Le mythe passionnant de la sirène japonaise

Dans l’imaginaire collectif occidental, deux principales représentations de la sirène s’opposent. La première, inspirée des mythes scandinaves, est basée sur La Petite Sirène de l’écrivain danois Andersen et popularisée par le dessin animé de Walt Disney. Elle nous décrit la sirène comme étant une jolie créature mi-femme mi-poisson, fascinée par la civilisation humaine. La seconde, liée à la mythologie grecque et en particulier au mythe d’Ulysse, nous décrit au contraire la sirène comme étant une créature mi-femme mi-oiseau, qui séduit les marins avec son chant pour les mener à leur perte. Même si ces deux représentations sont les plus connues, saviez-vous que le Japon aussi avait ses histoires de sirènes ?

Les sirènes ne font pas partie des créatures les plus populaires du folklore japonais, il faut dire qu’il y en a beaucoup, mais elles existent bel et bien et méritent que l’on s’y intéresse. Le mot sirène en japonais se dit ningyo 人魚 et se compose des kanji de « humain » et de « poisson », mais son apparence est loin d’être celle de la petite sirène. Au contraire, la sirène des légendes japonaises fait partie des yôkai, ces fameuses créatures surnaturelles du folklore japonais. De fait, la sirène japonaise n’est en général pas très jolie… Elle est même plutôt décrite comme un monstre mi-homme mi-femme par les marins qui ont le malheur de croiser son chemin.

Illustration d’une sirène qui aurait été attrapée dans la province d’Etchû, Waseda University Theatre Museum. Source : commons.wikimedia.org

La légende de Yaohime : une sirène japonaise

Selon les légendes japonaises, attraper une sirène dans ses filets est plutôt mauvais signe, puisque cela provoquerait des tempêtes meurtrières. En revanche, il est dit que quiconque mangerait de la chair de sirène bénéficierait d’une vie beaucoup plus longue que la moyenne. Cette croyance va ensemencer l’imaginaire au cours des siècles.

La légende la plus connue sur le fait de manger de la chair de sirène est sans aucun doute celle de Yaohime 八百姫, aussi appelée Yao Bikuni八百比丘尼. Ce mythe est né dans l’ancienne province de Wakasa, actuelle préfecture de Fukui, riche pour ses activités issues de la pêche. Comme pour la plupart des légendes, il existe bon nombre de versions différentes. Nous vous conterons ici la plus commune, dont il existe certaines illustrations dans d’anciens parchemins d’Edo.

L’histoire de Yaohime commence dans un petit village de pêcheurs de la province de Wakasa. Un jour, un homme à l’allure étrange invita plusieurs personnalités du village pour un grand festin

Un des hommes se rendit dans la cuisine et constata que le poisson qui devait servir de repas avait une tête humaine. Il se dépêcha de retrouver les autres invités pour leur supplier de ne pas toucher à ce « poisson » humanoïde. Les invités cachèrent alors discrètement la chair de poisson dans une serviette pour pouvoir la jeter plus tard.

Une fois chez lui, un homme oublia de jeter le poisson et partit se coucher. Sa fille du nom de Yaohime, âgée d’une quinzaine d’années, trouva la chair de poisson et la mangea. La chair de poisson était en réalité de la chair de sirène, ce qui permit à Yaohime de rester toujours aussi jeune et belle pendant de nombreuses années.

Yaohime se maria et alors que son mari et ses enfants vieillirent et moururent, le temps sembla n’avoir aucune emprise sur elle. Fatiguée de perdre tous ceux qu’elle aimait, elle décida de devenir nonne et d’errer à travers le pays. C’est pour cette raison qu’on l’appelle également Yao-bikuni, car bikuni est le nom que l’on donne aux nonnes bouddhistes. À chaque lieu visité, elle planta différents arbres. Après plusieurs années d’errance, elle décida de revenir dans sa province pour terminer ses jours. Au bout de 800 ans, elle mourut enfin, isolée dans une grotte marine.

