Pourrait-on voir un jour une femme monter sur le trône du Japon ? Avec ses particularités culturelles, le Japon reste une monarchie parlementaire et la question de la succession y est devenue un serpent de mer qui empoisonne volontiers les agendas politiques. Les sondages prouvent pourtant que la grande majorité des Japonais seraient favorables à une impératrice (comme chef d’état, non plus uniquement comme simple épouse de l’empereur). La classe politique, majoritairement composée d’hommes âgés, est quasi-unanime dans son refus : pas de femme aux pouvoirs. Pourquoi cette différence ? Qu’est-ce que l’histoire des femmes sur le trône du Japon nous révèle sur le pays et nature même de l’État du Japon ? Poulpy vous explique tout.
Y-a-t-il déjà eu des impératrices au Japon ?
Oui. Dans la longue liste des 126 empereurs du Japon on trouve 8 femmes qui furent josei tennô, femmes empereurs, à ne pas confondre avec kôgô qui est l’épouse d’un empereur (sans pouvoir ni responsabilité politique et symbolique). La plupart d’entre elles régnèrent aux VI-VIIe siècles et la dernière, Go-Sakuramachi, régna au milieu du XVIIIe siècle. Théoriquement, rien n’empêchait les femmes de monter sur le trône impérial. Pour cause, l’institution impériale japonaise a toujours reposé sur la croyance en une lignée unique issue de la déesse Amaterasu au travers de Ninigi no Mikoto et du premier empereur Jinmu. Les femmes de la famille impériale étaient aussi porteuses de cette légitimité de sang. C’est pour cette raison que, dans les premiers siècles du Japon, les femmes de la famille impériale se mariaient au sein de la famille avec des oncles ou des cousins, pour garder la pureté de la lignée et renforcer leur légitimité. Que s’est-il passé ?
Dans les faits, le règne d’une femme empereur répondait à des circonstances bien précises. Les femmes de la famille impériale montaient généralement sur le trône pour assurer une régence. Lorsque le successeur mâle de l’empereur était trop jeune ou que les circonstances politiques ne lui permettaient de monter sur le trône, il revenait à la femme la plus proche par le sang, la sœur ou la mère souvent, d’assurer la transition. Ce règne était prévu pour durer jusqu’à ce qu’un successeur masculin soit disponible. Ces règnes respectaient aussi la règle fondamentale de la transmission patrilinéaire (d’un père à ses enfants ou ses petits enfants) : une femme ne pouvait pas transmettre le trône à son fils sauf s’il était aussi un fils d’empereur… Cela permettait de décourager la noblesse de se marier avec une princesse impériale pour usurper le trône. Il existait donc déjà une volonté patriarcale de maintenir le pouvoir dans les mains des hommes autant que possible. Ces règles furent respectées par toutes les femmes empereurs des VI-VIIe siècles :
- Suiko (592-628), fille de l’empereur Kinmei et épouse de l’empereur Bidatsu, sœur de l’empereur Yômei, elle monta sur le trône après l’assassinat de l’empereur Sushun parce qu’elle était, par sa mère, membre du clan Soga qui dirigeait la cour impériale. Son règne permit de retarder d’une génération le choix d’un prétendant au trône et ainsi maintenir la paix.
- Kôgyoku (642-645 puis second règne sous le nom de Saimei, 655-661), épouse de l’empereur Jomei, elle abdiqua le trône en 645 à la suite de l’assassinat de Soga no Iruka, qui eut lieu en sa présence. Elle transmit le trône à son frère Kôtoku (aussi mari de la fille de Kôgyoku). Elle remonta sur le trône sous le nom de Saimei après le décès de Kôtoku jusqu’à sa mort. Son fils lui succéda sous le nom de Tenji.
- Jitô (686-697), fille de l’empereur Tenji et épouse de son oncle Tenmu, elle assura la transition en faveur de son petit-fils l’empereur Monmu.
- Genmei (707-715), fille de l’empereur Tenji, sœur de Jitô, mère de Monmu, elle monta sur le trône à la mort de son fils pour assurer la transition en faveur de son petit-fils, le futur empereur Shômu.
- Genshô (715-724), fille de la précédente, elle reprit le trône lorsque sa mère devint trop faible pour régner, toujours dans l’attente de transmettre le trône à Shômu. Ce fut le seul cas d’une femme transmettant le trône à une femme mais toujours en respectant la lignée patrilinéaire puisque le successeur désigné restait le même. Lorsqu’elle abdiqua, le trône avait été occupé par trois femmes en 40 ans.
