Tomioka est un superbe sanctuaire shinto du centre de Tokyo, connu pour sa magnifique brocante mensuelle, nichée entre ses statues et ses arbres centenaires. Alors que je m’y rendais pour ma « chasse aux trésors » habituelle, un vendeur m’a raconté : « Savais-tu qu’un horrible meurtre a eu lieu exactement où nous nous trouvons ? » Je pensais trouver des antiquités, mais je suis revenu avec une histoire…
La prêtresse shintoïste du sanctuaire, Nagako Tomioka, âgée de 58 ans, fut assassinée au katana par son propre frère Shigenaga, âgé de 56 ans, qui se suicida après avoir également assassiné froidement sa propre compagne de 30 ans. Un règlement de compte en trio, des sabres, et un double meurtre suivi d’un suicide.
En toile de fond, le plus grand sanctuaire de Tokyo : Tomioka Hachiman-gū (富岡八幡宮), dédié au dieu shintô de la guerre. L’histoire vous paraît épique ? Vous avez raison ; cette description pourrait être extraite d’un film de samouraï génialissime d’Akira Kurosawa… Mais il n’en est rien. En effet, cette affaire criminelle ne date pas du Japon féodal, mais bien de l’époque moderne : décembre 2017. Retour sur un règlement de compte hors normes.
Un sanctuaire au riche passé historique
Le Tomioka Hachiman-gū n’est pas un sanctuaire comme les autres. Fondé en 1627 durant l’ère Kanei (寛永), il fut consacré au dieu shintoïste de la guerre et protecteur du peuple japonais, Hachiman. Ce choix est dû au patronage de la lignée familiale des shoguns Tokugawa (徳川氏), qui vénéraient cette divinité.
Peu de temps après, en 1684, le temple devint le lieu de naissance du Kanjin-zumō (勧進相撲), qui évolua avec le temps en l’actuel sumo tel qu’il se pratique encore de nos jours dans l’archipel. L’ère Edo (江戸時代) marqua un âge d’or pour le sanctuaire, qui abritait deux tournois de sumo annuels et était placé sous la protection des autorités. Mais au cours de l’ère Meiji, connue pour sa volonté de modernisation et d’ouverture vers l’extérieur, le sanctuaire perdit son statut.
Cependant, le gouvernement décida quand même de le classer parmi les dix sanctuaires de Tokyo d’importance (東京十社, Tokyo-jissha). La pratique de l’art du sumo aurait pu disparaître à cet instant, étant principalement soutenue jusque-là par les daimyos et le shogunat, en disgrâce à l’époque. Pour survivre, l’association de sumo se rapprocha du shinto, renforçant l’importance du Tomioka Hachiman-gū pour cet art martial.
Malheureusement, comme bon nombre de bâtiments historiques, le sanctuaire fut détruit par les bombes américaines le 10 mars 1945, lors d’une attaque tristement connu comme l’un des bombardements massifs les plus meurtriers de l’histoire, tuant plus de civils que la bombe atomique larguée sur Nagasaki quelques mois plus tard. Incendié, il ne resta presque plus rien de ce lieu historique.
Mais un prêtre shintoïste, Morihiko Tomioka, travailla d’arrache-pied pour faire restaurer le temple, y parvenant au terme d’efforts colossaux en 1949, devenant par la même occasion prêtre en chef du sanctuaire. Depuis, le sanctuaire abrite divers Matsuris, ainsi qu’un marché. La lignée de prêtres continue à ce jour…
Une nuit tragique
Le 7 décembre 2017, la nuit était déjà tombée sur la tentaculaire Tokyo. Nagako Tomioka, prêtresse en chef du sanctuaire, se dirigeait comme à l’accoutumée vers le véhicule où l’attendait son chauffeur. Silence assourdissant sur le parvis du temple. Soudainement, surgit de la pénombre son propre frère, Shigenaga Tomioka, accompagné de son épouse, tous deux armés de katanas.
En un instant, Shigenaga enfonça à deux reprises la lame de 80 centimètres dans la poitrine de sa sœur, une fois dans la gorge, une autre dans l’estomac. Cette dernière mourut sur place des suites d’une hémorragie, selon les rapports de l’autopsie.
