Élections : les candidates japonaises cibles de harcèlement sexuel

Nous ne le répéterons peut-être jamais assez, mais il y a encore un très long chemin à parcourir au Japon afin d’arriver à une – hypothétique – franche amélioration de la condition des femmes. Des politiciennes ont cependant enfin décidé de témoigner des remarques sexistes, d’attouchements et de harcèlements sexuels dont celles-ci sont victimes dans le cadre de leurs fonctions, que ce soit une fois élues ou avant les élections, de la part de leurs homologues masculins ou de badauds durant leurs campagnes électorales. Ces témoignages nous parviennent dans le contexte des élections de la Chambre des conseillers du Japon, dont le scrutin se tiendra ce 10 juillet.

Bien loin de l’image d’un pays à la criminalité inexistante que se plaisent à prendre en exemple certains politiciens occidentaux en quête de validation de leurs idéologies, le Japon n’est absolument pas un paradis ou absolument tout le monde est à l’abri d’une agression, en particulier si vous êtes une femme. Effectivement, nos lecteurs ne sont pas sans savoir que les femmes japonaises expérimentent presque toutes sans exception des actes déplacés à leur égard, que ce soit dans le cadre du travail, dans la rue ou dans les transports, quand il ne s’agit pas de viols dans leur enfance.

Pour se protéger des attouchements dans les transports, les femmes ont des compartiments réservés. Un palliatif à la source du problème. Source : flickr

En témoigne la nécessaire existence du mot « chikan » (痴漢), désignant des pervers qui se « frottent » ou touchent des inconnues dans les transports en commun, souvent de jeunes étudiantes timides. Si dans votre entourage vous connaissez des expatriés, posez-leur la question : ils auront tous plus ou moins une histoire à vous raconter sur le sujet…

La situation n’est pas mieux en entreprise. Nous n’allons pas revenir ici sur ce qui a déjà été énoncé en long et en large dans nos articles précédents. Cependant, nous étions loin d’imaginer (par naïveté, peut-être, mais surtout parce que personne n’avait élevé la voix jusqu’ici) que des candidates à de hautes fonctions politiques puissent être elles aussi les victimes d’un masculinisme aussi décomplexé et de la prédation tristement ordinaire de la part de leurs homologues comme d’une part de leurs électeurs. Ces politiciennes ne savent que trop bien que la lutte sera longue et éprouvante pour parvenir à modifier cette domination masculine sur les corps aussi bien présente dans la société civile que dans les administrations publiques.

Des ricanements…

Une élue, dont c’est le tout premier mandat, a fait part, lors d’un rassemblement de partisans de son parti, des mesures à prendre pour soutenir les candidates à l’élection du 10 juillet prochain. Elle expose courageusement ses préoccupations concernant le harcèlement dont sont victimes les candidates de la part des électeurs pendant leurs campagnes électorales :

« Les femmes candidates ont tendance à connaître des expériences terrifiantes pendant leurs campagnes », explique la candidate. « Elles sont les cibles de harcèlement sexuel. Certains hommes essaient même de les toucher. » Cette affirmation était basée sur sa propre expérience en tant que législatrice ainsi que sur des témoignages récupérés dans son entourage.

La Diète nationale (le Parlement du Japon) détient le pouvoir législatif. Elle est composée de la Chambre des représentants (chambre basse) & de la Chambre des conseillers (chambre haute). Source : commons.wikimedia.org

Mais quelle ne fut pas sa surprise quand ses suppliques n’eurent pour écho que des ricanements de la part de son auditoire, certains venant des homologues de son parti, constitué en grande majorité d’hommes. Celle-ci se remémore la sidération qu’elle a ressentie, provoquée par la réaction d’amusement de ces derniers.
Avec le recul, elle peine toujours à comprendre cette réaction qui en dit long sur leur mentalité : « Je n’ai absolument pas compris la raison pour laquelle ils ont ricané de ce que je disais. Il est clair qu’ils n’ont aucune idée de ce que les femmes sont amenées à vivre pendant une campagne. Ils sont complètement déconnectés du monde réel. »

Entre autres expériences traumatisantes, celle-ci a tenu à raconter des anecdotes qui se sont produites pendant ses discours. Un parfait inconnu a soudainement surgi de la foule pour l’empoigner fermement par l’épaule, alors qu’un autre individu s’était approché très près d’elle pour la filmer d’une manière inappropriée. Une autre fois, c’est un « supporter » qui l’a enlacée par surprise, ou encore cet autre inconnu qui lui a saisi la main pour la caresser, tout prétextant vouloir la lui serrer…
À mesure qu’elle rencontrait davantage de personnes durant sa campagne, elle explique avoir été confrontée à des comportements devenant graduellement de plus en plus insupportables, sans donner plus de détails sur la nature exacte de ceux-ci par pudeur.