- Kôken (749-758 puis second règne sous le nom de Shôtoku, 764-770), fille de l’empereur Shômu. En absence d’héritier direct, elle régna en attendant de pouvoir sélectionner un héritier parmi ses cousins. Elle abdiqua en faveur de son cousin Junnin mais reprit le pouvoir par la force en 764, influencée par le moine Dôkyô. Dôkyô manipula Shôtoku pour se faire nommer héritier et usurper le trône mais à la mort de Shôtoku la cour sélectionna un autre cousin éloigné.
Ces femmes gouvernèrent généralement avec l’appui et le conseil de membres de leur famille, de cousins et de nobles importants. Cependant, c’était le cas aussi pour les hommes empereurs. Pour l’essentiel, elles gouvernèrent réellement et prirent des décisions importantes : Saimei mourut alors qu’elle s’apprêtait à envahir la Corée, Jitô promulgua des codes de lois fondamentaux, Genmei déplaça la capitale à Nara et Shôtoku n’hésita pas à prendre le pouvoir par la force. Les femmes empereurs qui abdiquèrent conservèrent souvent un grand pouvoir politique en tant qu’empereur retiré (daijô-tennô). Elles furent des souveraines régnant réellement sans différences notables avec les empereurs masculins.
Et puis soudain, un arrêt total des règnes de femmes pendant presque mille ans. On pense souvent que la tentative d’usurpation du moine Dôkyô manipulant Shôtoku fut perçu comme un avertissement public contre les règnes de femmes. La fin des règnes de femmes est cependant liée à d’autres raisons moins connues. Aux VIII-IXe siècles, la famille impériale tomba progressivement sous le contrôle de la puissante famille des Fujiwara. Les Fujiwara instaurèrent un régime politique qu’ils dominaient en tant que régents (sesshô et kanpaku). Il n’y avait plus besoin de règnes de transition par les femmes. De plus, les mariages consanguins dans la famille impériale disparurent. Les princesses impériales se mariaient dès lors dans la noblesse, quittant la famille impériale et, par la même, toute prétention à monter sur le trône. Avec le début de l’âge des guerriers, la figure de l’empereur et les femmes de la famille perdirent de leur importance. Les samurais avaient une vision plus virile du pouvoir et les règnes de femmes furent découragés, car jugées trop faibles. Il y eut cependant deux exceptions :
- Meishô (1629-1643), fille de l’empereur Go-Mizunoo. Elle fut sélectionnée pour monter sur le trône car sa mère était Tokugawa Masako. Elle était donc la petite-fille du shogun Tokugawa Hidetada et cousine du shogun Iemitsu. Le shogun avait alors le droit d’intervenir dans la succession et avoir une Tokugawa (par les femmes) sur le trône était une garantie de stabilité. Elle assura la transition en faveur de son frère, l’empereur Go-Kômyô.
- Go-Sakuramachi (1762-1771), fille de l’empereur Nakamikado et sœur de Momozono, elle régna pour assurer la transition de son neveu, le futur Go-Momozono. A la mort de Go-Momozono, elle sélectionna elle-même un cousin éloigné pour monter sur le trône, Kôkaku, ancêtre de l’empereur actuel.
Les règnes de femmes ne furent jamais interdits et ne furent pas des règnes théoriques, les femmes empereurs avaient un réel pouvoir politique mais leur existence correspondait à des règles et des circonstances bien précises qui ne furent jamais remises en question ou amendées. Mais alors, pourquoi les femmes ont-elles disparues du pouvoir, même à l’âge moderne du Japon ?
Pourquoi n’y-a-t-il plus de femmes sur le trône ?