La suite de la scène n’en fut pas moins surréaliste : le chauffeur, pris de panique, s’enfuit. Poursuivi par la compagne de Shigenaga qui réussit finalement à le rattraper aux abords d’un supermarché. Celle-ci lui asséna deux coups à l’épaule droite, qui heureusement ne lui furent pas fatals. Le chauffeur s’en sorti avec deux blessures sans gravité, et probablement un immense traumatisme.
Une fois réunis, le couple d’agresseurs ajouta une couche d’étrangeté à une histoire déjà très étrange ; Shigenaga assassina sa compagne, avant de retourner son arme contre lui-même pour se suicider. Un règlement de compte suivi d’un apparent double suicide.
S’en est suivie une enquête qui dévoila une montée progressive de rancœurs familiales vieilles de deux décennies, avec pour climax ce drame digne d’un scénario de film.
Une simple histoire de jalousie ?
En effet, Shigenaga était en réalité prêtre en chef du temple jusqu’en mai 2001, mais des problèmes personnels et financiers eurent raison de sa mission. Il dut abandonner sa charge à contre-cœur. Son père reprit du service, mais décéda quelques années plus tard, passant en 2010 le flambeau à sa fille, Nagako Tomioka, conformément à son testament.
Cependant, l’association en charge des temples shintoïstes au Japon fit la sourde oreille à cette nomination testamentaire. Malgré le fait que Nagako Tomioka officiait déjà comme prêtresse en chef, l’association, au terme d’un échange de sept ans, refusa d’officialiser cette nomination. Finalement, en 2017, l’association exclut le Hachiman-gū de l’organisation administrative, confirmant indirectement la position de prêtresse en chef du sanctuaire à Mme Tomioka.
Selon des proches de la famille Tomioka, Shigenaga vécut cet événement dans la douleur. Lui, qui depuis 2001, était déjà l’instigateur d’une véritable campagne de harcèlement contre sa sœur. En effet, l’homme passait son temps à lui envoyer des lettres et lui passer des appels téléphoniques de menaces. À tel point qu’en 2006, Nagako déposa une plainte contre lui. Shigenaga aurait promis de « l’envoyer en enfer » dans l’une des lettres envoyées. Il fut arrêté et condamné pour harcèlement et chantage.
Pourtant, malgré cette hostilité latente, Tomioka n’a jamais abandonné son frère. Elle aurait même continué à lui envoyer régulièrement de l’argent pour l’aider, d’après des proches de la famille. D’autres témoignages font état d’un Shigenaga instable émotionnellement, se plaignant régulièrement de la nomination de sa sœur à ce poste de prestige.
L’arme du crime, quant à elle, aurait été achetée en septembre, dans l’arrondissement de Taito (台東区) à Tokyo, laissant présager une longue maturation et préparation du meurtre.
Les enjeux de pouvoir dans le monde religieux japonais
Loin d’une simple histoire de jalousie intra-familiale et de succession, il est important de rappeler que le shintoïsme jouit d’une place particulière dans le paysage politico-culturel japonais.
Dans l’histoire du pays, le shintoïsme a souvent été utilisé comme outil de légitimation du pouvoir politique. Et cela n’est pas récent : durant la période d’Edo (1603-1868), le shogunat Tokugawa a promu le culte shinto en tant que religion d’État pour renforcer sa propre autorité. En perte de vitesse, son influence fut revue à la hausse durant la Restauration de Meiji (1868).
La réaffirmation de l’autorité impériale nécessitait en effet une symbolique et des valeurs d’union. L’utilisation intensive du shintoïsme pour unifier le pays sous le règne de l’empereur Meiji apparut comme un puissant atout politique, écartant ainsi le pouvoir des seigneurs féodaux et établissant un gouvernement centralisé. De 1868 jusqu’à la révision constitutionnelle de 1947, le shintoïsme fut la religion d’État, symbole du pouvoir divin de l’empereur.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, afin d’éviter tout retour à des idéologies nationalistes guerrières extrêmes, la nouvelle constitution acta la séparation entre l’État et les cultes religieux. Loin du concept occidental de la laïcité telle que nous la connaissons, le shintoïsme continue depuis à jouir d’un statut privilégié au sein de la classe politique dominante nippone. Avec bien entendu les luttes de pouvoir qu’implique le statut de religion majoritaire.
