaga en 1582, il fut assez prudent pour ne pas se mettre en avant et devint officiellement prêtre bouddhiste (il fut pourtant chrétien durant une période). Il servit Hideyoshi comme maître de thé aux côtés de Furuta Oribe mais demeurant un membre du clan Oda il fut impliqué dans les luttes politiques de son temps.

Il participa à la bataille de Sekigahara du côté de Tokugawa Ieyasu où il s’illustra en terrassant Gamo Bitchû dont il prit la tête, la seule victoire militaire de sa carrière, et pour cet exploit il fut récompensé et devint un daimyô. Il divisa ses terres entre ses fils qui fondèrent deux lignées Oda différentes. Elève de Sen no Rikyû, il conserva de nombreux éléments de son style. Comme les autres maîtres du thé, il conçut de nombreux jardins dont ne survit plus que la salle de thé Jo-an située dans les jardins du château d’Inuyama. Son nom se retrouve dans le quartier de Tôkyô, Yûrakuchô.

Ueda Sôkô (Shigeyasu), 1563-1650 

Samurai originaire de la province d’Owari, il fut tout d’abord au service de Niwa Nagahide avant de passer à celui de Toyotomi Hideyoshi en 1582. Contrairement à un grand nombre de samurais, il resta fidèle aux Toyotomi même après la mort d’Hideyoshi et fut donc dans le camp des perdants à la bataille de Sekigahara, ce qui lui fit perdre son statut de daimyô.

Militairement il était connu pour ses prouesses au maniement de la lance. Il entra au service d’Hachisuka Iemasa avant de devenir le vassal du clan Asano. Les Asano luttèrent pour Tokugawa Ieyasu au siège d’Ôsaka, ce qui permit à Uedo Sôkô d’être pardonné. Lorsqu’ils furent nommés daimyôs de Geishû (Hiroshima) il devint leur vassal en chef avec un fief de 17 000 koku ainsi que le rôle de maître de la cérémonie du thé du domaine.

Il fut un disciple de Sen no Rikyû puis de Furuta Oribe avec qui il entretint une relation de 23 ans pour laquelle nous disposons encore de nombreuses lettres, il est considéré comme le continuateur le plus fidèle d’Oribe. Ueda Sôkô est connu pour avoir réalisé de nombreux jardins de l’Ouest du Japon comme le Wafûdô du château d’Hiroshima, le jardin Shukkeien d’Hiroshima mais aussi à Tokushima. Il fut aussi connu pour son art de la céramique, qu’il réalisait lui-même, initiant une pratique qui se répandra au XVIIe siècle. et de la cérémonie du thé.

Kobori Enshû (Masakazu), 1579-1647

Originaire de la province d’Ômi, son père était déjà un daimyô avant que son fils n’élève la famille au rang de seigneurs du fief de Bitchû-Matsuyama. Il entra d’abord au service de Toyotomi Hideyoshi avant de passer à celui de Tokugawa Ieyasu en 1600. Il semble avoir été présent au siège d’Odawara en 1590 et lors de différentes batailles mais il fut plus particulièrement employé pour ses talents comme architecte de château. Il était le beau-fils de Todo Takatora, le plus grand architecte de châteaux de l’époque Sengoku. Il eut la fonction de sakuji bugyô (magistrat en charge des constructions) à partir de 1606.

Principal élève de Furuta Shigenari (Oribe), il lui succéda en tant que maître de thé du shôgun. En 1623, il fut l’instructeur en cérémonie du thé du 3e shôgun Tokugawa Iemistu. Kobori Enshû est connu pour avoir dessiné de nombreux jardins seigneuriaux, notamment ceux du Nijo-jô, du château d’Edo et une douzaine d’autres. Son nom demeure aujourd’hui synonyme de jardin japonais.

Analyse

Que pouvons-nous tirer de cette série de portraits ? Quel était le profil de ces samouraïs devenus esthètes et éducateurs d’une génération de guerriers ?

