Parmi la galaxie de chaînes dédiées au Japon, il en est une qui sort du lot. Il s’agit de « Satsujin meurtres au Japon » qui annonce la couleur dès le titre : ici, il sera question de la face la plus sombre, violente et méconnue du Japon… Meurtres, disparitions, tueurs en série, sectes, Alexandre Bodécot aborde le crime au Pays du Soleil Levant avec rigueur, sans jamais verser dans le sensationnalisme. Un aspect souvent méconnu du public et qui reflète pourtant la culture japonaise à plus d’un titre. Mr Japanization a eu la chance de l’interviewer.

Selon l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime, le taux d’homicide au Japon est l’un des plus bas au monde : 0,3 pour 100 000 habitants en 2018 alors que pour la même année ce taux est de 5 aux USA et de 1,3 en France. Ce taux si bas contribue à placer le Japon dans le haut du classement des pays les plus sûrs au monde selon le Global Peace Index (12ème en 2021, contre 55ème pour la France et 122ème pour les USA).

Mais comme partout ailleurs, il s’y produit tout de même des meurtres dont la violence est tristement inédite. Certains comptent même parmi les plus terrifiants des annales criminelles tous pays confondus. On se souvient ainsi de l’attaque au gaz sarin dans le métro de Tokyo par la secte Aum Shinrikyô le 20 mars 1995. Un sujet qui a récemment fait l’objet d’une vidéo détaillée sur « Satsujin meurtres au Japon » et dont la qualité n’a rien à envier aux documentaires professionnels. Quand les japonais sombrent dans la criminalité, ils n’y vont pas avec le dos de la cuillère.

Démarrée en août 2019, la chaîne « Satsujin » (mot signifiant meurtre, tout simplement) s’articule autour de trois axes principaux : les vidéos principales ou « dossiers » consacrés à un tueur ou une tueuse ; les « Petit Satsujin » publiés chaque samedi résumant l’actualité criminelle de la semaine et les « Cold Cases », des affaires non résolues à ce jour. En voix off, nous est détaillé l’historique d’une affaire replacée dans le contexte social, sociétal voire politique de son époque. Des informations qui priment même sur l’affaire racontée, car plus que le crime, c’est un certain Japon peu connu (car peu reluisant) que le narrateur nous veut nous dévoiler. Derrière cette voix se cache Alexandre Bodécot, un Français né près de Bordeaux. Il vit désormais au Japon, marié à une Japonaise avec qui il a eu deux enfants et il n’imagine pas vivre dans un autre pays « qui quoi qu’il en soit, reste le (s)ien » pour reprendre la phrase sur laquelle il conclut ses vidéos.

Une introduction frappante ouvre chaque vidéo « dossier » : des voix désincarnées déclament de mystérieuses paroles en japonais sur un fond de tic-tac d’horloge & de cloches sinistres . Avant même d’entrer dans le vif du sujet, le malaise s’installe. Un choix étudié pour créer d’emblée un état d’esprit de mise en danger : à son écoute, nous voilà avertis que ce qui va suivre ne va pas parler de choses agréables (si tant est que nous en doutions encore). Puis vient le récit méthodique du drame, sur un ton à la fois grave, documentaire et fluide qui rend le visionnage agréable malgré la pesanteur des faits relatés. Évidement, le fond du propos est sérieux mais il est aéré par de subtiles pointes d’humour teintées d’ironie qu’Alexandre arrive à distiller savamment pour trouver le juste équilibre : ne pas dénaturer l’horreur du sujet abordé et ne pas tomber dans le voyeurisme malsain.

Après cette présentation, le moment est venu de laisser la parole à Alexandre qui a gentiment accepté de se confier sur sa vie (bien remplie), sur son amour du Japon & sa vision de la société nipponne, sur ses méthodes de travail et évidemment, sur son intérêt pour les criminels qui l’a incité à s’y consacrer à plein temps entre écriture de livres et de vidéos.

Pour commencer, une petite présentation : quels ont été vos parcours personnel et professionnel ? 

Bonjour, et un grand merci à vous tout d’abord de me m’accueillir. J’ai eu des parcours personnels et professionnels que certains qualifieront d’assez chaotiques, mais qui, je crois, m’ont permis d’arriver, à plus de 50 ans, à commencer à me sentir presque heureux et serein.

