Un incendie criminel ravage un building au cœur de Tokyo. Ce sera le point de départ d’une affaire bien plus complexe que les apparences le laissaient penser. La tête pensante se fait appeler « Izanagi », comme la divinité créatrice shinto. Son but et ses motivations se dévoileront au fur et à mesure qu’un duo de policiers approfondit son enquête et qu’un couple d’étudiants s’enfonce dans le dark-web. Ce roman policier de Cyril Carrère ne raconte pas seulement une course-poursuite pour arrêter un tueur, il met en lumière différents travers propres à la société japonaise. (Cet article ne contient pas de spoil).

De la fiction…

Dans un Tokyo contemporain, dans le quartier de Shinjuku, se dresse la « Velvet tower ». Problème : elle est en flammes, et cet incendie ôtera la vie à plusieurs centaines de personnes.

Hayato Ishida, jeune capitaine de police surdoué, se trouve chargé de l’enquête. Il a gravi les échelons à la vitesse de l’éclair mais son look punk, son caractère asocial, ses manières solitaires détonnent dans ce cadre rigide et font fuir ses subordonnés. C’est pourquoi, eu égard à ses nombreux succès, le surintendant de la police crée une cellule d’investigation sur-mesure dont il en fait le chef. Il ne lui impose qu’une collègue : la lieutenante Noémie Legrand mi-Japonaise mi-Française qui travaillait jusque là sur les « cold cases ». Le duo, dont chacun possède un caractère affirmé, va devoir apprendre à travailler ensemble en mettant à profit le point fort de l’un qui pêche chez l’autre.

L’incendie de la Velvet Tower a détruit les bureaux d’un éditeur de mangas pour qui travaillait un couple d’étudiants de l’université des Arts : Suzuka et Kenta. Ayant de ce fait perdu leur emploi, il leur faut rapidement se trouver un autre « baito ». Suzuka n’a aucun mal à décrocher un poste de serveuse dans un café mais son petit ami refuse de l’y suivre. Kenta souffre depuis l’enfance de troubles anxieux généralisés lui déclenchant des angoisses incontrôlables lorsque sa routine est brisée et qu’il doit se confronter à l’inconnu. Par hasard, il entend parler d’un forum sur le Darknet où il peut obtenir une rémunération s’il remplit une des missions proposées. Y voyant le moyen parfait de gagner de l’argent sans bouger de chez lui, Kenta se connecte au forum nommé « La Bergerie ». Mais il va rapidement réaliser qu’il est tombé dans un piège dont il aura du mal à sortir indemne.

La célèbre estampe « Takiyasha la sorcière et le fantôme du squelette » (Utagawa Kuniyoshi) orne la bannière du forum de la Bergerie. Source : wikicommons

Les chemins de ces différents protagonistes vont se nouer autour du drame initial. Ainsi, le roman se découpe en chapitres courts ce qui imprime un rythme haletant au double récit. On alterne entre la progression du duo de policiers Hayato & Noémie et celle du couple d’étudiants Kenta & Suzuka. Alors qu’au fil des pages, chacun s’enfonce un peu plus profondément dans l’horreur, vous aurez hâte de savoir comment leurs routes finiront par se rencontrer pour qu’enfin soit dévoilée la vraie raison de « La Colère d’Izanagi ». Pour vous mettre sur la piste, des indices sont égrenés subtilement tout le long du récit mais nul doute que le rebondissement final viendra chambouler ce que vous pensiez avoir compris.

… à la réalité !

Si « La Colère d’Izanagi » est un roman de fiction, son auteur, Cyril Carrère a construit son histoire en l’ancrant dans la réalité de plusieurs manières.

En premier lieu, il s’appuie sur le mythe d’Izanagi décrit dans les récits fondateurs du Kojiki et du Nihon shoki. Dans la mythologie shintoïste, les divinités Izanami et Izanagi forment le couple créateur du Japon : à l’aide d’une lance qu’ils ont trempée dans la mer, ils créent les îles du Japon. Le couple donne aussi naissance à une multitude d’autres divinités. Mais alors qu’elle accouche de la divinité du feu « Hi no Kagutsushi », Izanami agonise et doit rejoindre le pays de Yomi (royaume de la putréfaction, assimilé au royaume des morts en Occident). Fou de chagrin, Izanagi décide de s’y rendre pour ramener son épouse à la vie. Hélas, comme Orphée, il échouera dans sa quête et le couple sera à jamais séparé.

Bien sûr, le surnom d’Izanagi choisi par l’individu tirant les ficelles du roman n’est pas sans rapport avec le mythe, ainsi que le héros Hayato aura vite fait de le comprendre, mais nous nous garderons bien d’en dévoiler les détails pour vous en laisser la surprise.