La cérémonie du thé (chanoyu)

Elle reste leur dénominateur commun et ils s’y formèrent principalement au contact de Sen no Rikyû qui est encore aujourd’hui considéré comme le fondateur de la cérémonie du thé actuelle.

Il n’était cependant pas un samurai mais un marchand du port de Sakai. La cérémonie du thé était un art déjà respecté depuis le XVe siècle et de sa pratique découlaient d’autres domaines artistiques majeurs : la céramique (souvent importée de Chine ou de Corée), l’ikebana (l’arrangement floral dont une composition est présente dans la salle de thé), la calligraphie (pour orner l’alcôve tokonoma), l’art des jardins (qui étaient une partie essentielle de la salle de thé), l’architecture etc. Se former à la cérémonie du thé signifiait être un esthète dans toutes les formes d’arts.

Origines familiales et carrières

Dans la plupart des cas nous voyons des personnages issus de familles de samurais de rang moyen (Kobori Enshû était fils de daimyô mais sa famille était récente) originaires des provinces d’origine des grands unificateurs du Japon, Oda Nobunaga et Toyotomi Hideyoshi dont ils étaient des vassaux directs. Oda Yurakû est un cas à part puisqu’il était un frère de Nobunaga mais son statut de cadet éloigné des commandements en faisant un personnage d’importance secondaire.

Il faut les distinguer d’amateurs éclairés faisant partie de la classe des daimyôs importants comme Hideyoshi lui-même mais aussi Ieyasu, Hidetada, Date Masamune, Môri Terumoto et bien d’autres. Ces derniers n’avaient pas le loisir de se spécialiser ainsi dans les arts tandis que nos personnages fondèrent souvent leur carrière sur leurs talents artistiques et leur goût reconnu. Furuta Oribe n’hésita pas à financer les fours de potiers de Mino pour créer son style d’Oribe-yaki tandis que Kobori Enshû était fondamentalement un architecte des châteaux forts en plus des jardins (il participa à la réalisation des châteaux de Nagoya, Edo et Sunpu en plus du sien à Bitchû-Matsuyama). Tous produisaient leurs propres instruments de thé (notamment les spatules à thé chashaku en bambou).

Formation

Outre l’enseignement de Sen no Rikyû ces guerriers ont été en contact étroit avec d’autres esthètes connus de Sakai et de Kyôto : les maîtres de thé Imai Sôkyû et Tsuda Sôgyû ou encore Yamanoue Sôji ou Honami Kôetsu (polisseur de sabre à l’origine mais aussi l’une des principales références artistiques de son temps).

Tous avaient des fonctions dans cette région bien précise : Kobori Enshû, le dernier, était le magistrat de Fushimi qui contrôlait l’approvisionnement de Kyôto. L’enseignement commun de Sen no Rikyû implique en outre que la plupart de ces personnages se connaissaient et étaient proches ; les relations entre Furuta Oribe et Ueda Sôkô étaient particulièrement étroites (leurs échanges épistolaires furent compilés par Sôkô pour devenir la somme de l’enseignement d’Oribe). Mais on pourrait citer d’autres disciples de Rikyû comme Hosokawa Tadatoki (lui aussi fondateur d’un style du thé). Ils formaient donc un groupe informel malgré le fait qu’ils durent dispersés au service de différents maître selon les aléas politiques.

L’art du thé et les samouraïs (侍)

Héritages et transmissions

Furuta Oribe, Osa Yurakû et Ueda Sôkô peuvent être directement reliés à Sen no Rikyû et aux maîtres de la cérémonie du thé du wabi-cha basé sur une simplicité inspirée par le bouddhisme zen. Le wabi-cha s’est développé à la fin du XVe siècle dans le cadre de la cour du shogun Ashikaga Yoshimasa. A cette époque les grandes lignées de shugô (gouverneurs militaires) avaient développé une culture raffinée influencée par la cour impériale et la noblesse.

