Sugihara, le Japonais qui sauva des milliers de Juifs

Pendant la Seconde Guerre mondiale, un diplomate japonais en Lituanie, Sugihara Chuine, passa outre les consignes de ses supérieurs pour sauver des milliers de Juifs des persécutions nazies. Un acte courageux qui lui valut d’être sanctionné par son pays avant d’être reconnu des années plus tard comme un « Juste ». Voici l’histoire d’un héros méconnu.

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Sugihara Chiune 杉原 千畝 voit le jour à la fin de l’ère Meiji, en 1900, dans le village de Yaotsu près de la ville de Mino. Né dans une famille de la classe moyenne, il a quatre frères et une sœur.

Son enfance est marquée par de nombreux déménagements. Il fréquente ainsi plusieurs écoles élémentaires – à Nakatsu, Kuwana, Nagoya – ce qui ne l’empêche pas de se distinguer : il reçoit les honneurs de l’école de Nagoya. À la fin de ses études secondaires, son père, employé de bureau, souhaite qu’il devienne médecin. Mais Sugihara choisit une autre voie et il échoue délibérément à l’examen d’entrée pour rejoindre l’université de Waseda en 1918 où il étudie la langue anglaise durant un an.

Carrière au Japon

En 1919, il se présente à l’examen des bourses d’études du ministère des Affaires étrangères qu’il réussit. Après avoir servi trois années dans l’armée impériale, il démissionne pour rejoindre en 1923 le ministère des Affaires étrangères dont il obtient la qualification linguistique.

Jusqu’en 1935, il est affecté à Harbin, en Chine, comme ministre adjoint aux Affaires étrangères du Mandchoukouo (État fantoche établi par le Japon en Mandchourie). Il y négocie le rachat du chemin de fer de la Mandchourie du Nord « Transmandchoue » auprès de l’URSS en 1932. Expert de l’Union Soviétique, il sort diplômé du centre de formation japonais Harbin Gakuin.

Par ailleurs, il démissionne de son poste pour protester contre les mauvais traitements infligés aux Chinois par les colons japonais. Une première marque de courage dans un Japon Impérial et militariste où règnent la propagande et l’endoctrinement de la population.

Sugihara Chuine. Source : commons.wikimedia.org

Demeurant au ministère des Affaires étrangères, il travaille un temps au département de l’information, puis est interprète de la délégation japonaise à Helsinki (Finlande). En 1939, son expérience, sa maîtrise du russe et de l’allemand acquis en Chine le font choisir au poste vice-consul à Kaunas alors capitale de la Lituanie – bien qu’aucun ressortissant japonais ne se trouve dans ce pays. C’est le premier Japonais à occuper cette fonction qui se révélera stratégique.

En Europe durant la Guerre

À l’orée de la Seconde Guerre mondiale, Sugihara est envoyé en Lituanie comme agent de renseignement pour surveiller les mouvements des armées allemandes et soviétiques dont il rend compte à ses supérieurs à Tokyo et Berlin. Il se doute que l’alliance germano-soviétique ne tardera pas à se disloquer et que l’URSS envahira prochainement les pays Baltes à la frontière desquels elle a massé son armée.

Pour rappel, le Japon demeurait un ennemi de l’Union Soviétique suite à la guerre russo-japonaise menée entre 1904-1095. Pour mener cette mission, Sugihara collabore avec des résistants polonais à qui le Japon fournit des fonds et des passeports japonais pour placer certains membres dans des ambassades japonaises en Europe.

Au même moment, de nombreux Juifs de Pologne ont trouvé refuge en Lituanie suite à l’envahissement de leur pays en 1939 par l’Allemagne nazie. Dans le cadre du Pacte germano-soviétique signé entre l’URSS et l’Allemagne, le 14 juin 1940 Staline ordonne l’occupation du pays ainsi que l’Estonie et la Lettonie par l’armée soviétique. Celle-ci réprime durement la population et déporte les opposants politiques (en un an, seront ainsi déportés 43 000 citoyens baltes jusqu’à la rupture du Pacte).

Les pays Baltes finiront par être intégrés à l’URSS en septembre 1940 puis seront occupés par l’Allemagne nazie de fin juin 1941 au printemps 1944, avant de retourner sous domination soviétique jusqu’à leur indépendance en 1990-91.