Très vite, elle réalise que des électeurs la soutiennent uniquement pour son sexe, pas pour ses idées. « Je ne pouvais pas dire stop parce que j’étais prise totalement par surprise », explique-t-elle. « Mon esprit était complètement vide, d’autant plus que des législateurs de haut rang et mes équipes de campagne m’avaient dit qu’il était indispensable de serrer les mains des potentiels électeurs afin de récolter des voix. Les femmes sont énormément désavantagées à partir du moment où elles annoncent leur candidature, et doivent être extrêmement résistantes pour entrer dans une campagne électorale »

La Chambre des conseillers (chambre haute), parfois nommée « Sénat » par abus de langage. Source : commons.wikimedia.org

Un autre problème dont a fait part une élue de la chambre haute réside dans la manière dont les élus masculins s’adressent à leurs homologues féminines. Celle-ci se remémore avoir été interrompue en pleine séance par un législateur, l’invectivant d’un « Hey mademoiselle ! Mademoiselle ! » Se serait-il permis d’interrompre de la même manière un autre homme ? Lorsqu’elle a regardé cet homme avec étonnement, il arborait un sourire innocent, n’ayant visiblement eu aucune intention de nuire en s’adressant à elle. Regarder de haut une femme est si normalisé que certains ne réalisent même pas leur grossièreté.

Dans la foulée, d’autres élues ont également exprimés les difficultés rencontrées dans le cadre de leur fonction en tant que mères de famille : il leur est quasiment impossible de jongler entre les deux tant ce modèle leur met des bâtons dans les roues. Toutes demandes d’aide concernant leur(s) enfant(s) se soldent par des remarques déplacées ou des fins de non recevoir. Cela est probablement dû au fait que, culturellement, la tâche de l’éducation des enfants incombe exclusivement aux femmes japonaises. Une idée profondément ancrée dans les mœurs locales depuis des siècles et qui a la peau dure.  L’homme, lui, s’en lave les mains.

Une élue d’une circonscription de l’Ouest du pays donne un exemple très concret. Un jour, elle a du demander à un senior de son parti l’autorisation d’emmener son fils fiévreux à l’hôpital. Un cas d’urgence rare. Celui-ci accepta à contrecœur sur le moment. Elle apprit peu de temps après que ce supérieur avait considéré sa demande comme une excuse et un mensonge pour faire autre chose. Sa parole même fut mise en doute.

« J’ai l’impression d’être toujours sous pression silencieuse dans le sens où la priorité absolue des législateurs est toujours de faire le travail, quoi qu’il arrive. La façon dont nous abordons notre travail est certainement mauvaise. Indépendamment du sexe, les législateurs devraient être pleinement engagés à la fois dans l’éducation de leur famille et dans la politique. Sinon, la Diète ne pourra pas attirer les talents divers des deux sexes. » explique-t-elle. Très rares sont les femmes japonaises à avoir le courage de s’investir en politique, un monde majoritairement masculin aux règles qui favorisent quasi exclusivement les hommes âgés aux idées réactionnaires.

Est-ce si surprenant ?

La question a le mérite d’être posée. Au fil des articles, des témoignages, de nos recherches, ainsi que de nos propres expériences en tant qu’expatriés sur le terrain, nous serions tentés d’y répondre par la négative. Du lecteur d’Amélie Nothomb, au simple quidam ayant au moins une fois dans sa vie poussé les rideaux affublé d’un logo « -18 » dans les boutiques japonaises, tous auront compris qu’être de sexe féminin n’est pas une chose aisée dans un pays pourtant d’apparence si paisible et « moderne ».

Les collégiennes & lycéennes japonaises, trop souvent victimes d’agressions banalisées dans les transports. Source : commons.wikimedia.org

La représentation culturelle de la femme japonaise reste associée à un objet de désir ou de domination masculine. Toute tentative d’évolution est ouvertement moquée. Les très rares féministes sont conspuées, éliminées des médias et invisibilisées de la société. Les rares à prendre la parole sont perçues comme des extrémistes qui veulent perturber l’ordre et la paix japonaise. Le paradoxe, c’est que les hommes souffrent également de ces inégalités structurelles, notamment en ayant la responsabilité unique de subvenir à l’ensemble des besoins économiques de la famille, seuls, dans un cadre de crise économique profonde où un salaire ne suffit plus pour vivre.

Il n’est ainsi pas rare d’être le témoin de remarques sordides adressées aux femmes, parfois devant nos yeux, qui bien souvent n’ont d’autres options que de répondre par un sourire forcé. Damien*, expatrié ayant témoigné dans notre dossier sur le Karoshi, nous livre son récit glaçant sur le sujet :

« J’ai travaillé sur une courte période dans la restauration japonaise. Je travaillais alors avec une équipe majoritairement féminine ; sur les 15 employés du restaurant, 10 étaient des femmes. Parmi elles, deux jeunes femmes avaient attiré l’attention du chef cuisinier (qui était donc de facto, notre supérieur hiérarchique). Saori et Ai, de respectivement 19 et 28 ans. Quand elles rentraient dans la cuisine chercher des plats, le chef ne pouvait s’empêcher de leur faire des commentaires sur leurs poitrines, avec une délicatesse à faire pâlir un Jean-Marie Bigard après une tournée au Ricard au PMU du coin. « Ils sont gros tes seins » disait-il avec une voix grasse. « J’aimerais les toucher ! »« C’est quelle taille » ? Je cherchais alors la réaction sur le visage de mes collègues féminines, mais je ne voyais qu’un sourire forcé, un petit rire de soumission poli, mais surtout, une crispation des muscles du visage qui trahissait un inconfort palpable. C’était assez gênant, mais paraissait tout à fait « normal » tant personne ne réagissait devant ce patron tout puissant.

