Le phénomène des « Papa en sucre » – ces hommes d’âge mûr qui se payent la compagnie de jeunes filles – est particulièrement ancien au Japon. Héritage d’une culture où l’homme a accès aux ressources financières pendant que les femmes vivent dans leur ombre, ce rapport de force inégal se perpétue sous d’autres formes aujourd’hui à travers ces services sociaux et sexuels tarifés. Peut-on parler de prostitution déguisée ? Pour mieux comprendre cette pratique, nous avons rencontré Aïko, une étudiante de 22 ans vivant à Tokyo, pratiquant les « rencontres subsidiées » …

Aïko-san nous a donné rendez-vous au bar d’un hôtel d’Akihabara où elle doit recevoir un de ses « papas » ce soir. Il est 21h30. Je l’attends appuyé à la devanture de l’établissement, observant les ombres de passants anonymes. Un jeune couple approche. Ils semblent amoureux. Les tourtereaux passent le bâtiment quand soudain la fille s’arrête et montre l’hôtel du doigt. Le garçon semble surpris, insiste un moment pour l’accompagner, avant de se résigner et partir. Elle se retourne. Je la reconnais tout de suite. C’est Aïko…

Image d’illustration. Étudiante offrant un service de « massage » à Akihabara.

Avant d’aller dans le fond du sujet, quelques termes : パパかつ (Papakatsu) désigne un sugar-daddy (papa en sucre) qui entretient une relation intime monnayée généralement de moyen ou long terme avec une jeune fille. 援助交際 (Enjo-kōsai) est le terme japonais exact pour décrire la pratique. Littéralement « faire connaissance pour aider » désigne une relation transactionnelle impliquant une relation amoureuse avec une adolescente japonaise. Dans le langage courant, « enko » fait référence à l’image d’un homme d’âge mûr offrant de l’argent ou des objets de luxe à des étudiantes le plus souvent en échange de faveurs sexuelles. On retrouve dans cette catégorie le JK business, pratique similaire concernant les très jeunes, parfois mineures. À savoir que « JK » est l’acronyme de 女子高生 (joshi kōsei), le nom donné aux étudiantes japonaises. Sans oublier les Urisen, l’équivalent masculin de cette forme de prostitution encore plus cachée.

Aïko-san a 22 ans, n’a aucune timidité et jouit d’une beauté au dessus de la norme. Elle fait des études mais n’a pas vraiment l’ambition de travailler ni de s’endetter. Depuis 3 ans, elle collectionne différents papakatsu qui lui assurent un niveau de vie confortable pour son âge. Inespéré pour la majorité des jeunes Japonais qui doivent souvent accepter des emplois précaires payés moins de 10 euros de l’heure pour simplement pouvoir survivre. « Vivre aujourd’hui dans la société japonaise quand tu es jeune est très difficile » nous explique-t-elle d’emblée. « Le travail est stressant et mal payé quand tu n’as pas de diplôme. Rencontrer des hommes, c’est un moyen facile de gagner de l’argent !  » . De l’autre côté du miroir, comme l’exprime passablement l’artiste Toshio Saeki dans ses œuvres chocs, la culture du « enko » a transposé un fantasme en réalité concrète pour l’homme japonais. Encore faut-il jouir d’un certain pouvoir financier.

Oeuvre de Toshio Saeki

Papakatsu, une forme de prostitution ?

Au Japon, le phénomène Papa Katsu se distingue nettement du business des escort-girls. C’est en les comparant qu’on peut mieux en distinguer les spécificités. Une escort-girl japonaise se rendra immédiatement à l’hôtel du client pour réaliser des services sexuels tarifés. Elle enchaînera généralement les rendez-vous dans une même soirée et son salaire peut grimper jusqu’à 10.000 euros mensuel et plus. L’acte sexuel est ici purement « technique » et la fille (ou le garçon) n’entretient pas de relation sociale particulière avec son client. Dans une logique strictement pécuniaire, leur but est de maximiser les profits en un minimum de temps en satisfaisant la libido des hommes japonais. Les tarifs des escort-girls sont d’ailleurs fixés à l’heure : de 200 à 1000 euros en moyenne. Rappelons que la prostitution au Japon n’est pas légale, mais très largement tolérée et pratiquée.

Une « Sugar Baby » va au contraire être à la recherche d’un « protecteur » de long terme. Une relation s’installe petit à petit et évoluera par paliers. Il est très rare qu’une papakatsu-girl accepte un rapport sexuel dès le premier rendez-vous. Tout comme pour une rencontre classique, les « partenaires » (et le choix des termes est très délicat) veulent apprendre à se connaître d’abord. « En principe, je ne couche jamais le premier soir. Je prends mon temps » explique Aïko. Souvent très jeunes, les filles veulent avoir confiance avant d’accepter des faveurs sexuelles et minimiser ainsi les risque. « J’ai eu une relation pendant deux ans avec un homme de l’âge de mon père. Pendant la première année, on allait simplement au restaurant régulièrement, comme un couple normal. J’ai appris beaucoup de choses de lui. Ensuite, j’ai accepté de voyager et de passer la nuit avec lui. Avec le temps et la confiance, j’ai accepté de plus en plus de choses, comme de me faire ligoter et bander les yeux lors de nos rapports sexuels. Ça peut sembler étrange, mais il était toujours très gentil. » Pour Aïko, la frontière entre le relation privée et le travail est mince. Le papakatsu est bien plus qu’un client, il peut devenir un ami, un confident, un professeur. Certains « papas » deviennent ainsi des confidents secrets pour la vie, mêmes quand leurs relations sexuelles s’arrêtent. Une amie explique ainsi que même après son mariage, elle continuait de fréquenter un ancien « papa » de manière platonique, car elle y était attachée.