Un Lituanien surnommé le « Pourvoyeur de mort » lors du massacre des Juifs de Kaunas perpétré en juin 1941 par des nationalistes lituaniens dans un garage, à l’est de Kaunas, qui se mettra ensuite à jouer de l’harmonica. Après la Pologne, la Lituanie fut le pays dont la population juive a été le plus exterminée (90 à 97% selon les estimations). Source : commons.wikimedia.org

Menacés à la fois par les nazis et l’occupant russe, les Juifs réfugiés polonais (et quelques Juifs lituaniens) cherchent à quitter le pays. Pour cela, il leur faut obtenir un visa de sortie avec une destination finale. Mais du fait de la guerre, ambassades et consulats ferment leurs portes.

À la vue de la foule amassée devant son consulat, Sugihara est bouleversé. Il demande à ses supérieurs au Japon l’autorisation de délivrer des visas. On lui répond que seules les personnes avec suffisamment d’argent pour voyager et ayant passées les procédures d’immigration peuvent en recevoir. En outre, il leur faut absolument disposer d’un autre visa pour un pays tiers, qu’elles rejoindront après leur passage au Japon. La situation était d’autant plus délicate pour Sugihara que le Japon était un allié de l’Allemagne nazie.

Sugihara choisira en toute conscience de passer outre ces conditions restrictives excluant la majorité des demandeurs, malgré les risques encourus pour sa famille et sa carrière. Il contacte les autorités soviétiques et négocie la possibilité pour les Juifs de traverser l’URSS avec le Transsibérien jusqu’à Vladivostok. De là, les réfugiés rejoindront le Japon grâce aux visas de transit de dix jours qu’il leur fournira.

« en trois semaines, plus de 2 400 visas sont délivrés »

Il agit de concert avec son confrère, consul intérimaire des Pays-Bas (alors sous occupation allemande), Jan Zwartendijk, qui de son coté émettra en trois semaines plus de 2 400 visas à destination des colonies néerlandaises, principalement Curaçao ou le Suriname.

Curaçao en particulier n’exigeait pas de visa d’entrée mais seulement l’autorisation du gouverneur, mention que Zwartendijk omettra délibérément. En complément, Sugihara délivre donc un visa de transit pour que leurs détenteurs puissent voyager jusqu’au Japon. Cela leur permettra de se réfugier jusqu’à la fin de la guerre au ghetto de Shanghai dirigé par le Japon.

Via la résistance polonaise, Sugihara connait le sort qui attend les Juifs restant en Europe : ces visas deviennent des sauf-conduits pour la vie. Il en accorde aussi aux personnes sans aucun document de voyage, une désobéissance directe aux ordres de ses supérieurs à Tokyo qui lui ont demandé d’arrêter d’en délivrer, alarmés par la quantité qu’il avait déjà produite.

Sugihara reçoit des familles entières dans son bureau. Il remplit tant de formulaires qu’il en épuise le nombre et doit les écrire à la main. Sa femme Yukiko l’épaule pour qu’un maximum de visas puisse être distribué. À raison de vingt heures de travail journalier, ils en écriront 200 à 300 par jour (soit l’équivalent de ce qui était normalement délivré en un mois) entre le 18 juillet et le 28 août 1940. Le temps presse alors que l’URSS demande la fermeture du consulat, mais grâce à ses contacts il obtient une prolongation. Ce laps de temps arraché lui permet d’en rédiger encore.

Un visa de transit « Sugihara » daté du 22 août 1940 sur le passeport d’un Tchèque échappé de Pologne en 1939 et réfugié en Lituanie, ainsi que les visas russes pour traverser la Sibérie et ceux pour transiter au Japon afin d’arriver à Tsuruga (Japon), Curaçao puis au Suriname. Source : commons.wikimedia.org

Alors que la Lituanie se fait annexer officiellement par l’URSS, le consulat doit fermer ses portes et Sugihara quitte son poste le 4 septembre 1940. Mais cela ne l’empêchera pas de continuer à en écrire depuis l’hôtel Métropolis où il réside et jusque sur le quai de la gare, à son départ de la ville.

