Un des aspects les plus déroutants de la société japonaise pour les étrangers est ce sens aigu de la politesse dont semblent faire preuve les Japonais à tout moment. Une particularité qui leur vient notamment de leur histoire : le Japon est avant tout une île ayant longtemps été fermée au monde extérieur et qui, malgré son ouverture récente, a conservé une culture très homogène. Mais ceci ne peut tout expliquer. D’autres éléments sont à l’origine de cette politesse qui semble, à première vue, hors normes. Pourtant, ce n’est pas aussi simple que ça… Poulpy vous propose aujourd’hui de décrypter les fondements d’une garantie de la paix sociale nipponne.
Un héritage religieux en toile de fond
Quelques origines de la politesse sont à chercher dans l’influence du confucianisme venu de Chine au VIème siècle qui a enseigné aux Japonais que le pays (la collectivité) et la famille (le groupe) sont plus importants que sa propre personne. La notion d’individualisme, chère au capitalisme moderne, est relativement récente dans l’histoire et l’ambiguïté est palpable. De même, la religion shinto propre au Japon enseigne le respect et l’humilité envers toutes formes de vie, naturelle comme humaine.
De générations en générations, ces valeurs sont transmises aux plus jeunes de manière quasi héréditaire. Les enfants sont responsabilisés depuis leur plus jeune âge à penser en priorité aux autres avant eux-mêmes. Étonnant paradoxe : c’est par la rigueur individuelle que l’individu s’efface au profit du groupe. Mais cette rigueur passe également par une soumission globale à l’autorité et l’imposition d’une vie hyper-structurée par une quantité de règles souvent éprouvantes.
Jusque dans la langue…
La culture japonaise place à ce point l’intérêt du groupe au-dessus des intérêts individuels que cet aspect se retrouve ancré profondément dans sa langue. Celle-ci possède différents niveaux de langage plus ou moins formels selon votre statut et celui de votre interlocuteur (supérieur/inférieur hiérarchique), l’âge (on montre du respect envers ses aînés) et le sexe (des tournures de phrases ne sont employées que par des femmes, d’autres par des hommes). Même pour un simple « bonjour » ou « merci » il existe de nombreuses formulations possibles selon l’interlocuteur et le moment de la journée. Que vous soyez client, professeur, enfant, ami ou étranger, le langage utilisé sera forcément différent.
Dans le même ordre d’idée, l’acte de « refuser » ne sera jamais formulé par un « non » franc et direct, mais par des tournures détournées (Exemple : « je ne sais pas si cela va être possible » ou « je ne sais pas trop… ») pour ne pas mettre mal à l’aise l’interlocuteur. C’est vrai aussi dans les relations plus intimes où un « non » indirect ne sera pas perçu clairement par un étranger, conduisant à des situations peu enviables. L’usage de voies détournées peut être véritablement déstabilisant et énergivore.
À travers le non-verbal (comportement du corps), la notion d’humilité est également très marquée dans la communication inter-personnelle, notamment par les nombreuses courbettes journalières plus ou moins marquées selon la situation. Et qu’est-ce qu’une civilisation sans le mode de communication des individus ?
Honne et tatemae
Pour maintenir la cohésion sociale dans l’espace public, les Japonais préféreront ne pas soutenir une opinion à l’opposé de celle des autres. Ils évitent ainsi de mettre dans l’embarras des personnes et de déclencher des disputes inutiles où chacun a toutes les chances de rester campé sur sa position. Pour maintenir ce simulacre de paix, les japonais ont recours au principe du « honne » et « tatemae » :
Le tatemae est le visage que l’on expose en société alors que le honne, réservé aux proches, est le reflet des vrais sentiments. Ces deux postures sont marquées au point de donner l’impression de vivre dans deux univers parallèles mais simultanés. Cette culture pourra à nouveau perturber le résident étranger qui, face à cette gentillesse débordante et permanente, aura le sentiment d’un manque de sincérité des japonais. Pourtant, éviter de blesser l’autre, même en lui mentant ouvertement, peut également être perçu comme une forme de gentillesse. Le fait d’avancer masqué ne cache pas nécessairement de mauvaises intentions, tout au mieux le souhait de vivre en paix en dépit des avis différents. Le prix à payer : l’absence quasi totale de débats et d’avis divergents.
