En mars 2019 sortait le jeu vidéo Sekiro : Shadows Die Twice développé par le studio FromSoftware à qui on devait déjà Demon’s Souls, la trilogie Dark Souls et Bloodborne. Alors que ces derniers nous plongeaient dans un monde occidental de dark fantasy (et loftcraftien pour Bloodborne), Sekiro, lui, prend place dans un Japon médiéval teinté de fantastique. Notre avis (attention spoiler). 

L’histoire de Sekiro reste fictive – là où un Ghost of Tsushima suit par exemple une réalité historique -, mais on retrouve dans ce jeu nombre de références culturelles que nous avons décelées en y progressant.

Le sang va couler à flot dans Sekiro.

Un jeu ancré dans le Japon médiéval

Dès sa cinématique d’introduction, Sekiro nous plonge dans la violence de la guerre. Le jeu se déroule durant l’époque Sengoku (1467-1568), dite « époque des provinces en guerre », durant laquelle le Japon médiéval est en proie à des luttes intestines.

Les clans des seigneurs de guerre s’y affronteront pour le contrôle du pays jusqu’à l’unification du Japon débutée par Oda Nobunaga, continuée par Toyotomi Hideyoshi et achevée par Ieyasu Tokugawa. Ce dernier sera le fondateur de la lignée des shoguns qui régneront sur le Japon durant l’ère Edo (1603-1868).

Sur cette trame historique, Sekiro déroule son récit fictionnel. Notre héros, baptisé « Loup » est trouvé enfant, sur le champ de bataille qui assoie alors la domination du clan Ashina sur le Japon. Un jeune guerrier, « La Chouette », le recueille et le forme à l’art du combat shinobi durant plusieurs années. De son vrai nom Usui, on peut y voir un clin d’œil à Usui Sadamitsu, un guerrier de l’époque Heian dont l’orphelin qu’il adopte deviendra un redoutable chasseur de démons.

« La Chouette » prend le petit Loup sous son aile.

Fidèle à son père adoptif et au code des shinobi, Loup jure de servir et de protéger son maître Kuro au péril de sa vie. Ce maître n’est d’ailleurs lui-même qu’un jeune garçon, mais dispose d’un pouvoir mystérieux : l’héritage du Dragon, qui l’empêche de mourir.

Or, vingt ans après la bataille initiale, le clan Ashina qui en était sorti victorieux s’affaiblit dangereusement, menacé par le ministère de l’Intérieur – dont l’emblème rappelle d’ailleurs le clan historique Tokugawa cité plus haut. L’héritier du clan déchu enlève alors Kuro dans l’espoir de créer une armée de soldats immortels grâce à son pouvoir.

Le récit d’un combattant

« Le jeu débute tandis que vous êtes prisonnier, ayant échoué dans votre mission mais prêt à combattre de nouveau… »

Le jeu débute tandis que Loup est prisonnier, ayant échoué dans sa mission mais prêt à combattre de nouveau. Il lui faudra s’infiltrer dans la forteresse du clan pour retrouver son maître puis accomplir la tâche qu’il nous confiera : mettre fin au fardeau de son immortalité.

Le choix d’une époque sombre et violente correspond au gameplay de Sekiro, qui, à rebours des autres créations de FromSoftware, est un jeu de type Action-aventure et non plus Action-RPG. En effet, il se démarque de ses aînés (et de son cadet Elden Ring) par une orientation résolument tournée vers le combat.

Dans Sekiro, vous ne trouverez pas ces longs tableaux d’attributs de puissances et de résistances qui déconcertent le nouveau-venu dans un Soulsborne. Absent également, le tableau de statistiques (niveau, vitalité, endurance, force, dextérité, intelligence, foi…) à faire monter grâce à votre expérience selon le build de votre personnage (orientation magie, corps à corps, tank, agilité etc.).

