Connaissez-vous l’art du jardin japonais ? C’est ce que nous pensions aussi, avant de lire Jardins secrets du Japon, publié cette rentrée aux éditions Ulmer. Un magnifique ouvrage épuré sur les aspects les plus méconnus de cette approche ancestrale de la nature. À cette occasion, sélection de 5 jardins secrets.

Sur le Japon, les beaux livres ne manquent pas. Mais rares sont ceux qui surprennent encore l’œil des plus initiés. C’est pourtant le cas de l’ouvrage Jardins Secrets du Japon de Francis Peeters (écriture) et Guy Vandersande (photographie) : un voyage à travers le véritable paysagisme japonais, loin des cartes postales et de l’imaginaire occidental, ainsi qu’une ode à la philosophie nippone.

@GuyVandersande/Ulmer

Histoire et philosophie du jardin japonais

« Le jardin japonais n’est pas un bout de nature, il s’agit bel et bien d’une création humaine ».

En effet, comme le rappelle le conférencier et chroniqueur belge, spécialiste des jardins japonais, Francis Peeters : « Le jardin japonais n’est pas un bout de nature, il s’agit bel et bien d’une création humaine qui suit au fil du temps l’évolution de pensées qui nous sont « secrètes ». Et ce en ce qu’elles ne font pas partie de notre bagage acquis et qu’il nous faut saisir pour, non seulement en intégrer les notions essentielles, mais aussi pour entrevoir ce qui se passe au-delà du pont embrumé dont on ne distingue pas bien l’extrémité ». 

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le paysagiste doit se reposer sur des codes prédéfinis : « le construit palpable et clair, le poétique plus subtil et l’abstrait carrément ésotérique ».

Autrement dit, le jardin japonais entre en résonance avec l’esprit ; il est à la fois l’objet de son regard et son reflet, autre et même. Pour maintenir cet équilibre, le paysagiste doit se reposer sur des codes prédéfinis : « le construit palpable et clair, le poétique plus subtil et l’abstrait carrément ésotérique ». Ces consignes énigmatiques, et bien d’autres comme la  notion de zen, concentrent sans doute le plus grand défi d’un jardin réussi, puisqu’il faut une dose de créativité mêlée de spiritualité pour élever les végétaux au-delà de l’esthétique et donner vie à la « métaphore ». 

Et ce mysticisme de la nature ne date pas d’hier. Des découvertes archéologiques ont fait remonter à la surface des poteries finement décorées de l’époque Jômon ( période de la « corde enroulée » allant de 13 000 à 800 avant notre ère).

Comme le souligne Jardins Secrets du Japon : « Ces créations lointaines fascinent toujours les japonais qui y voient l’origine même de leur modèle culturel : une liberté d’actions au sein d’un canevas strict et maîtrisé. Autrement dit, le goût pour une perfection acquise qui accepte l’élément aléatoire instinctif », mot pour mot ce dont hérite la discipline paysagiste nippone moderne. Précédant l’avènement de l’agriculture, ces reliques transcendent a priori leur dimension purement utilitaire, témoins d’un premier désir de dialogue avec le monde à travers le façonnement de la matière. 

Ce monde, d’ailleurs, est habité par des esprits vénérés, les kami (神) selon la croyance animiste originelle des japonais : un univers où les arbres, le vent, la lumière,… y sont incarnés, plus tard assimilés par la religion Shintô ou « voie des Dieux », puis dans une autre mesure lors de l’importation du bouddhisme au VIe siècle. 

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À l’image de l’interaction esthétique des japonais avec ce paysage vivant, les rituels retrouvés qui consistaient à enrouler des cordes épaisses entre des rochers ou des arbres pour définir une frontière entre les deux dimensions. Le site shintô Meoto Iwa (夫婦岩, les « Rochers mariés ») qui relie deux imposants rochers au large de la préfecture d’Ise en est une représentation hors-du-temps. Autant de gestes qui présagent le jardin contemporain de l’Archipel, dont voici 5 exemples aussi discrets qu’emblématiques. 

1. New Otani : le Jardin du seigneur Katô Kiyomasa

New Otani, création récente d’apparence ancienne, est nichée au cœur d’un hôtel de luxe construit en 1964 à l’occasion des Jeux Olympiques. Toutefois, elle n’est pas moins ouverte aux passants qui se rendent au travail.

L’espace était autrefois la propriété du seigneur Katô Kiyomasa, qu’on appelait aussi le « général-démon ». La particularité de cet écrin de nature, au-delà de son immense étendue et histoire, est sans doute ce rocher apparent qui, caché au milieu de ses compères, n’est autre qu’un morceau de bois pétrifié datant du XVIe siècle.

« Les fameux ponts rouges sacrés, les taikobashi (太鼓橋), servent de seuil entre les mondes physiques et spirituels ».

On y traverse également l’un de ces fameux ponts rouges sacrés, les taikobashi (太鼓橋), qui servent de seuil entre les mondes physiques et spirituels. Au Japon, le rouge vermillon, en plus d’être complémentaire du vert (nature) et de symboliser ainsi l’harmonie entre architecture et végétaux, est une couleur protectrice contre les mauvais esprits.

2.Tetsu : Un pavillon de conte de fées

Tetsu semble tout droit sorti d’un film fantastique, pourtant, c’est un simple pavillon de thé (茶室). « Simple » car son créateur, Fujimori, voulait que cette structure paraisse « faussement naïve », rappelle Francis Peeters. Perchée au sommet d’un cyprès, cette petite maison en torchis ocre (une technique traditionnelle) se situe sur l’ancien périmètre d’une école primaire, dans le village d’art de Kiyoharu à Hokuto (100km de Tokyo).