La réponse la plus simple est que cette décision revint à l’empereur Meiji. En 1868, le dernier shogun abdiqua et remit le gouvernement entre les mains de l’empereur Meiji. Le nouveau gouvernement du jeune empereur lança la modernisation du Japon à marche forcée. Le règne de Meiji se définissait par l’obsession de la comparaison avec les nations occidentales. Le Japon devait paraître « civilisé » et pour cela transformer ses traditions pour les rendre plus compatibles avec les standards européens, et ce y compris en matière d’art et ou d’apparence vestimentaire. Cet effort de transformation radicale toucha en premier lieu l’empereur lui-même qui s’habilla d’uniformes militaires occidentaux et commença à sortir du palais pour être vu de la population. Il consomma à l’occidentale du vin et même de la viande (rare à l’époque), ce qui allait contre les croyances bouddhistes ! L’effort se porta ensuite sur la famille impériale…
La nouvelle constitution japonaise de 1889 instaura une monarchie parlementaire sur le modèle allemand incluant une réforme des règles de succession de la famille impériale. Il fut décidé que seul le fils aîné de l’empereur, né d’un mariage officiel, pouvait succéder au trône. Les branches latérales de famille impériale, les shinnôke, furent exclues de la succession. Les femmes furent à ce moment officiellement interdites de monter sur le trône. Cette décision prétendument liée à la « modernisation » du Japon n’avait rien à voir avec la tradition japonaise et imitait de la manière la plus stricte la loi salique telle qu’elle existait dans certains pays européens sans recul critique de la part du pouvoir japonais.
Cette décision s’accompagna d’une nouvelle morale implacable qui réduisait le rôle de la femme japonaise à celui d’épouse et de mère comme éternelle mineure sous la tutelle masculine, un net recul par rapport aux droits dont disposaient les femmes durant l’époque Edo. Il est doublement intéressant d’insister sur ce point, car les conservateurs d’aujourd’hui n’hésitent pas à prétendre que la femme japonaise a toujours été une « simple » femme au foyer afin de retarder l’émancipation des mœurs. La réalité historique est bien différente, d’autant plus si on considère l’ère de grande prospérité que fut Edo.
L’exclusion des femmes du trône correspondait aussi à la nouvelle image de la fonction impériale dans un cadre guerrier. L’empereur était désormais le chef de l’État et le chef des armées. Le pays s’était entièrement tourné vers l’idée de construire une armée forte pour résister à la pression occidentale et, bientôt, envahir les pays limitrophes. L’empereur devait être l’exemple à suivre. La propagande de l’époque Meiji mit en avant l’empereur en tant que modèle des valeurs viriles du nouvel homme japonais, toujours en uniforme, chevauchant fièrement sa monture, accompagné de sa humble et fidèle épouse (fragile et passive), l’impératrice Shôken qui inaugurait les hôpitaux et s’occupait des bonnes œuvres…
N’oublions pas non plus que tous les réformateurs de l’époque Meiji étaient eux-mêmes d’anciens samurais éduqués dans l’idéal de l’homme fort et leur mépris des femmes qui affaiblissaient, selon eux, la vertu guerrière. La constitution prévoyait aussi de supprimer les concubines de l’empereur dans un souci d’exposer la moralité de l’empereur. Ses concubines devinrent donc les dames de compagnie de l’impératrice et c’est de l’une d’elles que naquit le futur empereur Taishô (officiellement fils de l’impératrice Shôken), qui fut le premier empereur réellement monogame de l’histoire du Japon.
L’exclusion des femmes du trône répondait à plusieurs nécessités pour l’institution impériale : l’imitation d’un modèle différent de civilisation et la militarisation du rôle de l’empereur ainsi que l’adoption progressive d’une misogynie venant autant de la morale victorienne importée que de l’ancienne morale virile des samurais. On remarquera qu’avec cette évolution qu’on jugerait aujourd’hui comme un net recul pour les droits des femmes, c’est également de nombreux courants artistiques qui vont s’effondrer. On le constate notamment dans la qualité des estampes datant de Meiji ou encore la manufacture des armes beaucoup plus brute. Le souci de perfection sous Edo semble avoir été abandonné pour des couleurs chatoyantes (le rouge sans notamment) et des impressions en plus grandes quantités et beaucoup moins soignées.
Alors pourquoi en reparle-t-on aujourd’hui ?
La réponse est simple : la famille impériale est en voie d’extinction. La défaite du Japon en 1945 s’est accompagnée de changements sur les règles de succession. Une nouvelle loi promulguée en 1947 exclut la plupart des branches latérales de la famille, réduisant celle-ci à quelques membres, et les adoptions furent interdites. La nouvelle loi conserva cependant l’exclusion des femmes sur le trône, alors même que les Japonaises accédaient au droit de vote !
La suppression des concubines et l’exclusion de toutes les branches latérales de la famille eut pour conséquence prévisible de réduire le nombre de personne pouvant accéder au trône. Il n’était autrefois pas rare de voir un fils de concubine monter sur le trône ou, au besoin, un membre plus éloigné de la famille. La dernière fois fut en 1779 quand l’empereur Go-Momozono, sans héritier, adopta son cousin au second degré pour en faire l’empereur Kôkaku. Ce genre d’arrangement n’est plus possible aujourd’hui : les seules personnes pouvant prétendre à monter sur le trône sont donc les fils de l’empereur défunt Shôwa (Hirohito) et les fils de l’empereur émérite (Jôkô Heika) Akihito qui abdiqua en 2019 en faveur de son fils aîné, l’actuel empereur Naruhito.