Car ici, l’expérience accumulée par les combats sert uniquement à débloquer des techniques de combat ou des capacités passives. Seules votre force et votre barre de vie pourront être augmentées, respectivement en triomphant de boss et de mini-boss.

« Vous êtes seul face à votre ennemi »

La barre d’endurance typique des Soulsborne disparaît aussi, ce qui augmente la nervosité des affrontements. Comme il n’a plus besoin de surveiller cette jauge, l’attention du joueur se concentre entièrement sur son adversaire et ses mouvements ne sont pas limités. Ce dont il aura bien besoin, d’autant qu’il n’est pas possible d’appeler un autre joueur à l’aide (ainsi que les autres jeux de FromSoftware le permettent). Vous êtes seul face à votre ennemi.

La maîtrise du sabre et l’analyse de son adversaire sont les clés pour remporter les combats.

L’art de la persévérance

Car le message du jeu est clair : il ne vous sera pas possible de passer un ennemi en force en vous entraînant pour atteindre un niveau élevé. Vous ne gagnerez qu’en comprenant les mouvements de votre adversaire, pour les dévier, contrer et riposter jusqu’à vider sa vie ou briser sa posture. Les combats sont millimétrés, une erreur ou une hésitation sera rapidement punie par la mort en une poignée de coups adverses. Ceux-ci constituent le cœur du jeu et leur exigence demandera au joueur une persévérance et une concentration continues.

En conséquence, votre inventaire ne se remplira pas d’une foultitude de sets d’armures et d’armes pour vous adapter à votre adversaire. L’exploration soignée de la carte, assez réduite, ne rapporte pas d’équipements rares, seulement des consommables que, pour la plupart, vous pouvez acheter auprès de marchands. L’univers du jeu se concentre principalement autour du château d’Ashina que l’on explore trois fois, et de ses environs.

Tous ces environnements sont remplis d’ennemis et Sekiro se traverse comme une longue suite de combats ininterrompus. Pour triompher de ses adversaires, il faudra faire preuve de ruse en s’infiltrant discrètement dans les bâtiments et se glisser dans leur dos pour les tuer avec discrétion. Se battre contre plus deux ennemis (même basiques) à la fois, c’est signer pour une mort quasi assurée.

Le scénario nous ramène plusieurs fois au château d’Ashina

Dès le début de l’aventure, notre héros fait d’ailleurs face à un adversaire trop puissant pour lui (à ce moment-là du moins) qui lui tranche le bras gauche avant de l’abandonner à une mort certaine. Une scène puissante nous jetant la violence crue du jeu au visage.

Mais défiant les lois de la Nature, Loup ne meurt pas de cette attaque, car Kuro a partagé avec lui son sang du Dragon qui lui permet de ressusciter. Cet élément scénaristique s’intègre dans le gameplay avec la possibilité de se relever quand notre barre de vie est vide. Au joueur d’utiliser cet avantage intelligemment.

De même, le bras perdu de Loup sera remplacé par une prothèse sur laquelle on peut adapter des outils pour servir de grappin, de hache, de lance ou générer des pétards, des flammes, des shurikens… et donc de varier encore plus le gameplay.

Au début du jeu, Loup perd son bras gauche face à Genichiro.

« Sekiro mêle l’honneur et la loyauté des samouraïs avec la furtivité des shinobi »

Muni de sa prothèse, Loup est prêt à défaire tous ceux qui se dresseront sur sa route. A travers le dévouement du héros à son maître et ses capacités guerrières, Sekiro mêle ainsi l’honneur et la loyauté des samouraïs (侍) avec la furtivité des shinobi (忍び), historiquement employés lors des guerres féodales à des fins d’espionnage voire d’assassinats discrets.

Enfin, la prothèse multi-forme du héros rajoute une touche de surnaturel que la culture populaire prête souvent aux ninjas (le terme moderne pour shinobi).

