Les créatures du folklore japonais, appelées yôkai, font partie intégrante du paysage culturel et inspirent les artistes japonais depuis des siècles. Pour cause, ils symbolisent bien souvent les aspects inavouables de la psyché humaine. On trouve très facilement des références aux yôkai dans la pop culture d’aujourd’hui, mais ils étaient déjà présents depuis Edo grâce aux Ukiyo-e, des estampes réalisées par gravure sur bois. Les grands maîtres de l’estampe nous ont en effet offert de sublimes représentations de yôkai. Utagawa Kuniyoshi est probablement le plus familier de la représentation de ces apparitions étranges.
Qui est Utagawa Kuniyoshi ?
Utagawa Kuniyoshi 歌川国芳 (1797-1861) est un célèbre artisan du monde des Ukiyo-e. Bien qu’il soit moins connu qu’Hokusai, il jouit d’une production énorme et ses œuvres sont très appréciées des amateurs d’estampes, notamment pour leurs magnifiques couleurs. Utagawa Kuniyoshi a peint de très nombreuses estampes, on en compte pas moins de 10 000 ! Tout ceci est réalisé à la main, couche par couche, bien avant l’impression moderne.
Parmi les domaines de prédilection de l’artiste, on trouve les récits associés aux grands guerriers japonais, ainsi que les légendes adaptées en pièces de théâtre. C’est justement grâce à ces thèmes que Kuniyoshi nous a offert de magnifiques représentations de yôkai, dont la plus célèbre est sans doute celle du squelette géant…
Takiyasha la sorcière et le fantôme du squelette
Cette estampe est sans doute l’une des plus connues de Kuniyoshi, ainsi que l’œuvre la plus utilisée pour illustrer des yôkai. Ce squelette géant est un gashadokuro がしゃどくろ, un yôkai composé d’ossements de plusieurs humains. Les squelettes utilisés sont souvent ceux de personnes n’ayant pas reçu de sépulture convenable, c’est-à-dire des victimes de guerres ou de famines. Les gashadokuro ne font pas partie des yôkai inoffensifs, au contraire ils cherchent à se venger pour ne pas avoir été enterrés décemment. Heureusement pour les potentielles victimes, on entend le gashadokuro arriver de loin grâce au bruit de ses ossements.
Sur cette estampe de Kuniyoshi, on peut voir que le squelette géant participe à une bataille. Il fut en effet invoqué par Takiyasha, la fille de Taira no Masakado, lors d’une tentative de rébellion. Taira no Masakado avait lui tenté aussi une rébellion contre l’empereur, mais elle avait échoué. Le guerrier avait été condamné à mort avec toute sa famille. Takiyasha et son frère avaient réussi à s’échapper et, grâce à un sorcier, elle pu apprendre la magie noire… Takiyasha et son frère avaient alors essayé de venger la mort de leur père en reprenant le château familial par la force. Pendant la bataille, Takiyasha invoqua des yôkai grâce à ses pouvoirs magiques. C’est ainsi que ce squelette géant émergea des ténèbres. Malgré ce renfort de taille, Takiyasha et son frère subirent eux aussi la défaite et la mort.
Les effrayantes représentations du fantôme d’Oiwa
L’histoire du fantôme d’Oiwa est très populaire et fut le sujet de plusieurs représentations et pièces de théâtre. Parmi ces différentes représentations, celles d’Utagawa Kuniyoshi ont pour particularité d’être assez effrayantes. Oiwa, une très jolie femme, eut le visage défiguré à cause d’une crème empoisonnée donnée par sa rivale. Le mari d’Oiwa, dégouté par le nouveau visage de sa femme, chercha alors un moyen de se débarrasser d’elle afin d’épouser la rivale en question.
Le point culminant de cette histoire a lieu lorsqu’Oiwa découvre l’état de son visage dans un miroir. Elle cherche alors à le cacher avec ses cheveux, mais ces derniers s’arrachent par touffes ensanglantées… Lorsqu’elle apprend que son mari fait partie du complot, Oiwa court à sa rencontre avec un couteau à la main mais se blesse mortellement au cou. Son fantôme revient alors pour hanter son mari lors de son remariage. Son yokaï est très souvent représenté tant il fait écho à des drames personnels récurrents.
L’histoire d’Oiwa est tellement connue qu’il en existe différentes versions. Dans l’une d’entre elles, au moment de sa mort Oiwa était enceinte, son bébé meurt donc avec elle, amplifiant sa colère. C’est pour cette raison que l’on peut parfois voir Oiwa tenant un jizo dans les bras. Les représentations d’Oiwa par Kuniyoshi sont vraiment terrifiantes. Son visage défiguré par le poison est parfaitement représenté. Sur certaines estampes, on voit même Oiwa essorer ses cheveux ensanglantés… Des images horrifiques aussi anciennes sont exceptionnelles dans l’histoire à l’échelle du monde.