Ce statut particulier sert toujours l’image symbolique de l’empereur. Bien qu’il est important de noter que le rôle de la famille impériale reste limitée à un symbole d’unité, cérémonial. Celui-ci ne jouit d’absolument aucun pouvoir décisionnel. Cependant, dans un pays empreint de traditions et de nationalisme, l’attachement à la religion dominante et aux figures dominantes reste omniprésent dans les cœurs des japonais.
L’ensemble du culte est chapeauté par une institution officielle : L’association des sanctuaires shinto (神社本庁, Jinja Honchō). L’entité a la charge de gérer près de 80 000 sanctuaires shinto au Japon. Omniprésente, les liens avec les politiciens ne sont même pas dissimulés. En particulier avec un parti sur lequel nous avons déjà longuement écrit : le PLD (Parti libéral-démocrate), aux manettes depuis plusieurs décennies. Mais avant tout, grands habitués de la récupération politique.
En effet, ce parti conservateur est tendancieusement d’extrême droite, auquel appartenait feu le Premier ministre Shinzo Abe, assassiné en pleine rue le 8 juillet 2022. Nous vous invitons à relire notre dossier sur les liens entre le ministre assassiné et la secte Moon, introduite au Japon par son grand-père, lui-même ex-Premier ministre étiqueté PLD. Et au passage, une petite piqûre de rappel concernant le refus de ce parti de revoir l’âge légal du consentement sexuel avec cet article sur les réponses des différents partis politiques à des questions citoyennes…
Shinzo Abe, donc, spécialiste de l’usage de la religion à des fins électorales, avait créé la controverse en visitant le sanctuaire Yasukuni en 2013, provoquant des tensions diplomatiques avec la Chine et la Corée du Sud en raison des associations nationalistes du sanctuaire.
En effet, ce sanctuaire shintoïste est un lieu où se commémorent les soldats japonais tombés au combat, y compris ceux reconnus comme criminels de guerre durant les grandes campagnes impériales japonaises, notamment la meurtrière et désastreuse campagne en Chine, ou encore l’incursion en Corée. Nous vous invitons à relire notre article sur l’unité 731 et ses expériences humaines à Harbin.
Le même Shinzo Abe responsable de la réforme de la Loi fondamentale sur l’éducation (教育基本法, Kyōiku kihonhō) de 1947, permettant l’enseignement de thèses révisionnistes. Le tout, selon certaines voix, sous l’influence du puissant organisme religieux. En effet, l’association des sanctuaires shintô se permet régulièrement de juger impertinent dans sa charge au service de la nation, tout politicien refusant la visite au sanctuaire polémique de Yasukuni. Se pose la question du poids électoral du shintoïsme et de son pouvoir réel dans les décisions politiques du pays.
Il est certain que, malgré une constitution favorable à la séparation des cultes et de l’État, l’ombre du shintoïsme est omniprésente. Autant de raisons qui permettent de comprendre pourquoi ce qui aurait pu être une banale histoire de jalousie intra-familiale peut revêtir une portée probablement plus importante que celle qu’elle laisse transparaître superficiellement.
Les liens entre les prêtres du Tomioka Hachiman-gū, l’association de gestion du culte, le pouvoir politique et la famille impériale du Japon rendent le lieu et la fonction particulièrement prestigieux. D’autant plus que le pouvoir, depuis l’aube des temps, fait tourner les têtes.
« Les rêves de grandeur sont le carburant de l’égo »
Les rêves de grandeur sont le carburant de l’égo. De quoi attiser la convoitise, la jalousie, au point de commettre l’irréparable ? Un comble lorsque l’on sait que l’un des piliers de la religion indigène la plus importante de l’archipel se base sur des notions d’harmonie avec la nature, son prochain, la communauté et les ancêtres, plutôt que sur l’individualisme ou l’égoïsme. Paradoxe, ou nature humaine ?
– Gilles CHEMIN et Mr Japanization