De l’Histoire aux références culturelles

Question culture populaire justement, Hidetaka Miyazaki le créateur de Sekiro a confié avoir été influencé par le manga L’Habitant de l’Infini de Hiroaki Samura, dont le héros cherche à se débarrasser de son immortalité en tuant 1000 criminels. Son immortalité lui vient d’un ver qui infecte son corps, un élément que l’on retrouve sur des ennemis immortels de Sekiro.

Le mini-boss Orin, une musicienne errante, rappelle quant à elle le film Orin la proscrite : une petite fille abandonnée par sa mère en raison de sa cécité puis recueillie par des goze (瞽女), une troupe de musiciennes aveugles itinérantes.

Pour l’esthétique, Sekiro lorgne du côté des films d’Akira Kurosawa, l’un des maîtres du cinéma japonais à qui l’on doit Les Sept Samourais et Rashōmon pour les plus connus. Des joueurs ont ainsi pu voir une ressemblance entre Sekiro et son film Ran. Ou se sont amusés à remanier des séquences de jeu :

Un jeu de rythme et de croyances

Malgré le surnaturel introduit via les mécanismes de la prothèse et de la résurrection, les combats de Sekiro sont extrêmement dynamiques à l’instar des duels épiques entre samouraïs que les productions culturelles ont ancré dans notre imaginaire (avec une louche de fantasme).

Il est particulièrement jouissif de triompher d’un adversaire qui nous a donné du fil à retordre. Des joueurs comparent Sekiro à un jeu de rythme tant les combats ressemblent à une partition sur laquelle aucune fausse note n’est permise.

À noter que Sekiro permet de « souffler » lorsqu’on se rend dans le menu alors que dans les autres jeux de FromSoftware, le jeu n’est pas mis en pause durant ce moment. Comme si les développeurs avaient pris conscience du rythme infernal qu’ils nous imposent et nous offraient un bref moment de répit.

L’adversaire, vaincu après un long et éprouvant combat, attend le coup de grâce.

Mais durant son aventure, Loup ne combattra pas uniquement des samouraïs aguerris. Le joueur affrontera aussi des ennemis Sans-Tête, des guerriers Shichimen à sept masques, des singes (dont un géant particulièrement retors)… et des créatures issues du folklore japonais. 

Le plus imposant à nous surprendre (et nous tuer à notre première rencontre) sera un serpent blanc géant qui garde l’accès d’une vallée. Au Japon, le serpent albinos est sacré car considéré comme le messager de Benzaiten (弁財天), divinité bouddhiste (originaire d’Inde) des arts et faisant partie des Sept Divinités du Bonheur. À Iwakuni se trouve un sanctuaire consacré à ces serpents sacrés.

Surprise et discrétion seront nécessaire pour tuer ce serpent.

Loup rencontrera également un mystérieux tengu (天狗, « chien céleste »), l’un des rares personnages non-hostiles du jeu, qui nous offrira son soutien. Comme détaillé dans notre article dédié, le tengu était vu par les bouddhistes comme une créature malveillante qui aimait s’en prendre à leur religion. Ils furent d’ailleurs longtemps considérés comme la réincarnation d’anciens moines bouddhistes en colère ou hérétiques.

Les allusions religieuses se distillent ainsi également dans Sekiro à travers les points de sauvegarde qui ont la forme de statues d’Asura/Ashura devant lesquelles le héros prend une position de prière. Dans l’une des quatre fins possibles, Loup peut d’ailleurs se transformer en Shura (修羅), un guerrier animé par la seule volonté de tuer aveuglément. Un renvoi au Bouddhisme tibétain, où les Ashura sont des êtres démoniaques.

Citons aussi les chapelets qui augmentent notre barre de vie, rappelant les juzu bouddhistes. Et aussi l’habitation du Sculpteur qui est recouverte d’o-fuda, des talismans censés protéger le foyer du mal, que l’on achète dans un sanctuaire shinto.