« Izanagi et Izanami sur le pont céleste flottant » par Utagawa Hiroshige. Source : ukiyo-e.org

En cours d’écriture, Cyril Carrère a également été influencé par un véritable fait-divers pour sa « Bergerie », le forum d’entraide dont son personnage Kenta va devenir prisonnier. Le romancier avait déjà couché la sienne sur le papier lorsqu’il apprend l’existence d’un réseau assez similaire de crimes à grande échelle monté depuis 2022. Les meneurs -avec à leur tête un certain « Luffy »- ont recruté puis manipulé des jeunes gens pour des emplois clandestins depuis des centres de détention situés aux Philippines. Les consignes étaient envoyées via messagerie cryptée. Au moins 70 crimes ont été recensés sur le sol japonais et les activités criminelles de ce réseau se poursuivent malgré l’arrestation du leader. Ou quand la fiction rejoint involontairement la réalité.

De même, l’écrivain a intentionnellement construit ses personnages de manière à dénoncer certains travers d’une société japonaise trop souvent idéalisée par les Occidentaux. Ainsi, du fait de sa double origine, la lieutenante de police Noémie Legrand doit régulièrement faire face au racisme systématique de ses collèges et de la société qui ne la considèrent pas comme une « vraie Japonaise ». Maman d’une petite fille et passionnée par son travail, elle doit jongler avec des horaires à rallonge et son envie d’être davantage présente pour son enfant.

Pour compléter le tableau, sa mère la pousse sans relâche à trouver un mari, allant jusqu’à arranger des « omiai«  convaincue qu’elle est que « le vrai épanouissement pour une femme tient dans le mariage et la vie de famille » (!). Quant à la personnalité solitaire et fantasque de son collègue Hayato, elle trouve difficilement sa place dans une société où prévaut la cohésion du groupe sur l’individualité. Les troubles anxieux qui affectent la vie sociale de Kenta rappellent immanquablement le phénomène des Hikikomori. En filigrane, est ainsi dénoncé le stigmate social entourant les maladies mentales ou le handicap. Et cette volonté très japonaise de préserver les apparences sert de terreau fertile à bien des drames qui auraient pu être facilement évités.

« La Colère d’Izanagi » est disponible sur le site de l’éditeur Denoël.

Suite à la lecture du roman, nous avons pu poser quelques questions à son auteur, Cyril Carrère. L’occasion de se livrer davantage sur son travail de romancier, sa vision de ses personnages le tout en lien avec son rapport au Pays du Soleil Levant.

Derrière le torii avec Cyril Carrère

Mr Japanization : Tout d’abord, pouvez-vous nous en dire plus sur votre héros Hayato Ishida (apparu dans « Le Glas de l’Innocence ») pour les personnes qui le découvriront en lisant « La Colère d’Izanagi » ?

Cyril Carrère : Hayato Ishida est en effet le personnage central de mon tout premier roman, « Le Glas de l’Innocence » (écrit en 2017 et indisponible pour le moment). Depuis cette époque, j’ai beaucoup évolué et signé avec une maison d’édition, Denoël, qui me permet d’être bien présent en librairie et en salons/dédicaces. J’ai donc mis le Glas de côté pour démarrer une série avec « La Colère d’Izanagi ». « Le Glas de l’Innocence » peut être considéré comme un tome « zéro », un tome à part, qui se déroule d’ailleurs sept ans avant les événements de « La Colère d’Izanagi ». Ce n’est donc pas un pré-requis de le lire.

Hayato est un flic prodige mais solitaire, hyperosmique et dont la boulimie prend racine dans un passé traumatique. Doté de méthodes d’enquêtes déroutantes, capable de reconnaître quelqu’un à son odeur, de décrire une scène du point de vue olfactif, il n’en reste pas moins un être humain avec ses failles. Tantôt arrogant et hautain, tantôt compatissant, attachant, il met avant tout son talent au service des forces de l’ordre nippones. Même s’il est très différent, certains lecteurs le comparent à « L » de Death Note. En tout cas, il perpétue la tradition des romans policiers et dramas japonais, donnant la part belle à un flic atypique, qu’on a envie de suivre. Dans le roman, on lui adjoint Noémie Legrand, franco-japonaise, qui n’a pas la langue dans sa poche, et son parfait opposé sur le plan de l’empathie. C’est un duo attachant et qui, selon les lecteurs, fonctionne parfaitement. Je les imagine parfaitement à l’écran, en tout cas. Dans mon esprit, Hayato ressemble trait pour trait à Kento Yamazaki (Alice in Borderland) et Noémie à Noémie Nakai, une actrice franco-japonaise qui a d’ailleurs été touchée par ce clin d’œil.

– Quel a été votre parcours, et comment vous a-t-il mené à habiter au Japon ?