A l’époque de Yoshimasa, cette culture dite d’Higashiyama ne concernait qu’un tout petit nombre de grands seigneurs résidant à Kyôto, mais ils ne concevaient pas eux-mêmes les courants artistiques, se contentant jouer les mécènes. Les samouraïs des provinces étaient quant à eux très loin de goûter ces raffinements, préférant leur rusticité guerrière. Et encore du temps de Furuta Oribe, les Tokugawa étaient considérés comme des provinciaux sans connaissances des codes culturels de Kyôto.

Après la guerre d’Ônin et le début du Sengoku Jidai, l’autorité de la cour shogunale diminua, la noblesse et la cour impériale elle-même déclina et perdit une grande partie de ses ressources. Dans ce contexte, Kyôto cessa d’être un centre de production artistique et le creuset des modes. Les restes de la culture Higashiyama furent recueillis par les marchands, notamment à Sakai, dont la richesse et les contacts avec l’étranger permirent de poursuivre l’étude des arts.

De manière plus pragmatiques ces marchands étaient en mesure d’importer des karamono, des céramiques chinoises, dont ils évaluaient eux-mêmes la qualité artistique, pour leur plus grand profit. La cérémonie du thé était ainsi une voie d’enrichissement personnel.

Et ce fut l’une des principales accusations menant à la condamnation au suicide de Sen no Rikyû, avec le trafic et la manipulation des tarifs. Murata Jukô, marchand de Sakai, fut un maître de thé pour le shogun Ashikaga Yoshimasa et un élève du maître zen Ikkyû Sôjun. Il fut plus tard le maître de Takeno Jôo, lui-même maître de Sen no Rikyû qui transmis son art du thé à Furuta Oribe et bien d’autres. L’art du thé passa ainsi de la culture de cour de Kyôto à la culture marchande de Sakai avant d’arriver entre les mains des samouraïs de la fin du Sengoku Jidai.

La voie du thé, un instrument politique

Pourquoi des samouraïs de province commencèrent-ils à devenir des adeptes de la cérémonie du thé dans la deuxième moitié du XVIe siècle ? L’explication est finalement assez banale, la culture héritière d’Higashiyama recueillie par les marchands était restée cantonnée dans le Kinki (le Kansai) où elle continuait à être protégée par les maîtres du moment : Hosokawa, Miyoshi ou encore Matsunaga Hisahide qui est resté fameux pour la possession d’œuvres d’art et son goût de collectionneur. Les daimyôs des provinces restaient en dehors de ces pratiques culturelles et de cet esthétique même si de grands seigneurs comme Imagawa Yoshimoto avaient des connaissances en cérémonie du thé.

Ces connaissances étaient importées de Kyôto par des instructeurs invités et ne servaient encore que de vernis servant à élever le prestige du daimyô local, car se consacrer aux arts aurait cependant été vu comme une marque de faiblesse ; le personnage de Yoshimoto fut notamment noirci pour apparaître comme décadent pour cette raison.

Matsunaga Hisahide brisant la bouilloire Hiragumo pour l’empêcher de tomber dans des mains ennemies avant de se suicider. Source : wikipedia.org

En 1568, Oda Nobunaga marcha depuis Owari et Mino pour s’emparer de Kyôto. A partir de ce moment, les daimyôs provinciaux prirent pied dans le Kinki et y imposèrent leur autorité. Terres, fonctions et châteaux furent distribués à leurs vassaux qui y fondèrent leurs maisons. Ces provinciaux commencèrent à acquérir les codes culturels jugés supérieurs de Kyôto, transmis par les marchands de Sakai qui firent des affaires en offrant d’acheter une respectabilité par la collection d’œuvres d’arts et par l’apprentissage des arts traditionnels. Pour Oda Nobunaga lui-même, qui s’intéressa à la cérémonie du thé, il s’agissait aussi d’accroître son prestige et sa richesse par la possession de chefs d’œuvre reconnus.