J’ai eu une enfance rurale dans le Sud-Ouest, école et collège catholiques, par tradition familiale, mais éducation parentale plutôt libertaire. Mes parents étaient musiciens alors j’ai commencé la discipline très tôt, je n’ai jamais arrêté d’ailleurs. Ma grand-mère, qui a supporté une grande partie de mon éducation était historienne passionnée et m’a donné le goût de la recherche et du récit, de la transmission aussi, c’est également elle qui m’a donné le goût de la lecture et très vite, de l’écriture. En plus de la musique, les arts graphiques ont toujours constitué une part importante de mon enfance, mon père peignait et dessinait beaucoup, avec talent, et j’ai vite ressenti le besoin d’en faire autant.

Alors dès le début du collège, je suis devenu un acharné de la plume et du pinceau, puis, après le bac et un concours, je suis entré aux beaux-arts dont je suis sorti diplômé après 5 ans. Entre temps, j’avais découvert les univers des musiques extrêmes dont je me suis abreuvé dès le collège, puis de l’édition alternative que j’ai pratiquée, là aussi dès le collège, en publiant des fanzines.

Après une année post diplôme et l’ouverture d’une boutique j’ai monté une maison d’édition indépendante spécialisée dans le manga « différent », qui a été rachetée par les éditions Soleil, pour lesquelles j’ai ensuite travaillé comme directeur littéraire. A cette époque, je vivais déjà au Japon depuis quelques temps. Ensuite, j’ai repris ma liberté et repris l’édition, mais pour le marché japonais uniquement et monté une agence de droits internationaux spécialisée dans la vente de copyrights japonais vers l’étranger : manga, animation, musique, cinéma…

Le soir de mes 35 ans, à Tokyo, après une prise massive de stupéfiants et d’alcool, j’ai fait un arrêt cardiaque dont j’ai failli ne pas revenir et suis parti me mettre au vert un an aux USA. Je me suis inscrit à l’université, à Davis CA. où j’ai passé un diplôme de langue et en ai profité pour écrire un roman et faire beaucoup de musique.

Puis je me suis marié et j’ai déménagé dans la campagne japonaise de Kyushu dont était originaire ma femme, et je suis devenu papa de deux enfants, une fille et un garçon. J’ai repris l’édition en recrutant une équipe de jeunes auteurs japonais fraichement sortis des écoles et monté une collection à la fois au Japon et en France, Vegetal Shuppan.
La liste des métiers que j’ai pu faire serait assez longue et ennuyeuse mais pour l’anecdote, j’ai aussi été gérant d’une Izakaya, professeur et même un peu fonctionnaire. En 2020, j’étais illustrateur et graphiste pour différentes entreprises japonaises, et, crise du COVID oblige, je me suis retrouvé à la maison. Alors, j’ai fait une vidéo (NDLA : voir ci-dessous) pour ma chaîne Satsujin qui dormait, puis une deuxième, une troisième…

Comment avez-vous découvert le Japon et qu’est-ce qui vous a amené à y vivre ?

C’est une très vieille histoire. Lorsque j’ai grandi, dans les années 70, point d’internet, mais des greniers bien remplis, et, dans mon cas, une famille qui a toujours sillonné le monde et vécu un peu partout. Alors nourri de récits de voyages et de vie d’ailleurs -ma mère à grandi au Cameroun vécu en Inde et en Égypte- j’ai cherché dans les malles et dans les pages ce que pourrait être la vie par delà l’horizon, poussé aussi par des récits fabuleux sur le Japon, surtout lorsque vers 13 ou 14 ans j’ai lu « Le pavillon d’or » de Mishima Yukio.

La collection d’objets japonais et japonisants du grand salon de ma grand-mère me fascinait elle aussi, alors, un jour, j’ai décidé d’aller voir tout ça de mes yeux. C’est ce que j’ai fait dans les années 90 grâce aux billets low-cost d’Aeroflot, toujours soviétique, et c’est là que j’ai compris que c’était le pays dans lequel je voulais vivre et mourir. J’ai découvert ce qu’on appelle la « Pop Culture » japonaise au fur et mesure de ces voyages et certains de ses aspects m’ont également séduit. J’ai très vite découvert la culture underground, le côté obscur de cette Pop Culture, et là, oui, j’avoue avoir eu une épiphanie et avoir voulu en faire ma vie et mon métier.

Quels aspects de la culture japonaise appréciez-vous le plus et ceux que vous aimez le moins ?

La première chose que j’apprécie depuis le début, et de plus en plus, et cela bien qu’elle soit à la base de nombre d’affaires dont je traite, est le respect de la vie privée et la distance vis à vis d’autrui. Je ne suis pas quelqu’un de très tactile ni de très démonstratif et je m’intéresse peu, où pas, à ce que mon voisin peut bien faire ou penser et j’en attends autant de lui. Ce que je prenais au début pour de l’indifférence, j’ai vite compris que c’était juste du respect et de la politesse.