Dans ce même restaurant, un soir en fin de service vers 23h, un homme fortement alcoolisé, accompagné d’une jeune femme, lui faisait une déclaration d’amour. Celle-ci, avec élégance et toute la légendaire politesse inhérente aux Japonais, lui expliqua doctement que cela n’était pas réciproque… Sauf que notre Casanova nippon a commencé à se montrer insistant, violent aussi bien dans ses propos que dans ses gestes, retenant fermement les poignets de sa pauvre victime, refusant qu’elle puisse avoir l’impudence de rejeter ses avances. Un simple regard autour de moi me fit comprendre que personne ne bougerait.

C’est alors que j’ai demandé à un collègue de faire diversion afin que je puisse aider la victime à s’enfuir. Mais c’était sans compter sur l’incroyable politesse protocolaire du Japon, qui a contraint cette Japonaise à revenir s’excuser (!!!) envers son agresseur avant de s’enfuir en courant vers la sortie, emplie de honte… Un commentaire de mes collègues japonais masculins ? « Elle l’a bien cherché quand même, elle a bien dû en profiter de se faire payer à boire et à manger ! »

Tout autour de nous, les témoignages similaires sont légion. Un ami expatrié me raconta un événement qui venait de se produire dans le métro sous ses yeux. En face de lui, dans le métro, se tenait debout une jeune femme d’une vingtaine d’années. Un homme s’est soudainement approché d’elle et a commencé à frotter son entrejambe sur ses fesses. La jeune femme semblait choquée, mais ne bougeait pas, terrifiée : ce que mon ami a interprété comme un signe de sidération. Ni une, ni deux, n’écoutant que son sens civique, celui-ci s’est levé, a pointé du doigt l’agresseur en hurlant : CHIKAN ! CHIKAN ! Ce qui eut pour effet de faire fuir l’agresseur. Toutefois, à sa grande surprise, les passagers de la rame l’ont regardé de travers, et la jeune fille, en pleurs et visiblement gênée, a changé de wagon en courant. Il réalisa que pour les usagers de la rame, le plus grave ce n’était pas l’agression sexuelle sur une jeune fille devant tout le monde, mais que celui-ci, en voulant la protéger, avait perturbé leur tranquillité. De héros de circonstance, celui-ci est devenu l’élément perturbateur… Ne pas faire de vague. Serrer les dents. Comment le peut-on ? Comment peuvent-ils ? »

On pourrait encore vous en raconter de ces histoires sordides, en long et en large, de toutes les couleurs, pour tous les âges, dans tous les secteurs de la société japonaise. Il y a de quoi vous en donner la nausée. Il y a aussi de ces histoires, récentes, qui font plaisir. Comme cette vidéo de deux jeunes étudiantes qui coursent un “Chikan” sur les voies du métro jusqu’à son arrestation :

Vers une libération de la parole des femmes ?

Il est toutefois important de souligner que les témoignages de femmes courageuses se levant contre ces vieux dogmes patriarcaux d’un pays à la moralité conservatrice se font de plus en plus courants. Cette libération de la parole ainsi que l’arrivée de femmes sur la scène politique permettent de mettre en avant les problématiques sociétales sur la condition féminine dans l’archipel, sujet longtemps gardé tabou et que peu de membres de la gente masculine sont prêts à voir changer par peur de perdre leur pouvoir.

D’autant plus que pour la première fois, les femmes candidates aux élections de la chambre haute ont atteint le chiffre de 33,2 %, dépassant ainsi le seuil de 30 % de l’après-guerre, une première dans une élection nationale, laissant présager un vent de renouveau dans la politique japonaise majoritairement dominée par les hommes. L’échéance électorale du 10 juillet sera le troisième scrutin national à se tenir depuis l’entrée en vigueur en mai 2018 de la loi sur la parité entre les sexes dans le cadre d’élections politiques. Cette loi a pour ambition de tenter d’arriver progressivement à un équilibre relatif dans le nombre de candidats des deux sexes.

La Chambre des représentants (chambre basse), aussi nommée « chambre des députés ». Source : commons.wikimedia.org

Bien que le progrès social soit un processus lent, d’autant plus retardé par le recours aux sacro-saintes « traditions » pour justifier de toutes les violences, il semble souffler un vent de rébellion qui, du moins nous l’espérons, finira par faire bouger des lignes gravées dans un marbre de plus en plus friable.

– Damien & Mr Japanization

Source : www.asahi.com

Image d’en-tête : Le bâtiment de la Diète du Japon ; commons.wikimedia.org

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