Lors de son séjour fatidique au Honnôji en 1582, Nobunaga avait ainsi invité plusieurs connaisseurs pour admirer la valeur de ses œuvres. Les arts servaient aussi ses buts politiques puisque l’échange de céramiques de valeur devint un cadeau courant dans la diplomatie avec les autres clans ou comme récompense pour les services rendus. Les prix des pièces d’arts grimpèrent d’ailleurs rapidement, devenant de véritables ressources à thésauriser, permettant aussi de disposer de fortes liquidités en cas de besoin urgent. Ainsi Araki Murashige, vassal rebelle de Nobunaga, est passé à la postérité par sa fuite au moment de sa défaite, emportant richesses en instruments de la cérémonie du thé.

Oda Nobunaga. Source : commons.wikimedia.org

Il exista une diplomatie du thé où la rencontre autour d’un bol permettait d’établir des contacts et de discuter dans des espaces réservés de petite taille, discrets et facilement contrôlables. Les maîtres de thé comme Sen no Rikyû en vinrent à devenir des conseillers écoutés, juges des hommes et diplomates.

Dans ces conditions, il devenait logique pour Oda Nobunaga, puis pour Toyotomi Hideyoshi, d’avoir parmi leurs vassaux directs des hommes ayant un goût sûr, à la pointe des usages et des tendances, capables de renforcer le prestige de leur seigneur, d’évaluer ses œuvres et d’organiser des évènements réunissant de nombreux alliés et vassaux.

Hideyoshi organisa ainsi la grande cérémonie du thé de Kitano de 1587 pour affermir sa légitimité culturelle, lui, le fils de paysans. Des samouraïs ayant une inclination et une sensibilité adaptée à la cérémonie du thé furent ainsi encouragés à suivre cette voie sous la conduite des maîtres de Sakai.

Mêler la voie du guerrier et la voie du thé

Nous l’avons vu, aucun des samouraïs que nous avons cités n’a délaissé sa vocation guerrière pour devenir un pacifique amateur de thé. La pratique de la voie du thé, empreinte de bouddhisme n’était pas considérée comme excluant la voie des armes. Elle était complémentaire.

Furuta Oribe fut par exemple présent dans tous les conflits importants de son temps jusqu’au siège d’Ôsaka en 1615 et commanda son contingent à la bataille de Sekigahara, là-même ou Oda Yûraku s’illustra violemment tandis que Ueda Sôkô dans le camps adverse s’illustrait à plusieurs reprise dans le maniement de la lance. La cérémonie du thé ne semble donc pas apaiser les âmes. De son côté le jeune Kobori Enshû perfectionnait l’art défensif des châteaux forts sous la tutelle de son beau-père Todo Takatora. C’est que pour ces hommes, une fois mise de côté de la fidélité au seigneur, le service était la seule voie pour s’élever dans la hiérarchie.

Il fallait s’illustrer par des hauts-faits d’armes récompensés en terres et accéder au statut de daimyô (à partir d’environ 10 000 koku de revenus annuels). Cette aspiration à s’élever correspond aussi probablement à des besoins financiers importants : les ustensiles de la cérémonie du thé, les œuvres d’art et les matériaux pour réaliser salles de thé et jardins représentaient des gouffres financiers qu’il fallait combler.

C’est sans doute aussi pour cette raison que Furuta Oribe patronna les fours de céramistes de Mino pour qu’ils réalisent des pièces selon son goût, des pièces que son statut d’autorité dans la cérémonie du thé lui permettait de mettre en valeur et d’évaluer pour son plus grand profit. Un grand nombre de seigneurs plus importants de cette époque firent de même en faisant la promotion de leurs artisans alors que de nouvelles techniques venues de Corée permettait de nouvelles audaces artistiques.

Photographie: Minchun Chen. Le jardin de roches Enkouji, Kyoto.

Il est aussi une autre condition qui facilita la transmission de la cérémonie du thé des marchands à celle des samouraïs. Le wabi-cha perfectionné par Sen no Rikyû s’était orienté vers une pureté de la cérémonie du thé illustrée par l’entre-soi de la minuscule salle de thé telle qu’il la concevait. Les guerriers devaient déposer leur sabre à l’entrée et accepter dans l’espace hors du temps de la cérémonie la franchise et l’égalité établie par l’hôte.