J’aime aussi l’esthétisation des choses même les plus insignifiantes, que ce soit dans les designs des produits de consommation courante, l’urbanisme ou les arts de la table. Un autre point très positif et que j’apprécie beaucoup est la valorisation beaucoup plus importante que partout ailleurs de l’artisanat et du savoir faire de ceux qui travaillent avec leurs mains ou expriment un talent, quel qu’il soit, et ce, sans vraiment tenir compte de leur origine sociale ou de leur apparence.

Les deux aspects que j’aime beaucoup moins, voir que je déteste pour l’un d’entre eux, sont la culture du paraître très superficiel et la fausseté très fréquente des rapports homme-femme. Pour le premier point, j’en parle souvent dans mes vidéo car cela mène parfois à des drames, j’ai eu nombre d’amis, hommes et femmes, qui préféraient vivre dans des cages à lapin insalubres pour pouvoir consacrer tout leur salaire à l’achat de vêtements de marque ou de sacs hors de prix, et sans tomber dans le jugement (quoique) je trouve ça ridicule. Mais malheureusement, ce travers est devenu une réalité chez beaucoup de gens.

Pour le second point, c’est un constat que l’on ne peut faire qu’après quelques années de vie sur place, et, dans mon cas, quelques mariages… Les rapports de séduction et de couple sont vraiment basés en grande partie sur le statut social et le compte en banque et c’est quelque chose qui m’horripile toujours autant, même 25 ans plus tard.

D’où vous est venue l’idée de créer une chaîne Youtube consacrée aux tueurs japonais et aux crimes commis au Japon ? Avez-vous eu une source d’inspiration ou un modèle ?

J’en ai souvent parlé mais je n’ai pas créé ma chaîne Youtube par désir d’en faire une véritable activité ni même un hobby. Il se trouve qu’en 2018, je commençais à écrire des histoires macabres et des scénarios basés sur des faits réels en vue de relancer une collection manga. J’ai toujours baigné dans la sub culture morbide et graphiquement violente du Métal extrême et du Punk et je me suis intéressé à tous ses aspects, y compris à ces tueurs psychopathes dont certains artistes parlent.

Le projet n’a pas abouti alors j’ai développé ces histoires en faisant de vraies recherches comme me l’avait appris ma grand-mère, c’est à dire en bibliothèque, dans les centres d’archives et en rencontrant des gens (pas sur Wikipédia) et décidé de proposer ces récits à un éditeur. Avant de me lancer, je voulais voir si ces récits de tueurs japonais totalement inconnus du public français pourraient intéresser de futurs lecteurs alors j’ai enregistré une vidéo, créé une chaine pour ça et attendu de voir ce qui se passait.

La vidéo a semblé séduire, alors j’en ai fait une deuxième pour confirmer, même chose. Du coup, j’ai envoyé mon manuscrit et signé un contrat d’édition avec Camion Noir très vite. Et puis le COVID est arrivé, j’ai dû quitter mon travail de graphiste et me suis mis à faire d’autres vidéos. Il semblerait que le concept et le contenu ai plu puisque la chaîne s’est développée assez vite. N’ayant plus le temps de courir plusieurs lièvres à la fois, j’ai décidé de me consacrer entièrement à la chaîne et à l’écriture fin 2020. Non, je n’ai aucun modèle qui me vienne en tête. Je suis un grand consommateur de vidéos Youtube, mais tous les créateurs que j’apprécie font un contenu très très éloigné de ce que je fais, tant sur le fond que sur la forme. Très très humblement, les seules inspirations qui me viennent sont sans doute cinématographiques car c’est l’une des grandes passions de mon existence et je me suis nourri de ça depuis si longtemps que ça doit certainement influer sur mes parti-pris de narration, d’images ou de montage.

Sur quels critères choisissez-vous le sujet d’une vidéo ?

Il faut d’abord qu’elle puisse faire naître chez moi le désir d’en savoir plus et de comprendre. Chaque affaire criminelle dont je parle a des implications sociales et sociétales et peut aider à comprendre l’époque durant laquelle elle se situe, et c’est ça qui est intéressant.

Parler d’un tueur de masse qui en arrive à massacrer des enfants au couteau, d’accord, pourquoi pas, ça fera frissonner, mais savoir pourquoi et comment il en est arrivé là me semble beaucoup plus important et intéressant que de connaître le déroulé et les détails de la tuerie.