« lui et sa famille seront faits prisonniers de guerre par l’armée soviétique en 1944 pendant dix-huit mois ».

Après la Lituanie, Sugihara sera muté Prusse orientale, puis en Tchécoslovaquie et en Roumanie. C’est là que lui et sa famille seront faits prisonniers de guerre par l’armée soviétique en 1944 pendant dix-huit mois. Ils seront libérés en 1946 et retourneront au Japon en avril 1947.

Une vie brisée par ses convictions humanistes

De retour au Japon, le ministère des Affaires étrangères qui l’emploie lui demande de démissionner en 1947 dans le cadre d’une réduction d’effectifs. Son comportement en Lituanie a sans doute pesé officieusement dans la décision de l’exclure du corps diplomatique. Dans un Japon où la hiérarchie est primordiale, sa désobéissance d’alors est une faute grave.

Sa carrière diplomatique s’arrête définitivement. Pour subvenir aux besoins de sa famille, Sugihara enchaînera les petits boulots mal payés le reste de sa vie (représentant de commerce, vendeur d’ampoules à domicile, il s’exilera même à Moscou), vivant dans la modestie et la précarité.

En 1984, on lui décerne le titre de « Juste parmi les nations ».

Mais si l’État japonais ne lui a pas apporté la reconnaissance qu’il méritait, les réfugiés qui ont eu la vie sauve grâce au « visa Sugihara » ne vont pas l’oublier. Nombre d’entre eux vont tenter de retrouver leur bienfaiteur, se heurtant à l’administration japonaise avant que Yehoshua Nishri, attaché à l’ambassade d’Israël à Tokyo, ne parvienne à le contacter en 1968. Avec sa famille, Sugihara se rendra officiellement en Israël l’année suivante où il reverra des gens qu’il avait aidés. En 1984, on lui décerne le titre de « Juste parmi les nations ». Malgré cela, son action reste inconnue de ses compatriotes et de sa famille, Sugihara la gardant secrète.

entre 4 500 et 6 000 Juifs ont été sauvés grâce aux « visas Sugihara »

On estime qu’entre 4 500 et 6 000 Juifs ont été sauvés grâce aux « visas Sugihara ». Ce nombre ainsi que celui des visas est sujet à débat vu les circonstances troublées d’autant qu’un seul visa pouvait bénéficier à une famille entière, d’où l’impossibilité d’obtenir une évaluation précise. Le nombre de 10 000 rescapés est aussi avancé par sa famille et certains chercheurs.

Chiune et son fils Nobuki (le dernier de ses quatre fils en vie) en visite en Israël en 1969. Source : commons.wikimedia.org

Sugihara décède le 31 juillet 1986 à Kamakura. Des Juifs venus du monde entier et l’ambassadeur d’Israël au Japon assistent à ses funérailles. Et c’est seulement après sa mort que le Japon décide de lui rendre l’hommage mérité.

Un documentaire, un court-métrage et un film lui sont consacrés respectivement en 1983, 1997 et 2015 ; des rues, des lieux, des institutions – et même un astéroïde ! – portent son nom au Japon et dans d’autres pays (Brésil, États-Unis, Canada, Lituanie, Israël…).

Sa mémoire n’est pas oubliée. Le ministère des Affaires étrangères a présenté ses excuses auprès de sa famille en 2000. En 2021, l’autrice Laurence Couquiaud s’est intéressée à l’histoire de Sugihara et de survivants qu’elle a romancée dans un ouvrage intitulé Visa pour l’éternité (Albin Michel). Sous l’impulsion de son fils Nobuki, une communauté composée des descendants des Juifs sauvés par Sugihara s’est formée. On estime à 50 000 le nombre de ces descendants.

Placé dans une position qui lui permettait de sauver des vies, Sugihara Chiune n’a pas hésité à se mettre en danger, quitte à en payer les conséquences. Il n’a jamais regretté son geste. Interrogé un jour sur ce qui l’a poussé à prendre de tels risques, ce descendant d’une famille de samourai répondit en citant un proverbe de ces guerriers : « Même un chasseur ne peut tuer l’oiseau qui vole vers lui en cherchant un refuge. »

– S. Barret