C’est cette absence de barrière sociale qui permit à des guerriers servant différents maîtres d’échanger entre eux et avec des marchands théoriquement leurs inférieurs. Furuta Oribe, comme Ueda Sôkô et Kobori Enshû allaient cependant partir du wabi-cha pour élaborer leurs propres styles plus adaptés à leur nature.

Style des guerriers et postérité

Hommes nouveaux, styles nouveaux

Le style de la cérémonie du thé de Sen no Rikyû et de ses contemporains de Sakai était le wabi-cha, un style centré sur des salles de thé de petites dimensions. Dans ces espaces réduits Sen no Rikyû avait recherché une simplicité rustique, un dénuement qui permettait de focaliser l’attention sur les gestes et la relation entre l’hôte et son invité. Les idées à la base du wabi-cha étaient profondément influencées par la pensée bouddhiste et les maîtres du wabi-cha étaient souvent affiliés à la secte Hokke. La cérémonie du thé, l’ikebana et tous les arts affiliés tendent alors à se rapprocher d’une forme de méditation.

Même si les élèves samouraïs de Sen no Rikyû conservèrent de nombreux aspects de son enseignement, leurs parcours les conduisirent à rechercher « l’art des guerriers » en particulier dans la cérémonie du thé des samouraïs que l’on appellera ensuite le Buke-cha. Le premier promoteur du style des guerriers fut Furuta Oribe qui se dirigea vers des salles de thé plus larges et mieux éclairées pour débarrasser ses invités du formalisme. Il encouragea à sa manière des relations libérées par un style, le Hyôge, qualifié d’étrange ou déformé. Il s’agissait alors de s’inspirer des manières non affectées des guerriers et ses exagérations n’étaient peut-être pas sans lien avec l’esprit de l’époque qui produisit aussi le très coloré théâtre kabuki.

Kobori Enshû, à sa suite, développa ce qui fut appelé le Kirei-cha, une cérémonie plus élégante reprenant des éléments du wabi-cha associé à des références à l’époque Heian et à la poésie ancienne japonaise. Ce style très élégant a été favorisé par les shôguns Tokugawa qui y virent un style adapté à leur statut de maîtres du Japon. Ueda Sôkô de son côté alla encore plus loin dans le buke-cha, tout en restant fidèle à ses deux maîtres, Sen no Rikyû et Furuta Oribe. Il définit un style où les gestes simplifiés évoquaient le maniement des armes, la position des mains et des instruments restant dictés par le besoin de libérer les mains du guerriers en cas de bataille, son but ultime était cependant d’apaiser le cœur du guerrier de ses tensions. Oda Yurakû ou Hosokawa Tadatoki ainsi que d’autres cherchèrent aussi à créer une culture des guerriers innovatrice, souvent au profit et pour le prestige de leur seigneur, définissant des styles de domaines, des daimyôs-cha qui devinrent les formes officielles de la famille. Les styles guerriers se plaçaient volontairement dans un univers régi par l’ordre nouveau pacifié par les Tokugawa.

La pacification du Japon au fond d’un bol de thé

Les innovations du Buke-cha ne tenaient pas seulement aux innovations dans les styles. Tant Furuta Uribe que ses disciples et condisciples développèrent leur style alors que le Japon connaît une période de remise en ordre et de pacification. Toyotomi Hideyoshi fut le premier à vouloir réaffirmer la place de chacun dans une société confucéenne par sa politique d’interdiction du sabre (la fermeture de la classe des samouraïs).

Tokugawa Ieyasu n’eut ensuite de cesse que d’instaurer une société apaisée en imposant de nouvelles règles aux daimyôs et aux guerriers mais aussi en réaffirmant l’ordre basé sur les 4 classes de la société confucéenne (Shi-no-ko-shô : guerriers, paysans, artisans, marchands). Cette volonté d’ordre se retrouva chez les samouraïs de la cérémonie du thé.