« Pour moi, une affaire intéressante, du point de vue de son récit, pourrait s’arrêter juste avant le passage à l’acte sans perdre de son intérêt. »

Lorsque je choisis de parler d’une affaire comme le lynchage de Himejima, qui est une toute petite « anecdote » dans l’histoire criminelle, plutôt que de parler de Sagawa que l’on me demande sans arrêt et qui ferait sûrement beaucoup de vues, c’est parce qu’elle dit tellement de choses sur son époque, sur la société rurale japonaise et son combat d’alors contre la modernité menaçante, sur ces dernières bribes de justice médiévale où l’on « évitait de déranger la police pour si peu », sur l’ascension des gangs et de la criminalité.

Comment opérez-vous pour vous documenter, où trouvez-vous des sources solides ?

Pour mon programme « Petit Satsujin », via les journaux papier et télévisés et les sites d’information, puisque je ne traite que de l’actualité. Pour les autres vidéos et pour mes livres, c’est plus compliqué. D’abord beaucoup de livres et d’encyclopédies criminelles d’époque et écrits par des acteurs de ces affaires, avocats, policiers, chroniqueurs ou témoins, que l’on trouve facilement et peu chers dans les Book Off ou chez les bouquinistes. Ensuite les archives des médias que l’on peut consulter à Yokohama moyennant un abonnement annuel et qui remontent quasiment au début de la presse écrite. Les archives judiciaires déclassifiées ensuite, que l’on peut consulter en ligne mais qui sont plus complètes sur place. Et puis, et c’est très important, la source directe lorsque les affaires sont récentes. Pour l’affaire Sakakibara Seito, par exemple, j’ai pu discuter avec l’une des psychiatres qui avaient travaillé sur son cas et l’avait rencontré à de multiples reprises, ce qui m’a permis d’avoir des informations sûres, et même inédites là pour le coup, mais aussi de comprendre « réellement » la personnalité de l’individu et ses possibilités de récidive.

Avez-vous consulté des ouvrages de criminologie (sur le Japon ou de manière générale) pour en apprendre plus sur la mentalité des criminels et les mécaniques qui poussent au crime ? Et avez-vous noté des particularités propres aux tueurs japonais par rapport à ceux d’autres pays ?

Oui, je lis beaucoup d’ouvrage de criminologues, psychiatres judiciaires et journalistes spécialisés. Mon auteur de référence est Murano Kaoru dont j’ai lu à peu près toutes les publications et avec qui j’ai eu l’honneur de communiquer pour mon travail sur Sakakibara Seito. Je me réfère également beaucoup aux travaux de Sakamoto Toshio, Sato Daisuke, Hidaka Kotarô (particulièrement son encyclopédie du crime), Goda Kazumichi (« études sur les meurtres sadiques » notamment), Fukuda Hiroshi, Aoki Osamu, Tanaka Chihoko et bien d’autres…

J’ai trouvé également beaucoup de ressources et de pistes de réflexion pour mon travail dans l’ouvrage collectif « Meurtres au pays du bonheur. Pourquoi les Japonais tuent-ils ? » paru chez l’excellent éditeur Takarajimasha en 2015. C’est d’ailleurs cet ouvrage qui donne une clé essentielle à la bonne compréhension des mécanismes du meurtre propre au Japon. Comme peut l’être la spécificité de la mentalité nippone par rapport à la peine capitale, il y a une grande part de bain culturel et civilisationnel chez les grands criminels japonais. Même si, depuis Kobayashi Kaoru, on commence à trouver une quête de reconnaissance médiatique comme ce fut le cas chez les tueurs en série américains des années 70 et 80, le fond et la forme restent encore intimement liés à ce terreau insulaire si spécifique.

« Les meurtres de masse et en série des hikikomori laissés sur le bord de la route par une société qui va trop vite pour eux et ignorés par la psychiatrie nationale défaillante, les crimes sexuels commis par des gens qui ne devraient pas être en liberté mais qui bénéficient d’une absence totale de suivi des délinquants sexuels, là encore pour des raisons culturelles, la liste des spécificités est longue. »

Mais je crois que je mets un point d’honneur à en parler longuement dans chacune de mes vidéos et dans chaque livre. Sans ces clés, il me semble compliqué de comprendre les mécanismes de passage à l’acte des tueurs japonais et je ne peux pas demander à mes abonnés ou à mes lecteurs d’avaler toute la littérature théorique sur le sujet, alors, le faire par épisode, à petite dose et pour chaque cas, c’est ce que j’ai choisi de faire pour que mes récits soit plus clairs et immersif. J’espère que ça fonctionne.