Cela porte le total des prétendants à trois personnes seulement : l’actuel prince héritier (le frère cadet de Naruhito), Fumihito d’Akishino (55 ans), son fils Hisahito d’Akishino (14 ans) et leur grand-oncle Masahito de Hitachi (85 ans). Il est très peu probable que le prince Hitachi monte un jour le trône et le prince Fumihito d’Akishino lui-même n’a la fonction de prince héritier que pour laisser à son fils Hisahito le temps d’avoir une jeunesse et une éducation à peu près normale. Cela ne laisse en réalité qu’un seul prétendant possible au trône impérial, le jeune Hisahito d’Akishino, neveu de l’empereur Naruhito.
Car cette liste laisse de côté les filles de la famille. Le prince héritier Fumihito d’Akishino a deux filles : les princesses Mako (29 ans, mariée depuis peu) et Kako (26 ans). L’empereur Naruhito a une fille : Aiko (19 ans), qui porte le titre de princesse Aiko de Toshi. Selon les règles actuelles, aucune d’entre elles ne peut prétendre monter sur le trône. Pire, lorsqu’elles se marieront, elles quitteront officiellement la famille impériale pour devenir roturières et leurs enfants ne pourront pas prétendre au trône à leur tour puisqu’ils ne descendent directement pas d’un empereur par la ligne patrilinéaire.
La question de la succession doit donc être résolue durant cette génération. Le débat fait cependant rage depuis 2001 avec la naissance de la princesse Aiko de Toshi, qui était alors la seule héritière de l’empereur Akihito dont elle est la petite-fille en ligne directe. Les tensions s’étaient un peu apaisées avec la naissance de Hisahito en 2006, qui amena un héritier mâle dans la famille (Hisahito étant également le petit-fils direct de l’empereur Akihito via son fils cadet, l’actuel prince héritier Fumihito d’Akishino). Le PLD (parti au pouvoir) ayant alors espéré remettre le débat aux calendes grecques.
Mais l’abdication de l’empereur Akihito a remis la question au cœur de l’agenda politique, ce qui était probablement en partie l’intention de l’ancien souverain. L’abdication de l’empereur nécessita aussi de réformer la loi, encourageant l’idée qu’une autre réforme concernant la succession serait tout aussi possible. Les consultations se sont succédé depuis 2012 et au mois de mars 2021, le débat sur la réforme de la succession au trône est entrée dans l’agenda parlementaire avec la mise d’une nouvelle commission dédiée au sujet. Tandis que l’opinion publique est favorable à près de 80% à la princesse Toshi, la commission a déjà stipulé que son avis (non contraignant) se ferait dans la prudence et le respect des traditions, autant dire sans intention de rendre un avis définitif…
Pourquoi est-il aussi difficile de prendre une décision ?
On pourrait soupirer avec agacement que cela n’impactant en rien la vie des Japonais, il n’y aurait qu’à instaurer une république et ne plus en parler. Ce point de vue typiquement occidental sous-estimerait le poids de l’histoire japonaise, ses traditions et son organisation politique singulière. Ce serait déjà oublier qu’il n’y a quasiment pas de mouvement républicain au Japon, toute tendance politique confondue. Ensuite, la question touche à la nature même de l’État japonais qui s’est construit au fil des siècles autour de l’institution impériale. Supprimer la famille impériale reviendrait pour beaucoup à abolir le Japon lui-même et une série de traditions qui font la spécificité du Japon aux yeux du monde et des japonais eux-mêmes.
La question est d’autant plus problématique que l’empereur n’a pas de pouvoir, son existence ne se justifie que par une tradition restée vivante depuis au moins quinze siècles. Sans cette continuité très ancrée dans l’histoire de l’Archipel, les plus conservateurs craignent que la raison d’être même de la famille impériale disparaisse. De plus, toutes les solutions envisagées comportent leurs lots de problèmes et de barrières.