Source : commons.wikimedia.org

Tandis que les maîtres marchands de Sakai furent principalement inspirés par le bouddhisme, leur successeur samouraïs se tournaient plus vers le confucianisme. Tout d’abord Furuta Oribe développa un nouveau type de cérémonie appelé le Sukiya Onari qui était réservé au shogun en visite chez un daimyô ou à un daimyô en visite chez son vassal.

Ce type de cérémonie mettait l’accent sur les marques de respect hiérarchique et ajoutait des formalités avant d’entrer dans l’espace plus serein de la cérémonie. La cérémonie était alors divisée en deux temps, une cérémonie formelle et une plus intime dans le style wabi-cha. Ce confucianisme impliquait d’affirmer de manière visible les différences hiérarchiques et le rôle de chacun. Oribe fut un maître de thé reconnu par Hideyoshi et Ieyasu, permettant de créer un canal « officiel » de diffusion de l’art correct, Oribe ayant ensuite le loisir de confirmer ou corriger ses subalternes. Il confia ainsi à son disciple Ueda Sôkô une licence pour pratiquer selon les principes définis par Oribe et approuvés par le shogunat, il est possible que Kobori Enshû ait bénéficié d’une telle licence.

Ces licences menèrent à la création du système des Iemoto où une famille fondatrice d’une école dispensait des licences de pratiques et des grades à ses disciples, fixant la cérémonie dans des écoles hiérarchisées de manière dynastique (à la manière des domaines féodaux). Ueda Sôkô avait ainsi nommé deux familles au rang de chaji azukari, littéralement les gardiens héréditaires de son école de thé pris parmi ses vassaux.

Ces écoles étaient ensuite reconnues comme le style approuvé par le daimyô du domaine ; ainsi le Ueda Sôkô-ryû resta ainsi le style du domaine d’Hiroshima jusqu’à la restauration Meiji. Le shôgunat avait son école officielle, le Sekishû, mais tolérait la présence d’autres écoles à Edo comme le Enshû-ryû issu de Kobori Enshpu.

Les écoles nées de l’enseignement de Sen no Rikyû finirent par adopter ce mode de fonctionnement et par fonder leurs propres Iemoto basés sur les arrières petit-fils de Rikyû qui sont à l’origine des écoles Urasenke, Omotesenke et Mushakôjisenke. Furuta Oribe lui-même ne fonda pas d’école car il termina sa vie en disgrâce, condamné au suicide, mais son style se retrouva cependant dans les écoles de ses disciples (il existe cependant un Oribe-ryû fondé par ses descendants à l’époque Meiji). Quelques années après la mort de Furuta Oribe, ce fut son disciple Kobori Enshû qui prit sa succession, devenant la référence artistiques en matière de cérémonie du thé, de céramique, d’ikebana et d’art des jardins. Cette succession fut confirmée lorsqu’il devint en 1636 l’instructeur du shôgun Iemitsu.

Les shôguns Tokugawa avaient eu à cœur de discipliner le dynamisme artistique des guerriers, éventuel porteur de passions et de désordre, pour faire de la cérémonie du thé un instrument d’éducation des guerriers et de conformisme ritualisé.

Le samouraï qui se respectait devait dès lors être familier avec les styles de cérémonie du thé et la pratiquer pour faire honneur à son maître. L’époque Edo (1603-1868) vit ainsi se multiplier les styles comme des éléments indispensables de la culture des samouraïs, transmettant l’esprit de la cérémonie du thé de l’époque Azuchi-Momoyama. Les écoles issues de Sen no Rikyû, Kobori Enshû, Oda Yurakû, Ueda Sôkô, Hosakawa Tadatoki et d’autres existent encore et continuent à fonctionner et à enseigner cet héritage.

Romain Albaret

Source : https://ukiyo-e.org/image/mfa/sc145904

Pour en apprendre plus vous pouvez trouver en anglais Turning Point : Oribe and the arts of Sixteenth Century Japan (Murase Miyeko ed. 2003) ou Ueda Sôkô, The Tradition of Chanoyu : Introductoring Edition (Ueda Sôkei, 2011). Le site uedasokochanoyu.com (le site officiel en anglais du Ueda Sôkô-ryû est aussi utile à visiter.