Watanabe no Tsuna affronte le démon Ibaraki Dôji
Kuniyoshi a également exploré l’univers mystérieux des démons, dont celui d’Ibaraki Dôji est sans doute le plus représentatif.
Ce conte ancien fait partie des histoires de oni 鬼, les démons du folklore japonais les plus populaires. Il y a très longtemps, des oni vivaient dans les environs de Kyôto. Un groupe de guerriers fut alors envoyé pour se débarrasser d’eux. Ils les tuèrent tous, sauf Ibaraki Dôji 茨木童子 qui parvint à s’échapper. Une fois rentrés à Kyôto, les guerriers apprirent que des gens disparaissaient toujours près de la porte Rashômon, ce qui voulait dire que tous les oni n’avaient donc pas été exterminés…
Watanabe no Tsuna 渡辺綱, un des guerriers, se rendit alors à la porte Rashômon. Il attendit le démon pendant plusieurs heures quand il sentit un bras couvert de poils se poser sur lui… Il sortit alors son sabre à la vitesse de l’éclair et trancha le bras du oni. Ibaraki Dôji eut le temps de s’échapper, mais Watanabe no Tsuna savait qu’il reviendrait chercher son bras. Alors, il le ramassa et plaça le membre dans un coffre bien solide. Ibaraki Dôji revint bel et bien chercher son bras, mais camouflé sous les traits de l’ancienne nourrice de Watanabe, une vieille femme, pour duper ce dernier. Il réussit à s’enfuir avec son bras coupé, mais eut tellement peur du guerrier qu’il ne remit plus jamais les pieds dans l’ancienne capitale du pays. On trouve aujourd’hui de nombreuses représentation de ce démon déguisé en vieille femme, également sous la forme d’okimono ou de netsuke.
Tamatori et le joyau du dragon Ryûjin
La jeune femme sur cette estampe, poursuivie par le dragon Ryûjin et des créatures marines, se nomme Tamatori, ou Tamatori-hime 玉取姫. Il s’agit d’une ama 海女, une pêcheuse de perles connue pour plonger en apnée, qui a volé un joyau sacré au roi dragon Ryûjin. Il existe de nombreux dragons dans le folklore japonais, Ryûjin étant sans doute le plus connu. Il s’agit de la divinité de la mer, qui règne sur les océans et les créatures marines depuis le palais sous-marin Ryûgû-jô.
L’histoire de Tamatori fut adaptée en pièce de théâtre. Lorsque Fujiwara no Kamatari mourut, sa fille qui vivait en Chine fit envoyer un navire avec des trésors à son frère, Fuhito, pour le service funéraire de leur père. Le trésor comprenait notamment un joyau appelé Menkôfuhai no hama, mais le dragon Ryûjin fut attiré par lui et attaqua le navire pour s’en emparer.
Fuhito se rendit alors près du lieu du naufrage, incognito, pour retrouver le joyau. Il y rencontra Tamatori et les deux se marièrent et eurent un enfant. Fuhito lui révéla alors sa véritable identité et la raison de sa venue. Comme Tamatori était une excellente plongeuse, elle proposa d’aller récupérer le joyau chez Ryûjin.
Elle réussit et s’enfuit avec, mais Ryûjin s’en rendit très vite compte. Il partit alors à ses trousses en compagnie de créatures marines. Armée d’un simple couteau de pêche, Tamatori ne put faire grand-chose. Elle décida de faire une petite incision sous sa poitrine pour y cacher le joyau, puis secoua la corde qui la reliait à la surface. Fuhito la remonta alors à toute vitesse, mais il était trop tard. Dans son dernier souffle, elle lui révéla où était caché le joyau. Fuhito enterra le corps de son épouse au temple Shido-ji (préfecture de Kagawa) et repartit avec son fils.
Ashinaga-tenaga, le yôkai aux longues jambes et aux longs bras
Ashinaga-tenaga 足長手長 ne désigne en réalité pas un seul, mais deux yôkai ! Le premier, appelé Ashinaga-jin, possède de longues jambes et le second, appelé Tenaga-jin, possède de longs bras. Leur spécialité est d’attraper des poissons en combinant leurs deux capacités. Tenaga-jin monte tout d’abord sur les épaules d’Ashinaga-jin, qui grâce à ses jambes peut avancer sans s’enfoncer dans l’eau. Tenaga-jin en profite ensuite pour attraper les poissons avec ses longs bras. Leur première apparition est mentionnée dans l’ouvrage intitulé Wakan Sansai Zue, on y apprend que les jambes d’Ashinaga-jin mesurent 6 mètres de long et que les bras de Tenaga-jin mesurent quant à eux 9 mètres.