Vous parvenez à aborder des crimes terribles en ponctuant votre récit de légères pointes d’humour qui n’en atténuent cependant pas l’horreur. J’imagine que l’écriture représente un exercice d’équilibriste délicat ?

L’écriture est la partie que je préfère dans le processus de création d’une vidéo, alors oui, j’y accorde une grande importance. Je n’ai pas la prétention de savoir écrire, mais je pense que si, pour un sujet passionnant, le texte est bancale, mal écrit, ou ultra descriptif, sans recul, voir bourré de fautes de français, la vidéo devient irregardable. Mais ce n’est que mon avis. Pour ce qui est de la partie trait d’humour dans mes vidéos, je pense qu’il faut aussi aérer un récit dramatique, voir terrible, par de petites respirations, c’est peut-être même inconscient de ma part comme un ricanement pendant un film d’horreur pour évacuer la peur.

Par contre, je ne pourrais pas traiter de ces sujets en ponctuant mes phrases de grosses blagues ou de punchlines « cools », certains le font, tant mieux pour eux et c’est parfois bien fait, mais ce n’est pas mon genre. Vous avez raison, l’écriture, que ce soit pour traiter des affaires criminelles mais aussi pour les autres genres, est un exercice périlleux qui demande beaucoup de rigueur. C’est souvent un subtil mélange entre du factuel, du descriptif et du récit avec les codes de ce dernier, parfois même empruntés au roman, pour rendre le récit fluide et intéressant. Étant moi-même un grand amateur d’humour noir et pince sans rire, il m’arrive d’en saupoudrer dans mes récits lorsque la situation ou le personnage deviennent grotesques, comme une petite respiration florale avant la noyade.

Vous fixez-vous des limites à ne pas dépasser lorsque vous abordez une affaire pour ne pas tomber dans le sensationnalisme ? De même, vous serait-il impossible d’aborder certains drames ?

Tout d’abord, le descriptif clinique qui n’a aucun intérêt, si ce n’est pour un légiste. Il m’arrive de donner des informations sur le type de blessures et ses conséquences lorsque ça peut avoir un intérêt pour la compréhension de l’affaire, mais si c’est juste pour le « frisson », c’est non. Après, pour le choix des affaires à traiter, non, je ne me pose pas d’autre limite que celle de l’intérêt qu’elle pourrait avoir pour moi, mes lecteurs et mes abonnés.

« Un cas de tueur en série ou de meurtrier de masse est forcément sensationnaliste dans son essence même, le tout est de ne pas le traiter de façon vulgaire et inutilement choquante. »

Non, je crois que même les drames les plus atroces peuvent être abordés. Ma première vidéo était sur le meurtre de Furuta Junko, affaire que je connaissais depuis des années et qui me faisait frissonner d’horreur, surtout depuis que je suis papa d’une jeune ado, et je ne voyais pas comment je pourrais un jour parler de cela sans m’effondrer. Mais en abordant cette abomination avec un regard sociétal et analytique, on parvient à dépasser son dégoût et à offrir un point de vue. Pour rester sur cette vidéo, elle serait d’ailleurs sans doute très différente si je le faisais aujourd’hui.

Le choix des images qui s’affichent durant la vidéo est certainement un point crucial, là encore, comment procédez-vous pour les choisir et ne pas choquer les internautes ?

Comme pour les films les plus effrayants, la suggestion vaut toujours mieux que la monstration. Parlons du choix des images des séquences relatives à la mise en place du récit, enfance, environnement, parcours. Pour ces parties là, je suis très souvent dans l’illustration pure en utilisant des prises de vue réalisées sur place, dans les villes ou villages d’origine des protagonistes, que je réalise moi-même, où, quand l’endroit est trop loin de Tokyo où que je suis coincé en France par le COVID, que je demande à des amis ou connaissances in situ de faire pour moi avec quelques consignes.

Ces images, selon moi, doivent rester dans le registre de l’illustration documentaire pour que le spectateur puisse se projeter dans un lieu que, à 99,9%, il ne connait pas. Je fais de même avec les récits historiques en essayant de trouver le maximum d’images d’archives propres à projeter le spectateur dans une époque que par définition, il n’a pas connu.

Le choix des images est d’autant plus important pour les affaires très anciennes ou très peu documentées iconographiquement, car il faut que la personne qui regarde la vidéo finale puisse se plonger dans le récit sans jamais, ou presque, voir d’images du meurtrier ou des victimes.