Œuvre : Senju Shunga

Quand on lui demande si elle a une bonne relation avec son véritable père, Aïko semble gênée. « La plupart des jeunes Japonaises n’aiment pas leur papa. Je ne sais pas pourquoi. Ils sont souvent absents. Ils ne s’occupent pas de leur famille. Certaines filles vont jusqu’à refuser que leur mère fasse la lessive avec les vêtements de leur père. Elles n’aiment pas leur odeur. C’est bizarre, mais c’est comme ça dans beaucoup de familles japonaises. » Quel paradoxe de s’imaginer que son père est peut-être lui aussi le Sugar Daddy d’une jeune fille du même âge. Tout ceci semble extrêmement malsain et potentiellement toxique. Certaines filles perdent d’ailleurs pied avec la réalité et développent des troubles psychologiques plus ou moins lourds. Le fait de prendre de l’âge impose de revenir à la réalité, ce qui n’est pas toujours possible. Après 26/27 ans, les sugar-girls japonaises sont déjà considérées comme « trop vieilles » par beaucoup de clients potentiels. Celles qui n’ont pas réalisé les études adéquates sont condamnées à voir leurs revenus fondre et la vie se compliquer.

En moyenne, Aïko reçoit entre 300 et 400 euros la nuit, 200 euros pour une journée d’activités extérieure. Elle gagne beaucoup moins qu’une escort-girl mais ne dépend de personne et ne doit pas reverser une partie de ses revenus à un patron. « La première année, je gagnais près de 5000 euros par mois sans travailler. Aujourd’hui, j’en suis à 280.000 Yens (2500 euros). C’est plus difficile qu’avant. » Le serpent se mord rapidement la queue. Les jeunes filles qui acceptent leur premier sugar-daddy deviennent vite dépendantes de ces revenus faciles. Le retour dans le monde « normal » du travail est très difficile. « Je dois sans cesse trouver de nouveaux « papas » pour maintenir mon niveau de vie. » m’avoue-t-elle.

Qui est l’objet de qui ?

Quand on lui demande pourquoi elle fait ça, elle répond sans hésitation : « J’adore ça. Je fais la fête. Je ne travaille pas. Je bois et je mange dans de grands restaurants. En plus, j’aime le sexe. Je suis payée pour passer du bon temps. » Contrairement à la prostituée, la relation d’Aïko avec ses « papas » reste ambiguë et fondée sur une forme de respect mutuel, ce qui lui permet également de refuser certaines pratiques. « Je ne fais rien que je n’aurais pas envie de faire ! Si mon partenaire a des pratiques sexuelles bizarres pour moi, je refuse et on en arrête là. Jusqu’ici, je n’ai jamais eu de problème. » Dans la réalité, il est difficile de nier l’existence d’un contrôle monétaire sur ces jeunes filles devenues dépendantes d’un homme bien plus âgé aux revenus confortables. Ses clients jouissent tous d’une situation idéale : médecins, banquiers, chirurgiens, professeurs, bien souvent mariés.

Aïko-san sort un iPhone de dernière génération de son sac Gucci et fait défiler des centaines de photographies devant mes yeux. « Voici mes amies ! Elles sont jolies, n’est-ce pas ? » Certaines amies d’Aïko ont aussi une expérience dans le monde de la nuit. « La plupart de mes amies sont pures, mais certaines d’entre elles ont eu des expériences avec un sugar daddy. D’autres travaillent dans des bars à hôtesses, les Kyabakura. » C’est pratiquement normalisé. Inévitablement, les filles les plus jolies sont tôt ou tard approchées par des hommes qui prétendent vouloir leur offrir de l’aide financière, la promesse d’une vie plus confortable. Parfois, les adolescentes sont accostées à même la rue. « Je pense que la plupart des très jolies filles japonaises ont une expérience avec au moins un « papa » mais elles ne le disent pas. C’est un secret bien gardé. Ce n’est donc pas tout le monde, mais c’est la norme chez les jolies jeunes filles. »

Mais comment ça se passe, la toute première fois ?