@GuyVandresande/FrancisPeeters/Ulmer

Anecdote : ne perdez pas de temps à chercher une porte, il n’y en a pas. Pour y entrer, il faudra par une échelle accéder à la trappe située en dessous. Une fois à l’intérieur, les grandes fenêtres en font un observatoire privilégié de la nature, baigné en retour de sa lumière. Quant à son apparente fragilité, le solitaire y est en réalité protégé des vents et pourra même jouir des tourbillons annuels de pétales de cerisiers, plantés par les enfants en 1925…

3. Fukuchi-in : Un monastère au cœur des monts Kôya

Ce monastère est comme son titre l’indique situé sur les monts Kôya au sud-est d’Osaka. Il est encore actif au sein de l’école bouddhique Shingon (la « Parole vraie »), dédié à la divinité compatissante Aizen Myôô et habité par une communauté de moines ouverts aux séjours spirituels. De par son appartenance au bouddhisme, ce jardin prend appui sur la couleur rouge et l’art des mandalas, motifs méditatifs de fusion avec Buddha.

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Partagé entre plusieurs espaces, notamment des jardins secs en graviers (damiers ci-dessus), des lignes courbes mêlées d’allées symétriques, ce magnifique parcours est l’oeuvre du maître paysagiste Shigemori Mirei. Il se veut réconcilier les mouvements, les traditions et les religions au sein d’un même équilibre.

4. Yoshimine-Dera : Le temple au pin vénérable

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« le temple est enveloppé de cerisiers et azalées qui déploient leurs couleurs au printemps, d’hydrangéas en été, et d’érables qui flamboient en automne ».   

Qui a dit qu’un jardin devait forcément être un petit recoin de nature ? Cet horizon est celui d’un bois aux milles nuances, reposant sur l’évolution de floraisons au fil des saisons. Mais le pin n’y est pas la seule figure symbolique : le temple est enveloppé de cerisiers et azalées qui déploient leurs couleurs au printemps, d’hydrangéas en été, et d’érables qui flamboient en automne.   

Fondé au XIe siècle, le temple se mérite, sur le flan d’une colline étroite d’accès. Sa doctrine est celle du Sûtra du Lotus, le « plus haut degré d’enseignement du Bouddha », promettant à quiconque de pouvoir atteindre l’éveil. Ce jardin sacré qui surplombe Kyôto constitue d’ailleurs la « vingtième étape sur le chemin de pèlerinage à Kannon ». Kannon (観音) est l’un des êtres éclairés les plus vénérés du Japon ; son nom signifie  « celle qui perçoit les sons du monde » en référence à sa capacité d’entendre les prières et les souffrances des êtres et de venir à leur secours.

5. Entsû-Ji : Un cadrage exceptionnel

Après avoir traversé un immense parc en hommage à l’art ancestral du jardin japonais, puis une minuscule maison de thé suspendue entre passé et présent ou enfance et maturité, puis un monastère où cohabitent discipline et mouvement, et enfin un temple caché dans les feuillages de ses multiples essences : nous voilà à Entsû-Ji.

Sa particularité ? Avoir emprunté son inspiration à une estampe : Benkei, de Tsukioka Yoshitoshi (1839-1892). Elle représente un combat entre Minamoto Yoshitsune et Benkei (1155-1189), un moine-guerrier puissant (sôhei). Il est dit que ce dernier déroba le sabre de 999 hommes sur un pont, jusqu’à ce que surgisse le millième de trop…

Érigé au XVIIe siècle par l’empereur Go Mizunoo, cet édifice ce pare en 1678 d’un magnifique jardin-dessin minimaliste. Il est aujourd’hui classé beauté nationale, le préservant des constructions alentours.

Cet espace unique illustre parfaitement le goût japonais pour la simplicité épurée. Il n’est que peu planté (quelques cryptomérias en ligne), mais surtout recouvert de mousses faisant le pont entre végétal et minéral. Sans ligne de fuite, on y distingue – sur des plans parfaitement horizontaux – le décor brumeux des montagnes lointaines qui émergent en douceur.

Secret : il s’observe, comme beaucoup de jardins, depuis l’intérieur des salles, comme un tableau encadré.

@GuyVandersande/FrancisPeeters/Ulmer

Fin de promenade ?

Le beau livre Jardins Secrets du Japon regorge d’encore bien des découvertes sublimes et mystérieuses, loin des sentiers battus.

Du « Bassin de la tortue » Kamegata Sekizôbutsu au poisson visqueux de Taizô-in, en passant par le Shinnyo-Dô où se repose Buddha, le jardin de la retraite de l’esthète, la terre pure de Kurodani, le rocher-relique de Reiun-in, le jardin transformé de Hiroshima, la parabole de l’éveil d’Enkô-Ji, mais aussi les notions complexes de Shakkei (借景) dit « paysage emprunté », ou encore de « zen éternel », d’éveil et suicide, sans compter le rapport aux matières comme la transparence du verre ou l’eau… Le savoir et la beauté contenus dans cet ouvrage sont définitivement incommensurables.

Pour se le procurer, ou l’offrir à un être cher pour des fêtes dépaysantes, se rendre sur le site de l’éditeur Ulmer ou en librairie indépendante. 

– S.H.


Images d’entête @GuyVandersande/Ulmer