Toutefois, l’évocation religieuse la plus importante nous attend au temple Senpo, qui grouille de moines-guerriers sōhei (僧兵) corrompus pour avoir voulu atteindre l’immortalité en menant de mortelles expériences sur des enfants. En témoignent les nombreuses statues de Jizô dans les environs du temple.

Au sommet de ce complexe, le joueur devra affronter les Singes du Tryptique, soit les célèbres Singes de la Sagesse qui symbolisent l’opposition au Mal : ne pas voir le Mal, ne pas entendre le Mal, ne pas dire le Mal. S’y ajoute un quatrième singe, moins connu, qui ne fait pas le Mal.

Le combat contre les Singes du Tryptique.

Mais dans Sekiro, leurs caractéristiques sont inversées : l’un a la vue perçante, un autre a l’audition parfaite, le troisième donne de la voix pour alerter les autres et le dernier invisible, demeure constamment sur nos pas pour nous surprendre.

« Sekiro illustre le concept du bhava-tanha : la soif d’une quête insatiable »

À travers l’histoire des moines Senpo, Sekiro illustre le concept du bhava-tanha : la soif d’une quête insatiable, comme une critique envers les personnes aspirant à l’immortalité, ce que le Bouddhisme perçoit comme un désir de l’existence conditionnée.

Notre héros peut certes se relever d’entre les morts grâce au sang du dragon que Kuro lui a transmis mais ce don se paie par la Peste du Dragon qui contamine les personnages secondaires, ce qui empêche de continuer leur histoire.

La vie est rendue à Loup en ponctionnant celles des autres. Dans Sekiro, l’immortalité est vue comme une malédiction que Kuro souhaite lever.

De magnifiques sakura poussent au Palais de la Fontaine

Pour réaliser ce souhait, Loup se rendra au Palais de la Fontaine (à l’aide d’une corde sacrée Shimenawa qui a pris vie). Un lieu magnifique, mais habité par les nobles Okami déshumanisés qui tenteront d’aspirer votre vie pour prolonger la leur.

Au plus profond du Palais de la Fontaine attend le Dragon Divin, duquel provient le pouvoir de Kuro. Ce Dragon, originaire de l’ouest, s’est installé au Japon après un long voyage. Il apporta une promesse d’immortalité, l’Héritage du Dragon, dont Kuro est l’actuel détenteur. Le vaincre nous permet de récupérer ses larmes, ingrédient essentiel pour rompre l’immortalité de notre jeune maître.

Le Dragon Divin est armé d’une épée à sept branches. Cette épée est mentionnée dans les Chroniques du Japon Nihon Shoki (日本書紀)achevées en 720. Il s’agirait d’un cadeau fait par un roi de Baekje (l’un des Trois royaumes de Corée) à un dirigeant nippon de l’époque de Yamato. Elle renforce la théorie selon laquelle le Dragon Divin serait originaire de Corée.

Au Palais de la Fontaine, une quête annexe nous amène à nourrir une carpe géante, immortelle grâce à l’influence du Dragon Divin. Une évocation claire de la légende chinoise de la carpe qui se transforme en dragon après avoir remonté le fleuve jaune.

Il est possible de tuer la carpe immortelle.

D’autres références historiques et culturelles parcourent Sekiro, nous avons relevés les plus importantes et évidentes. Certains éléments laissent d’ailleurs espérer une suite à ses fans, mais nous ne divulguerons pas davantage l’histoire.

Pour les découvrir, nous ne pouvons que vous recommander de jouer à Sekiro, si ce type de jeu vous convient sans quoi il reste toujours des Let’s Play (ou des « Iceberg » explicatifs, dont celui de Coginaute qui nous a inspiré). D’autant qu’il a été élu jeu de l’année et meilleur jeu d’Action-aventure aux Game Awards 2019.

« Les ombres meurent deux fois ». Bien plus de fait tout au long d’une partie.

– S. Barret