Il a beau être réputé le quartier comme le plus dangereux de la capitale, Kabukichô n’en attire pas moins les touristes en quête de ses soap lands, salons de massage, boites de nuit, bars à hôtesses, à strip-tease et autres établissements de plaisir où officient des prostituées (en dépit de l’interdiction) et dont nombre travaillent sous la coupelle des yakuzas. Mais si l’on y circule sans risque, le quartier chaud de Tokyo n’en cache pas moins des pièges qu’il faut savoir reconnaitre pour ne pas se retrouver dans une situation délicate. Le principal : les rabatteurs de rue qui alpaguent le client pour l’arnaquer mais qui, surtout, recrutent les futures hôtesses parmi les jeunes filles qui circulent, leur faisant miroiter d’importantes sommes d’argent…
À Kabukichô, le quartier chaud de Tokyo largement représenté dans le cinéma ou encore les jeux vidéo, le danger n’est pas dans la rue. Les conseils les plus importants à retenir pour les touristes qui vont s’y encanailler à la nuit tombée : laisser carte bancaire et papiers d’identité à l’hôtel et ne pas suivre un de ces rabatteurs de rue qui vante avec insistance les mérites de l’établissement pour lequel il travaille. D’une part, quoi qu’on pense de leurs services, les établissements réputés n’ont pas besoin d’avoir recours à ce genre de procédés. Et d’autre part, aller dans un tel endroit c’est très souvent prendre le risque de se retrouver avec en fin de soirée une facture astronomique pour le service payé. La police n’est alors d’aucune aide. Le client, à qui l’on avait fait miroiter le contraire, sera, sous couvert de menaces, fortement incité à l’honorer et s’en tirera souvent après « négociations » en donnant tout l’argent qu’il a sur lui. Quand parfois, dans les établissements les plus douteux et cas extrêmes, le client n’est pas drogué pour être dépouillé plus aisément de son argent et de ses cartes bancaires. Des pratiques visant principalement les touristes étrangers en hausse (dix fois plus de plaintes pour escroqueries en 2015 sur une période de quatre mois par rapport à 2014).
Pour l’endiguer, les autorités ont déployé une patrouille qui sillonne le quartier pour avertir les touristes des risques et faire fuir les rabatteurs au moins temporairement. Car ces derniers, opiniâtres et plus nombreux, se contentent de revenir une fois la patrouille passée. Une initiative aux résultats en demi-teinte donc. Kabukichô, dont le nom provient d’un théâtre de kabuki qui ne fut jamais construit, compte des milliers d’établissements plus ou moins légaux, aux mains de la mafia japonaise et depuis quelques années chinoise. Des mafias qui se sont faites plus discrètes et donc plus difficiles à combattre. Un patron de bar et membre de la patrouille, né dans le quartier, estime à 40% le nombre d’établissements arnaquant les clients et réclame plus de moyens et de volonté de la part des autorités pour lutter efficacement contre ce fléau. L’unique poste de police de Kabukichô parait bien impuissant d’autant plus que les policiers évitent généralement de prendre parti lors des conflits opposant clients arnaqués et patrons véreux.
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Comment les filles tombent dans les mains de la mafia
Un autre genre de rabatteur a pris de l’essor : ceux qui se chargent de recruter des hôtesses pour les bars et les salons de « massage ». Dans les années 2000, les autorités tokyoïtes ont donné un grand coup de balai dans le quartier : pose de caméras de surveillance, expulsion des mafias (qui ont néanmoins su rester en se cachant), fermeture des établissements illégaux, sanctions contre les rabatteurs, interdiction de certaines prestations. Si le quartier est alors devenu plus sûr, un nouveau type de rabatteur est apparu dans le sillage laissé vacant par les yakuzas et les mafias étrangères délogées. Leur nombre n’a cessé d’augmenter malgré les mesures prises ; de plus, l’organisation de ces délinquants moins structurée qu’auparavant les rend moins visibles et donc difficilement contrôlables. Ils font désormais preuve d’une grande discrétion et d’intelligence pratique.
Travaillant directement pour un établissement, employé par une agence ou indépendant, le rabatteur officie sur un territoire bien défini. Il est rémunéré à la commission selon le type d’établissement auquel il est affilié et selon le physique, l’expérience et le succès de l’hôtesse qu’il aura recrutée. Par contre, pour les établissements qui proposent des services sexuels, le recruteur perçoit un pourcentage régulier (10-15%) sur les gains de la fille tout au long de sa carrière (à l’image des pratiques de l’industrie pornographiques). Pourtant, peu de rabatteurs arrivent aujourd’hui à gagner correctement leur vie tant ils sont nombreux s’arracher ce « marché » humain, et on ne va pas les en plaindre.
Devant les offres d’emploi officielles – donc légalement encadrées – qui n’ont jamais été aussi nombreuses, les filles décident souvent de changer d’établissement, privant soudainement leurs rabatteurs de revenus. D’autant plus que les frais initiaux engendrés pour convaincre une future recrue en l’invitant au restaurant ou boire un verre pour discuter sortent de la poche des rabatteurs. Ainsi, son rôle consiste le plus souvent à sympathiser « l’air de rien » avec les filles pour tenter de les convaincre qu’une vie plus riche et plus libre s’offre à elle dans le monde de la nuit. Une fuite qui peut parfois être diablement tentante dans la société japonaise dictée par les normes et un mode de vie centré sur le travail. Par ailleurs, on leur promet des revenus allant de 10 000 à 20 000 euros par mois, parfois plus. Une escorte « de luxe » au physique apprécié demandera à son client entre 150 et 400 euros de l’heure !