La grotte marine au temple Kûin-ji, par KaoLee. Source : wikimedia

Selon une autre variante de la légende, manger de la chair de sirène aurait en réalité permis à Yaohime de vivre pendant mille ans. Un jour, alors qu’elle rencontra le seigneur de la province de Wakasa qui désirait lui aussi vivre longtemps, elle lui fit cadeau de 200 années de vie. C’est pour cette raison qu’elle n’aurait vécu « que » 800 ans.

Aussi, pendant son errance, elle aurait croisé la route d’une véritable sirène. Comme elle se sentait coupable d’avoir mangé de la chair d’une congénère et qu’elle en avait assez de voir les personnes qu’elle aimait mourir, elle aurait imploré le pardon de la sirène. La sirène lui aurait accordé son pardon et c’est ainsi que Yaohime commença à vieillir et put mourir en paix après 800 ans.

Sur les traces de Yaohime

Si vous avez l’occasion de vous rendre dans la préfecture de Fukui, et plus précisément dans la ville côtière d’Obama, sachez qu’il est toujours possible de visiter des lieux en rapport avec le mythe de Yaohime.

Selon la légende, c’est près de la ville d’Obama qu’elle serait venue passer ses derniers jours. Parmi ces lieux, le temple Kûin-ji 空印寺 est situé à proximité de la grotte marine où Yaohime serait venue mourir.

On trouve aussi à quelques mètres du temple, sur le front de mer, un lieu intitulé la « terrasse des sirènes » マーメイドテラス. Cette terrasse accueille deux statues de sirènes pour commémorer la légende de Yaohime.

La terrasse des sirènes à Obama, par Mikkabie. Source : wikimedia

Les trois cèdres du sanctuaire Togakushi-jinja

Les légendes de sirènes au Japon ne se limitent pas à l’ancienne province de Wakasa. La légende de Yaohime s’est propagée dans différents endroits du pays, avec plus ou moins de variantes différentes selon les régions.

C’est le cas par exemple de celle du sanctuaire Togakushi-jinja, situé dans la préfecture de Nagano. Bien que la légende commence dans la province de Wakasa, la suite de l’histoire est quelque peu différente de celle de Yaohime.

Selon la légende du sanctuaire Togakushi-jinja, un jour, un pêcheur de la province de Wakasa attrapa une sirène dans ses filets. Elle le pria de ne pas la tuer, mais le pêcheur était tellement content d’avoir attrapé une sirène qu’il ne l’écouta pas.

Il ramena la chair de sirène chez lui et alors qu’il partit pêcher le jour suivant, ses trois enfants qui avaient faim trouvèrent la chair de sirène et la mangèrent. Quand le père rentra chez lui, des écailles commencèrent soudainement à recouvrir le corps de ses enfants.

Il veilla sur eux jour et nuit pour qu’il ne leur arrive rien, mais finit par s’endormir. Lorsqu’il se réveilla, il trouva ses enfants morts. Pendant son sommeil, il avait rêvé qu’il devait se rendre au sanctuaire Togakushi-jinja pour y planter trois cèdres afin de sauver l’âme de ses enfants et de se repentir de son geste.

Le pêcheur marcha alors les 400 km qui le séparaient du sanctuaire Togakushi-jinja pour y planter les trois cèdres. Il est toujours possible d’admirer ces trois cèdres, sanbonsugi 三本杉, dans l’enceinte du sanctuaire.

Les trois cèdres du sanctuaire Togakushi-jinja. Photographie de l’auteure

Les légendes japonaises de sirènes sont passionnantes, complexes et méritent d’être connues. Et elles ne cessent d’évoluer aujourd’hui encore. Ces derniers temps, une créature du folklore japonais, similaire aux sirènes, a beaucoup fait parler d’elle. Il s’agit d’Amabie, un yôkai réputé pour avoir le pouvoir de repousser les épidémies à chaque apparition.

Avec l’épidémie de COVID19, elle est devenue extrêmement populaire, dans l’Art notamment. De fait, il est pratiquement impossible de se balader dans une grande ville japonaise aujourd’hui sans croiser un portrait d’Amabie, la sirène qui lutte contre les épidémies.

Claire-Marie Grasteau

Talisman d’Amabie