Il existe plusieurs récits à leur sujet, selon celui du mont Bandai (préfecture de Fukushima) les deux yôkai, installés en haut du volcan, causaient du tort à la population locale. Ashinaga-jin faisait le grand écart entre deux montagnes, ce qui rassemblait les nuages entre ses jambes et empêchait le soleil de passer. Quant à Tenaga-jin, il projetait l’eau du lac depuis les hauteurs avec ses bras sur les habitants, qui n’avaient donc pas accès au soleil et vivaient sous une pluie constante.
Un moine, qui selon les récits serait Kôbo Daishi (fondateur de l’école de bouddhisme Shingon), décida alors de régler le problème en se rendant au sommet du mont Bandai. Il rusa pour convaincre les deux yôkai d’entrer dans un petit pot, qu’il referma ensuite avec un couvercle et enterra au sommet. Les deux yôkai sont ainsi devenus la divinité du mont Bandai, connue sous le nom de Bandai myôjin.
Bakeneko, le yôkai chat
Les chats sont considérés comme d’adorables animaux de compagnie, mais saviez-vous qu’ils pouvaient également devenir des yôkai ? Le bakeneko 化け猫 est un chat qui se transforme en yôkai, souvent lorsqu’il est très âgé. La principale caractéristique qu’il faut à un chat pour devenir un bakeneko est une longue queue, c’est pour cette raison que l’on avait l’habitude de couper la queue des chats… C’est en effet grâce à leur longue queue que les bakeneko peuvent se tenir sur leurs deux pattes arrière. Cela viendrait du fait que les chats venaient souvent lécher l’huile des lampes à huile (huile de poisson !) car ils avaient des carences, du coup ils se mettaient sur leurs pattes arrière pour y accéder.
L’estampe d’Utagawa Kuniyoshi est une référence à une pièce de théâtre consacrée aux bakeneko d’Okazaki. Selon la légende, une auberge d’Okazaki, ville située sur la Tôkaidô 東海道 (une des cinq grandes routes du pays) était habitée par des bakeneko, ce qui terrifiait les clients venus se reposer… On peut voir sur l’estampe un bakeneko ayant pris l’apparence d’une femme, car c’est aussi l’une de ses capacités. Lorsqu’il prend forme humaine, souvent en léchant le sang de la personne, le bakeneko garde ses oreilles de chat et doit utiliser un morceau de tissu pour les cacher. On peut également voir sur l’estampe l’ombre d’un chat lécher une lampe à huile et deux petits chats danser sur leurs pattes arrière.
Le fantôme d’Asakura Tôgo
Cette estampe est un triptyque, c’est-à-dire une peinture composée d’un panneau central et de deux volets extérieurs (à droite et à gauche du panneau central). Elle a pour thème l’histoire du fantôme d’Asakura Tôgo, basée sur des faits réels, qui fut adaptée en pièce de théâtre. Les vrais noms des personnes concernées ont été changés pour la pièce. Asakura Tôgo (Sakura Sogoro) était le chef d’un petit village de fermiers qui avaient beaucoup de mal à payer leurs impôts. Asakura Tôgo décida alors d’envoyer une demande au shôgun, le dirigeant du Japon, pour qu’il baisse les taxes, sans l’accord du seigneur local appelé Orikoshi Masatomo (Hotta Masanobu).
Sa demande fut reçue, mais comme Asakura Tôgo avait outrepassé l’autorité du seigneur local il fut condamné à mort avec toute sa famille. Devenu fantôme, Asakura Tôgo revint alors pour s’en prendre au seigneur et à son entourage dans son château. Le personnage d’Asakura Tôgo fut longtemps considéré comme un symbole de la lutte paysanne au Japon.
Les estampes d’Utagawa Kuniyoshi sont incroyables et nous permettent de visualiser les exploits réalisés par les guerriers japonais ou les légendes populaires adaptées en pièce de théâtre. On constate également que les estampes ont largement contribué à notre façon de nous représenter de nombreux yôkai !
Claire-Marie Grasteau
Image d’en-tête : Takiyasha la sorcière et le fantôme du squelette, Utagawa Kuniyoshi. Source : commons.wikimedia.org