« Pour ma vidéo sur Takahashi Masahiko, je disposais de plus de 1000 pages d’archives, d’un essai complet sur l’affaire, mais d’une seule et unique photo, de mauvaise qualité pour illustrer une vidéo de 48 minutes. »

Pour être honnête, j’adore ce genre de défi. Pour parler des images qui couvrent les « passages à l’acte », là encore, il faut suggérer mais de manière différente. Plutôt que de montrer des images inutilement violentes, je préfère jouer avec les mouvements de caméra, les filtres rouges et ocres, le son et les déformations d’image pour suggérer la violence de l’instant. Mais ce n’est pas un dogme, pour ma série de vidéos sur la secte Aum Shinrikyo et le petit documentaire que j’en ai tiré, j’ai utilisé beaucoup d’images d’actualités pour traiter le sujet comme un reportage immersif dans une époque et une évènement qui a bouleversé tout un pays, pas uniquement une famille ou un petit groupe humain. Ce qui est sûr, c’est que je ne montrerai jamais d’images choquantes de vraies victimes. Pourtant, petite anecdote au passage, il m’arrive très très souvent de recevoir des demandes de spectateurs concernant la possibilité de voir les photos de scènes de crime. C’est hors de question.

Une vidéo en particulier ressort parmi toutes celles que vous avez faites. Il s’agit du long documentaire sur les Yakuzas dont la version finale dure 2h45. La mafia japonaise est évidemment indissociable du milieu du crime au Japon. Est-ce une certaine fascination pour ce milieu qui vous a poussé à leur consacrer une aussi longue vidéo ?

C’est très gentil de dire qu’elle ressort particulièrement parce que ça a été le travail le plus long et le plus difficile que j’ai eu à faire pour la chaîne. Documentaire démonétisé, soit dit en passant… Non, aucune fascination pour ce milieu ni pour ceux qui le peuplent. Mais comme vous l’avez dit, ils sont indissociables de la criminalité actuelle et historique et font partie intégrante de l’histoire du Japon. Occulter l’histoire des yakuza sur une chaîne qui parle du Japon criminel serait comme oublier de mentionner la mafia dans un documentaire sur les bandits siciliens… Dans nombre d’affaires dont je parle, l’ombre des gangs n’est jamais loin. Véritables membres ou postulants, beaucoup de criminels ont eu un lien plus ou moins proche avec le syndicat du crime. Et puis, lorsque vous évoluez dans le milieu artistique underground et fréquentez beaucoup le Kabukicho, comme je l’ai fait de nombreuses années, vous serez forcément emmené à en rencontrer et à vous interroger sur ces curieux personnages.

Pour être tout à fait transparent, il y avait aussi une grosse intention de démystification autour de ce sujet. Lorsque je parlais des yakuza lors d’affaires dans l’actualité de « Petit Satsujin » ou dans des dossiers complets, je recevais des dizaines, voir des centaines de messages et commentaires vantant le côté « cool » et glamour de ces derniers, sans doute biaisés par le prisme de la pop culture qui parfois, les encensent sans parler de la sombre réalité qu’il y a derrière. Comme les rares yakuza que j’avais pu croiser dans mon existence n’avaient rien de gens cool et glamour mais tenaient plutôt du pauvre type en quête de reconnaissance, de l’alcoolique violent ou du loser pathétique, je me suis attaqué à ce gros morceau qui au final, a dévoré une demi année de ma vie.

Pour l’anecdote, là encore, et dans un souci « d’assurance tranquillité », j’ai contacté les trois principaux gangs encore influents dans le pays pour leur parler de mon projet et savoir s’il leur posait un quelconque problème. L’un d’entre eux m’a répondu (je ne vous dirai pas lequel) et m’a même proposé son aide pour certains détails techniques et afin de ne pas dire de bêtises ni colporter de rumeurs. Ils m’ont même fourni des images de certaines cérémonies pour illustrer le documentaire, un arbre généalogique complet des oyabun du clan et un petit colis avec une revue et un pin’s, que… Je ne porte pas. Mais avec le recul, je suis assez satisfait du résultat final et du message que porte ce travail. Les commentaires en témoignent d’ailleurs puisque beaucoup ont pu découvrir la réalité de ce monde du crime, pas très glamour certes, mais loin d’être totalement sombre si l’on se place d’un point de vue historique.

Quelle partie de la réalisation d’une vidéo vous est la plus difficile ?