Mon premier voyage au Japon a eu lieu en 2008, j’avais économisé pendant un an après avoir obtenu mon premier emploi (je vivais en Angleterre à l’époque). Comme beaucoup, je suis tombé sous le charme du pays et je me suis mis à apprendre la langue.

La chance a voulu que mon métier me mène au Japon, à peu près une fois par an, dès 2011. C’est l’année où j’ai rencontré celle qui est devenue ma femme quelques années plus tard. Après avoir vécu ensemble en France, nous nous sommes installés au Japon en 2018. J’ai pu continuer à travailler dans ma branche (je suis chef de projet et chef de produit dans le domaine technologique) et multiplié les expériences.

Ma fille est née en 2019, et possède donc les deux cultures, comme Noémie dans le roman.

– Dans « La Colère d’Izanagi » comme dans « Le Glas de l’Innocence », vous vous servez d’une enquête criminelle pour aussi dénoncer des zones d’ombre de la société japonaise : hikikomori, racisme, sexisme… et ainsi la démystifier alors qu’elle se retrouve souvent idéalisée via Internet. A l’inverse, quels en sont les aspects que vous appréciez ?

C’est vrai que le polar, et notamment le polar sociétal, permet de mettre en avant les maux et problématiques, sans pour autant être acerbe ou négatif. J’ai surtout eu le souci d’être « juste » dans le Japon dépeint dans « La Colère d’Izanagi », de montrer le pays dans son quotidien, sans fard et sans porter de jugement, en intégrant les différences fondamentales que le Japon a avec la France, ce qui accentue l’immersion. C’est le fruit de mon expérience de vie, de celle de mes amis, japonais ou non, ainsi que du travail de recherches et des interviews menées dans la phase préliminaire de ce projet.

Bien sûr, le Japon possède de nombreux atouts, j’apprécie tout particulièrement le respect, la propreté, la sécurité, la qualité des services, et, comme Hayato, la nourriture (rires). Mais la liste est bien plus longue que cela. C’est vraiment un pays où je m’épanouis et où la vie de famille est simple.

– Concernant la « vraie » Bergerie, à quel moment avez-vous eu connaissance de cette affaire et comment cela a-t-il ensuite influencé le développement de votre roman ?

La Bergerie est un site sur le darknet, que j’ai imaginé pour cette intrigue. Une plateforme proposant des « jobs » contre rémunération, avec des subtilités que je laisse les lecteurs découvrir… Pour répondre à votre question, j’avais en effet défini les rouages et le fonctionnement de cette plateforme si particulière lorsqu’a éclaté le scandale de ce site, piloté par un Japonais établi du côté des Philippines se faisant appeler « Luffy ». Un site où des étudiants recevaient des missions… C’est ma femme qui m’a alerté, un soir, après avoir vu aux infos que des étudiants, membres de ce site, avaient été arrêtés après avoir saccagé un magasin du centre de Tokyo, avec violences physiques à la clé. Depuis, j’ai suivi de près cette affaire qui confirme l’adage selon lequel « la réalité dépasse la fiction ». Quoi qu’on puisse imaginer, la réalité finit toujours par se montrer plus folle. Cela m’a en tout cas conforté dans mon idée, que j’ai ensuite développée de manière spécifique, propre à un roman à suspense…

Vision de l’enfer pour les japonais.

– Comment envisagez-vous la suite de ce roman et notamment le blog qui lui est consacré ?

La « Colère d’Izanagi » est le premier roman d’une série. Dans ce dernier naît la Cellule Sakura, qui va continuer d’exister au travers de plusieurs autres tomes, à la manière du Département V de l’auteur Jussi Adler Olsen, dans le même registre. Quant au blog, il va continuer à évoluer : je vais l’alimenter en articles, en anecdotes, en musiques, en informations sur l’univers du roman, de la série. Ce sera, je l’espère, un parfait complément à tout cela et c’est un atout non négligeable. Trois éditeurs japonais sont actuellement en train d’étudier la possibilité d’une traduction et les prospections sont ouvertes en ce qui concerne une adaptation. Je croise les doigts !

– Souhaitez-vous adresser un dernier mot à nos lecteurs et lectrices ?

Merci infiniment d’avoir pris le temps de découvrir cette interview qui, je l’espère, vous donnera envie de découvrir « La Colère d’Izanagi » et cette fameuse Cellule Sakura. Je voulais aussi remercier Mr Japanization pour avoir découvert cet univers, c’est un honneur ! En espérant que vous découvrirez le prochain avec autant d’enthousiasme 🙂 (et pourquoi pas un petit clin d’œil à Poulpy dans un futur texte… ?)

– Merci beaucoup pour vos réponses !

« La Colère d’Izanagi » est disponible sur le site de son éditeur et Cyril Carrère sera en tournée de dédicaces durant les mois de mars et avril.

S. Barret