Parmi les solutions au problème de succession revient souvent l’idée d’inclure de nouveau des membres de la famille impériale exclus en 1947 mais toutes ces branches sont composées désormais de femmes ou de personnes âgées. On propose aussi d’encourager l’adoption des descendants par les femmes afin de conserver au moins la fiction de la lignée patrilinéaire, il suffirait d’abolir l’interdiction d’adopter dans la famille impériale. D’autres voudraient restaurer les anciennes familles shinnôke d’avant l’époque Meiji mais les shinnôke sont restées hors de la famille impériale depuis plus d’un siècle, plusieurs générations de ses membres ont épousé des roturiers et le lien familial avec l’empereur est très dilué. Le prince Tomohito de Mikasa proposa même, plus qu’à moitié sérieux, d’admettre à nouveau les concubines (avec l’espoir que le jeune Hisahito soit intéressé par les filles…).
Le gouvernement, lui, est plutôt favorable à l’idée des adoptions mais craint que l’opinion publique ne suive pas. Les Japonais pourraient considérer ces options comme des bricolages faisant perdre son authenticité à la famille impériale, les nouveaux princes seraient eux-mêmes des roturiers sans grande différence avec le reste des citoyens. Cela pourrait faire naître des critiques et des sentiments plus républicains chez les Japonais. La princesse Toshi a au moins l’avantage d’être une descendante directe à la légitimité inattaquable, jeune et moderne. Son seul « problème » : être une femme.
Alors pourquoi autant d’opposition à l’idée de faire accéder les femmes sur le trône avec Aiko de Toshi comme nouvelle impératrice ? Après tout, la constitution japonaise assure qu’il ne sera fait aucune discrimination fondée sur le sexe, même si cela n’est déjà appliquée qu’avec difficulté dans la vie quotidienne. Ce serait pourtant la solution la plus simple mais aussi la moins destructrice des traditions tout en annihilant l’ordre patriarcal. Cette solution aurait l’avantage de correspondre à l’opinion publique nationale et internationale mais ces opinions sont volatiles et n’ont pas leur mot à dire sur la question. Si la princesse Toshi monte sur le trône et le transmet ensuite à son descendant, cela mettrait fin à la lignée patrilinéaire ininterrompue des empereurs japonais depuis 15 siècles. Les descendants d’Aiko seraient issus d’une autre famille et cela reviendrait aux yeux des conservateurs à un changement pur et simple de dynastie, le passage à une famille qui n’aurait pas de lien avec le passé du Japon.
L’idée de lignée, représenté par le kanji 家 (ie, -ke), est bien plus importante au Japon qu’en Occident et il est lié au culte shintoïste des ancêtres. Elle est moins présente dans le reste des familles japonaises mais n’en existe pas moins. Changer la lignée couperait un lien historique et religieux fondamental entre le passé et le présent du Japon. Autoriser une impératrice ou toute autre femme de la famille impériale à être son propre chef de famille et maintenir la lignée, faisant de son mari un prince consort, encouragerait à mener une révision du droit de la famille au Japon encore très ancré dans la tradition. N’oublions pas que les parlementaires japonais ont encore récemment rejeté l’idée qu’une femme puisse porter un nom différent de son mari car cela compliquerait trop le droit familial et l’État civil.
N’oublions pas non plus que jusqu’en 1945, la doctrine officielle du kokutai proclamait que l’empereur était le descendant direct des dieux, qu’il était de nature différente du reste des êtres humains et que sa lignée ininterrompue était la raison même de l’existence du pays. Cette doctrine a été abolie en 1945 mais certaines de ces croyances persistent parmi les plus conservateurs au sein du PLD qui dirigent le pays quasiment sans interruption depuis l’après-guerre. Scientifiquement parlant, la lignée ininterrompue patrilinéaire des empereurs du Japon est probablement fictive. En effet, on ne peut remonter cette lignée que jusqu’au VIe siècle. Les historiens sont pratiquement certains qu’il y eu au moins un changement dynastique au Ve siècle avec l’empereur Keitai dont le lien avec l’empereur précédent était pour le moins ténu. Ici, nous avons cependant affaire moins à un raisonnement qu’à des croyances. L’ancien premier ministre Shinzô Abe et l’actuel premier ministre Yoshihide Suga, en refusant obstinément de toucher à cette réforme, ne font pas qu’appuyer une vision conservatrice du Japon, ils suivent des croyances très enracinées dans les esprits.
Albaret Romain
Sources :
Sterling et Peggy Seagrave : The Yamato Dynasty (1999)
Shillony Ben-Ami : The emperors of Modern Japan (2008)
Jean-Marie Bouissou : Les leçons du Japon (2019)
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