Aussi étrange que cela puisse paraître, c’est l’enregistrement du texte. Je ne suis pas un narrateur né ni un professionnel de la diction, et il a fallu me faire violence au début pour dire mes textes moi même. Lorsque la chaîne a commencé à marcher, j’ai même pensé à prendre un pro pour faire la voix dans mes vidéos. Mais au lieu de ça, pensant que ça changerait l’identité de mon travail, il m’a conseillé, appris à poser ma voix et fait utiliser les cours de chant que je prenais étant enfant pour travailler les respirations et les intonations. Mais, même si je me sens plus à l’aise, cela reste la partie que j’aime le moins faire. Après, d’un point de vue technique, le nettoyage et la mise en format de certaines vieilles vidéos d’archives très abimées sont souvent très rébarbatifs.

Combien de temps s’écoule-t-il entre le choix du sujet et la finalisation de la vidéo ?

C’est extrêmement variable. Pour les « Petit Satsujin », je sélectionne les sujets d’actualité, les résume et les tourne dans la journée. Pour d’autres, ça peut être très long. Je prends pour exemple l’affaire Hayashi Masumi, dite du curry empoisonné. J’ai commencé à travailler sur ce sujet avant même d’ouvrir la chaîne, réunissant beaucoup de documents et visionnant des heures de reportages et d’interviews en vue d’écrire dessus. Mais devant la confusion qui régnait dans ce dossier, les incertitudes et les contradictions, j’ai attendu et continué à guetter les avancées et les rebondissements, je dois dire que je n’ai pas été déçu d’ailleurs. Finalement, j’ai choisi de faire cette vidéo en juin 2021 pour la sortir en juillet.

Mais si je dois prendre une moyenne large, disons qu’entre le moment où je choisis de traiter un sujet pour lequel j’ai déjà des notes et un peu de documentation, et le moment où je boucle le montage, on est sur une fourchette de 3 ou 4 mois. Sachant que j’ai toujours 5 ou 6 vidéos « sur le feu ».

Y a-t-il une affaire qui vous a marqué davantage que les autres ?

C’est une question récurrente et complexe. C’est difficile à dire tant chaque affaire est unique et me marque à sa manière. Bien sûr, la première sur laquelle je me sois penché, le meurtre de Furuta Junko reste un choc et m’avait durablement éprouvé. Mais, et j’en avais parlé pendant un live je crois, je m’investis beaucoup dans le processus d’écriture et de narration, alors, quand il m’arrive de passer 3 ou 4 jours en immersion dans ces affaires, me mettant dans la peau des victimes et des criminels pour visualiser ces scènes que je ne connais que par les textes que j’ai pu lire, c’est un moment très éprouvant dont je ressors épuisé, mentalement, mais aussi physiquement. Si je devais vous en citer une cependant, je dirais l’affaire Girl X dont je parle dans le premier livre Satsujin et dont je ne sais toujours pas si je vais en faire une vidéo tant elle est horrible, choquante et très compliquée à traiter autrement qu’à l’écrit.

Comment songez-vous à faire évoluer votre chaîne ? De nouveaux formats sont-ils prévus ?

Je pense que la chaîne évolue tout naturellement. Si l’on compare les premières vidéos et celles sorties dernièrement, ce n’est déjà presque plus le même contenu. Mais oui, j’ai quelques idées sur lesquelles je travaille. Je vais conserver le format classique, Petit Satsujin, mon format actu, Cold Cases va rester aussi, mais je pense arrêter les Hors Sujet car ils me demandent beaucoup de travail pour très peu de résultat au final. Alors je planche sur un nouveau format plus immersif, là où se passe l’action, ou l’affaire, en cherchant un moyen de ne pas montrer ma vilaine figure. Pour ce qui est des hors sujets et des choses hors affaires criminelles dont j’ai envie de parler, je vais ouvrir une chaine secondaire à la fin de l’année avec ma compagne ou nous parlerons nihonshu, une de nos passions, gastronomie et histoire régionale, vie quotidienne… Et musique.

Que pensez-vous de la justice japonaise réputée pour être extrêmement sévère ? (suspect présumé coupable, grand poids des aveux souvent extorqués en préventive, 99% de taux de condamnation…)

C’est un sujet extrêmement compliqué car il est éminemment culturel et il ne m’incombe pas de juger un pays qui m’accueille depuis si longtemps. Pour émettre un avis modéré sur le sujet je me baserai sur cette citation latine « Dura Lex, Sed Lex », la loi est dure mais c’est la loi. Le choix des législations en matière de garde à vue, d’enquête, de base de preuve et de tout le système qui gravite autour est très différent de ce qui se pratique en occident où l’habeas corpus et la règle depuis longtemps et communément admise.
Le Japon applique une autre forme de justice issue d’une histoire et d’une culture différente. Alors, pour ceux qui envisageaient de commettre un crime sur le territoire japonais, repensez-y à deux fois. Pour redevenir sérieux, je pense que le prisme occidental peut faire apparaître cette justice comme sévère si on la compare aux justices françaises ou suédoises, mais pour la majorité des Japonais autour de moi, y compris ma compagne plutôt progressiste, c’est un système qui a fait ces preuves et contribue à la faible criminalité dans le pays. Je me garderai de donner mon avis sur la question pour cette fois.