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La manipulation : l’art délicat des rabatteurs
Mais les rabatteurs ne connaissent pas la même situation. Aujourd’hui, seuls ceux qui sont déjà bien implantés, à peine un sur dix, continuent de se faire assez d’argent pour vivre. La majorité des autres reste peu de temps, de nouvelles têtes émergent alors quotidiennement et parmi elles, des individus louches ou déséquilibrés, souvent consommateurs de drogues qui finissent par causer des problèmes. Une tendance qui inquiète même les patrons et travailleurs du monde de la nuit. Pour s’en sortir et poussés par les clubs qui ne veulent pas que les filles leur échappent, les rabatteurs tentent de plus en plus de se mettre en couple avec une recrue qui vivra ainsi à ses crochets économiquement mais aussi sentimentalement. La soumission culturelle et intériorisée des japonaises envers l’homme facilite l’opération de manipulation. Certains finissent ainsi par s’occuper de la gestion de la carrière de leur protégée, un comportement relevant d’un proxénétisme camouflé. D’autres vont jusqu’à se charger de toutes ses tâches domestiques, se transformant en véritables homme au foyer. Une même constante : le rabatteur semble parfaitement aimable et très gentil.
Ce n’est dès lors guère étonnant que des entrailles de Kabukichô naissent les individus les plus dangereux à l’instar du tueur de Zama, un ex-rabatteur du quartier. Fin octobre 2017, neuf corps démembrés (huit femmes et un homme) avaient été retrouvés chez un Japonais de 27 ans, Shiraishi Takahiro, inculpé depuis d’assassinats. Il aurait commis ces meurtres en l’espace de seulement deux mois. Ce fait divers rare a terrifié les Japonais. L’homme avait repéré la plupart de ses victimes, suicidaires, sur Twitter. Il se proposait de les aider dans leur funeste projet pour entrer en relation avec elles, puis les tuait. Ayant été recruteur d’hôtesses pendant deux ans à Kabukichô, il maîtrisait à la perfection les techniques de séduction pour gagner la confiance de ses victimes. De nombreuses femmes qui l’ont fréquenté reconnaissent qu’il s’agissait d’un homme « gentil » et « chaleureux », loin de l’image du psychopathe qu’on imagine. Un homme aux deux visages qui a su prospérer dans les bas-fonds du quartier chaud de la capitale.
Naturellement, le cas du tueur de Zama reste très particulier. Le trafic des jeunes filles généralisé et toléré – parfois des étudiantes – semble déjà discutable dans un pays qui condamne en principe la prostitution et fait officiellement preuve de pudeur. Qui est le « consommateur » de ces filles si ce n’est le salaryman japonais moyen, hautement respecté en société ? En pratique, les jolies filles sont accostées à même la rue où il leur est immédiatement proposé de gagner facilement de l’argent, tout en s’amusant. Les notions de féminisme ou l’éducation sexuelle n’existant pas au Japon, les jeunes filles ont très rarement un recul critique sur la société, leurs propres droits ou le patriarcat. Il est donc beaucoup plus facile de les convaincre. « Moi j’ai commencé dans le milieu de la nuit alors que j’étais étudiante. Puis après mes études, j’ai continué par confort. Ça payait bien. Je n’ai pas pensé plus. » nous explique Yuki, une travailleuse de la nuit qui approche les 35 ans. « Après 30 ans, ça devient de plus en plus difficile. Les clients veulent des filles plus jeunes… Je dois songer à trouver un autre travail! » Yuki n’offre pas de services sexuels, mais amuse les clients pour les pousser à boire. Elle touche ensuite des commissions sur leurs consommations, ce qui lui suffit amplement pour vivre confortablement. « Je voyage 3-4 fois par an grâce à ce travail. Je ne prends même pas congé. Je démissionne et je change simplement d’établissement à mon retour. C’est inespéré au Japon ! ». Cependant, elle refuse de travailler du côté de Kabukichô, c’est beaucoup trop dangereux selon ses mots.
Car cette forme de contrôle et d’indépendance ne vaut pas dans toutes les situations. Dans les quartiers les plus chauds, où la prostitution est effectivement courante, les filles (ainsi que des jeunes garçons « Urisen ») peuvent sombrer rapidement dans une spirale infernale. Souvent, comme dans le milieu de la pornographie, elles sont forcées à signer des contrats, parfois bidonnés, qui leur impose une forme d’aliénation. L’établissement mafieux peut ainsi faire pression sur la jeune fille et éventuellement la menacer de tout révéler à ses parents si elle ne répond pas aux attentes des clients. Elles sont alors invitées peu à peu à pratiquer des services sexuels à la chaîne, souvent sur un simple canapé caché derrière un rideau. Les lieux de prostitution à Tokyo sont le plus souvent très minimalistes. Contrairement aux bars à escortes, il s’agit de pièces sombres divisées en petits salons séparés les uns des autres par un simple petit rideau. Investissement minimum, revenus maximums. Une musique techno assourdissante sert à cacher les bruits des ébats tarifés. Pour les filles les plus prisées, elles sont directement « commandées » à l’hôtel sur catalogue par les cadres qui en ont les moyens.
Le Japon est définitivement un pays de contrastes qui est passé maître dans l’art de camoufler ses propres démons. Car cette prostitution illégale, dont celle des étudiantes et de jeunes garçons, reste largement niée alors même qu’elle est pratiquée et alimente une partie non négligeable du PIB du pays. Mais si le Japon est un monde d’hommes pensé et dirigé par des hommes pour des hommes, n’est-il alors pas logique que ceux qui détiennent le pouvoir médiatique et politique agissent de manière à nier les réalités ? Tout comme l’est la pauvreté ou la pénibilité du travail, pourquoi les combattre si ces problèmes n’existent pas ?
S. Barret
Entête : kensei_agena – Instagram