Une nécessité dans un pays très peuplé
La concentration démographique écrasante de l’archipel incitera à des compromis pour le bien-être commun. C’est dans cet ordre d’idées que les Japonais évitent par exemple de faire du bruit dans les transports : si chacun ne se souciait pas des autres, la situation deviendrait rapidement invivable pour tous. De même pour la propreté des rues, on observe le respect des biens communs dont tout le monde profite. Pour se fondre dans la masse, les Japonais évitent aussi de se mettre en avant personnellement. Ils feignent la modestie et l’humilité en toutes circonstances : On minimise les compliments que l’on reçoit, les services que l’on rend, les cadeaux que l’on offre. On réalise à quel point ce contrôle de soi est important le samedi soir où, sous l’effet de l’alcool, les Japonais peuvent sombrer dans la désinhibition et afficher un comportement soudainement extrême. Enfin, les voilà eux-mêmes ?
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Le rôle prépondérant des parents et de l’école
Les parents inculquent scrupuleusement les règles de savoir-vivre à leurs enfants dont ils sont en outre très proches (en particulier la mère). Cette proximité incite l’enfant à obéir et à accepter les règles sans les remettre en question. Elles sont également intégrées via l’école où l’enfant est responsabilisé via le nettoyage des classes, les activités de groupe qui sont privilégiées, et la déférence qu’il doit marquer aux professeurs et aux autres adultes en toutes circonstances.
Le port de l’uniforme contribue enfin à fondre l’individu dans le moule de la communauté tout au long de sa vie. À peine sorti de l’école que vient rapidement le costume trois pièces, tenue de base du salaryman. La liberté aura été de courte durée. Cette grande conformité, qui place l’individu en rouage de l’entreprise et de la machine productive japonaise, génère nécessairement une forme d’opposition. L’aspect déjanté et extravagant de certains Japonais, notamment à travers la mode, peut être perçu comme un rejet d’un trop plein de règles et de conformisme. Deux faces d’une même problématique qui offrent finalement une grande richesse à la culture japonaise. Le plus remarquable, c’est que les valeurs de respect sont aussi conservées par ceux qui pratiquent ces modes de vie en marge.
En définitive, la politesse des Japonais est avant tout une question de perception et de point de vue ! En effet, cette politesse sautera davantage aux yeux d’un étranger de passage qui ne percevra que le « masque » social bienveillant porté par les Japonais par défaut. Vivre au Japon sur une longue durée exposera l’étranger au vrai visage des Japonais dont il deviendra proche : l’honne.
A ce titre, il est amusant d’entendre un Tokyoïte parler des habitants de Kyoto. Ceux-ci sont ouvertement critiqués pour leur usage forcé de l’honne, au point qu’il est parfois considéré comme de la méchanceté gratuite. De même, les Kyotoïtes, très fiers de leur culture ancienne et toujours enracinée, voient les habitants de Tokyo comme des individus un peu grossiers, qui délaissent leurs coutumes. La perception même de la politesse diffère donc entre les Japonais de différentes régions.
Ainsi, l’usage quasi permanent de l’honne ne fait PAS des Japonais des êtres malfaisants ou peu sincères. Les Japonais ne sont ni bons, ni mauvais, mais simplement humains, avec la même complexité, les mêmes qualités et les mêmes perversités que toutes les personnes humaines sur cette planète. Peut-être à une exception près ! Les Japonais subissent en effet de nombreuses pressions structurelles et sociales dont les frustrations doivent tôt ou tard s’exprimer, souvent de manière singulière et extrême qui pourra facilement nous échapper.
S. Barret
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Sources : youtube.com / Photographie d’entête Patrick Hochner (C.C.)