Les Japonais restent en grande majorité favorables à la peine de mort (80,8% selon un sondage réalisé par le Bureau du Cabinet en novembre 2019). Qu’est-ce que ce fait révèle de la mentalité nippone selon vous ? Aussi, pensez-vous que cette mentalité s’inversera avec les jeunes générations ?

Je crois que cette question rejoint la précédente. Oui, je pense que cela a tout à voir avec l’histoire et la culture du pays. Notre rapport à la peine capitale et son abolition est intimement lié à la culture judéo-chrétienne et à l’humanisme politique qu’il a naturellement engendré. Les choses sont très différentes dans un pays au socle religieux et idéologique très différent. Je suis abolitionniste mais j’entends le discours de mes proches japonais sur le sujet, y compris de mes propres enfants. Je constate aussi que c’est un thème de discussion très épineux et polémique en Europe mais plutôt consensuel au Japon.
Une fois encore, je vais parler d’expérience personnelle, ce qui je le sais ne constitue en aucun cas une preuve, mais la majorité de mes amis ou de mes belles familles, passées et présentes, classés plutôt à « gauche » de l’échiquier politique japonais, ne souhaitent pas l’abolition. Dans les discours courants que je peux entendre sur le sujet, cette sanction fait office de facteur de paix sociale et d’exutoire pour les familles de victimes. Je ne pense pas que cela change avec les nouvelles générations car je constate qu’il y a un mouvement de retour aux valeurs traditionnelles chez les jeunes depuis quelques années. Bien sûr, il y a des exceptions dans certains milieux proches de l’enseignement international et des échanges avec l’étranger qui éduquent leurs enfants avec d’autres valeurs, plus internationalistes, mais cela reste une minorité.

Pour conclure, avez-vous un message particulier à adresser à nos lecteurs ?

Si vous êtes des fidèles de Mr Japanization (bravo à vous), c’est certainement que vous vous intéressez au Japon et à ses cultures, alors faites très attention aux clichés et à toutes les inepties que l’on vous met dans la tête à ce sujet. C’est un pays merveilleux, c’est pour cela que je m’y suis installé il y a bien longtemps et fondé une famille, mais c’est un pays « comme les autres » avec ses travers, ses défauts et sa face sombre, celle que je montre dans mes vidéos. Mais là encore, attention, le pays ne regorge pas de fous sanguinaires, bien au contraire, le focus que je mets sur ces affaires chaque semaine n’est en rien un reflet de la réalité du quotidien, mais une page d’histoire ou d’actualité brutale que vous pouvez tourner après un joli reportage sur les pêcheurs de Kagoshima ou la réserve naturelle de Tanuki de Fukuoka. Voyez les choses dans leur globalité et gardez-vous bien de les juger avec un œil biaisé.
Mata ne !!!

Un grand merci à Alexandre qui a pris le temps de répondre à nos questions avec un soin et une précision que nous avons rarement vus. N’oubliez pas d’aller visiter sa chaîne Youtube pour plonger dans les abîmes du crime au Japon. A cette fin, vous pouvez également vous procurer ses ouvrages dans sa boutique en ligne.

Note

Concernant cette introduction marquante, Alexandre confie : « C’est l’intro d’un morceau de Zombie Lolita, un groupe avec qui je travaille comme illustrateur depuis des années et que je vous ai présenté dans un Hors sujet. C’est le morceau qu’elles utilisent pour ouvrir un concert et, depuis des années, je me disais que c’était une excellente idée d’avoir composé  ce petit chef d’oeuvre de malaise. Quand j’ai demandé à Chana, le manager du groupe si je pouvais l’utiliser, il a de suite accepté et voilà l’intro devenue générique. Quand à la traduction des paroles, je vais encore laisser le suspense planer, c’est une question récurrente de mes abonnés et je leur ai promis une vidéo avant la fin de l’année pour lever le voile sur la signification des paroles. Tout ce que je peux vous dire, c’est que ça parle du passage d’un monde à un autre et que le morceau s’appelle « Rabbit ». »

S. Barret


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