Comment une jeune Japonaise franchit-elle le point de non-retour ? « Pour moi, j’avais 19 ans ! J’étais étudiante à Hiroshima. Je voyais mes amies avoir accès à des choses belles et chères. J’enviais leur mode de vie. » Avec l’avènement des réseaux sociaux, le statut social est directement dicté par l’accès aux expériences « riches » et aux objets matériels à afficher. Les filles sont directement mises en compétition entre elles et des communautés se forment à l’école autour de critères de succès et de beauté. Ces filles se partagent des astuces pour gagner de l’argent en usant de leur sex-appeal. « Je voulais gagner beaucoup d’argent avec un minimum d’efforts. Je me suis inscrite sur un des nombreux sites japonais où des hommes recherchent des étudiantes pour aller au restaurant. J’y ai trouvé mon premier papa. » Très vite, c’est l’enchaînement. Aïko découvre qu’elle peut gagner autant qu’une semaine de travail en l’espace d’une seule soirée, tout en s’amusant. Rapidement, il devient impossible pour elle de s’en extraire. Un peu comme une drogue, elle devient dépendante de ses papas pour maintenir son niveau de vie.

Le genre de photographies publiées sur Twitter et Instagram par les sugar babies

Mais si Aïko-san semble jouir de cette situation, d’autres n’ont pas la même expérience. Des tragédies se produisent aussi, car les hommes (et les femmes) qui recourent à ce type de service ne sont pas toujours bienveillants. Certains papa tombent maladivement amoureux jusqu’à menacer l’existence de leur protégée. D’autres ont des attentes sexuelles borderlines et dangereuses physiquement. Inversement, certaines filles tentent de sous-tirer toujours plus d’argent à leur papakatsu jusqu’à tomber dans l’illégalité, par exemple, en menaçant de tout révéler à la famille. Des scandales éclatent régulièrement dans les journaux japonais, parfois impliquant des personnalités publiques. Dans certains cas, la pratique incontrôlée ouvre la voie à de la prostitution ou à la pornographie avec les risques qu’on imagine. Un univers beaucoup plus sombre, forcément plein de dangers et de risques pour de très jeunes filles qui, à l’origine, espèrent s’amuser naïvement tout en gagnant de l’argent facile.

Et l’avenir dans tout ça ?

Aïko-san semble avoir un plan tout tracé devant elle : « Vers 27-28 ans, je pense arrêter et rechercher un mari avec une bonne situation. Mais je vais peut-être continuer jusqu’à 30 ans… Je ne sais pas encore. » Son futur mari, lui, ne saura jamais rien de son expérience dans cet univers obscur. Elle devra garder le secret jusqu’à la fin de sa vie. Pour éviter la honte publique – la pire des punitions divines au Japon – Aïko s’assure de ne laisser aucune trace derrière elle. C’est ce sentiment de honte qui coupe de nombreux jeunes de leurs liens familiaux. Lorsque leur secret éclate au grand jour, la seule solution, c’est la fuite. La honte est si difficile à supporter que certain(e)s mettent fin à leurs jours. C’est également ce sentiment que des gens malfaisants utilisent pour obliger des victimes à s’enfoncer toujours plus loin dans différentes formes de prostitution.

Aïko-san s’impatiente. Son papa du soir est en retard. « J’habite loin de Tokyo et je suis fatiguée. Je n’ai pas envie de rentrer chez moi… » me dit-elle en faisant la moue. Peut-être espère-t-elle faire de moi son prochain papa ! Pas question… Mais comment juger la situation d’Aïko sans se risquer à quelques biais moraux ? D’une part, elle semble jouir de ce mode de vie sans lendemain avec un aplomb qui glace le sang. D’autre part, elle prend un risque permanent à chaque nouvelle rencontre, tant pour sa santé physique que mentale, dans le seul but d’afficher un mode de vie luxueux, une image de marque. Dans un tel contexte, après avoir multiplié les relations avec des dizaines d’hommes, la notion même du sentiment amoureux – déjà bien rare dans l’archipel – s’évanouit définitivement dans une brume de doutes qui se lit dans ses yeux.

Image d’illustration extraite d’un drama japonais.

Aïko-san l’admet. Elle boit énormément d’alcool pour supporter ses relations interdites avec des hommes mariés de trois fois son âge qu’elle n’accepterait jamais dans son lit en temps normal. Elle me montre une bouteille de Whisky qu’elle emporte toujours avec elle. Je ne peux m’empêcher d’y voir une forme de suicide social, tant pour ces filles que pour leurs papas, dans un pays qui vend du rêve mais dont la population souffre en silence de tant de maux qu’il faut absolument camoufler.

Car si le business des papakatsu est si florissant au Japon plus que partout ailleurs dans le monde, il est aussi le reflet d’un autre réalité : une grande partie des couples japonais vivent sans sexualité après leur premier enfant, emprisonnés dans une relation d’intérêts croisés où chacun a le devoir de sauvegarder les apparences. Une frustration sexuelle qu’ils vont libérer ça et là, dans la discrétion d’un Love Hôtel, sur le canapé en cuir noir d’un bar à hôtesses ou sur de jeunes étudiantes paumées que cet avenir aseptisé n’inspire pas. Japanese Beauty.


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