Pourquoi catalogue-t-on certains enfants de « mauvais élèves » ? L’éducation nationale n’a-t-elle pas justement vocation à enseigner à ceux qui ne savent pas ? L’école ne devrait-elle pas être un lieu de plaisir où l’échec est permis ? Dans le manga Assassination Classroom, la classe de 3-E réunit tous les cancres du collège Kunugigaoka. Ces élèves aux personnalités bien marquées ont été chargés d’un objectif pour le moins contre-éducatif : parvenir à tuer leur nouveau et mystérieux professeur, Monsieur Koro-Sensei, une sorte de poulpe à la « stupide face de smiley ». Celui-ci envisage en effet de détruire le monde. Ce scénario est complètement fou et, pourtant, il pourrait bien s’avérer riche d’enseignements ! Le tentaculaire monstre jaune, finalement très attachant, nous partage 5 leçons de pédagogie dont on ferait bien de prendre de la graine.
En 2012, le dessinateur Yūsei Matsui donne vie au fabuleux manga Assassination Classroom (暗殺教室). Le succès des 21 volumes est tel qu’en 2015, le Studio Lerche l’adapte en série TV, sous la réalisation de Seiji Kishi. Pendant ce temps, en France, la version animée est largement popularisée par la plateforme Netflix qui en diffuse les deux saisons. Au cœur de cette réussite ? Deux idées de génie. D’abord, un script assez loufoque : une classe d’adolescents à la limite de la déscolarisation doit réussir ses examens de fin d’année. Elle se voit pour cela attribuer un professeur excentrique qu’il faudra tout simplement tenter d’abattre, par tous les moyens possibles et à sa demande… Ce professeur, c’est la deuxième belle invention du dessinateur. Ce personnage central est un danger imminent puisqu’il prévoit de détruire la terre. Pourtant, il arbore une apparence peu crédible, celle d’un immense poulpe jaune au visage d’emoji. La japanimation et ses références pop-culture décalées, c’est toute une histoire !
On ne connaît pas l’identité de cette étrange créature jusqu’à la fin des tomes. Son nom Koro-Sensei, que lui attribue une des élèves, n’est d’ailleurs que la fusion de Korosenai (殺せない) « Impossible à tuer » et de Sensei (先生) « Professeur» . Toutefois, l’on sait de lui qu’il change de couleur selon son humeur, qu’il est extrêmement rapide (vitesse hypersonique), malin et fort. Mais, surtout, que derrière son apparence intrigante et le challenge peu conventionnel qu’il lance à ses élèves de réussir à l’assassiner, se cache un professeur hors pair et attachant. Sa pédagogie mènera en outre ses élèves, délaissés par le système, à une forme de victoire, aussi personnelle que scolaire. De ses périples éducatifs qui semblent a priori absurdes, les écoles françaises et japonaises seraient bien avisées de tirer quelques leçons.
L’école a-t-elle vraiment besoin de recevoir les leçons d’un manga déluré ? Petit état des lieux.
Si le rêve éducatif de démocratisation du savoir est évidemment admirable, en pratique, une bonne partie des écoliers est en réalité lésée. Du côté de la France, l’Education Nationale est depuis longtemps sclérosée par une forme d’élitisme insidieux qui classe les élèves selon des critères arbitraires et empêche nombre d’émancipations. En 2015, une enquête de l’OCDE faisait le constat d’une école française trop peu inclusive et estimait déjà à 20% la quantité d’échecs scolaires. Si la France conserve un niveau plutôt bon et que la massification de l’enseignement est en nette évolution depuis 40 ans, ce palmarès reste majoritairement porté par le haut du classement, une élite de bons élèves minoritaires. En d’autres termes, les écarts se creusent et quantité de destins individuels en pâtissent sévèrement. Au mieux se sentent-ils dévalorisés, au pire, finissent-ils humiliés. On peut également reprocher au planning scolaire de ne permettre qu’un gavage, sans doter les esprits juvéniles d’une capacité critique. A la trappe, donc, la possibilité de prendre du recul sur la fabrique du paysage disciplinaire : Comment choisit-on les références littéraires parmi le grand nombre d’œuvres majeures et mineures ? Cette sélection est-elle juste, ou ne serait-ce que représentative ? Quels sont les prismes de lecture et les proportions en jeu dans l’étude des périodes historiques ? L’approche des langues par la codification grammaticale est-elle la plus avisée ? Autant de questions que tout élève serait légitime de se poser.
Quant à l’école nippone, elle vit depuis un moment une crise relativement sévère. La NHK annonçait en 2019 les résultats d’un rapport édifiant : en un an, elle a dénombré 110 000 collégiens décrocheurs et 330 000 sévèrement absentéistes. Avec 440 000 adolescents détachés, ce n’est pas moins d’un élève japonais sur huit qui souffre d’une scolarité pénible et précaire. Parmi les raisons de ce rejet : 36 % décrivent des inquiétudes liées aux cours et aux devoirs – ce qui, dans une société japonaise fortement compétitive semble inévitable – et 21% parlent d’inadaptation aux règles et au règlement, soulignant ainsi que le cadre scolaire faillit à son rôle initial d’être un lieu de découverte et d’accueil pour tous. De manière générale, beaucoup de japonais adultes vous diront que leur expérience scolaire était particulièrement oppressante.
Bien sûr, et heureusement, il existe parallèlement une pluralité d’initiatives positives qui tentent de remuer la poussière institutionnelle. C’est notamment le cas, dès le plus jeune âge, concernant l’école libre de Tokyo, dont même l’architecture est pensée pour briser la normalisation institutionnelle omniprésente dans le pays. Malgré l’exigence des programmes qui obligent de plus en plus à survoler les matières ou à taire les discussions et débats périphériques, certains professeurs trouvent le moyen d’éveiller l’intérêt de leurs groupes avec beaucoup d’énergie et de courage. Le plus souvent, le corps enseignant n’est d’ailleurs pas à blâmer, il fait avec les moyens du bord et avec, généralement, beaucoup de passion. Ce, malgré des salaires indécemment maigres (l’un des plus bas d’Europe pour la France) ou des injonctions à la performance incompatibles avec une transmission qualitative du goût pour les matières. De nombreux professionnels en témoignent comme cette directrice d’école française complètement abandonnée ou les grèves successives. Assassination Classroom reste ainsi une manière ludique, voire comique, parmi d’autres, de réfléchir à une meilleure école, au nom des enseignants, des élèves que nous avons été et de ceux qui passent en ce moment par ces années parfois douloureuses. A vos stylos !
Leçon n°1 : Braver le professeur, un exercice insensé ?
L’un des problèmes majeurs des sociétés nippones (et françaises d’ailleurs), c’est que les écoles ont tendance à préparer les jeunes à un système adulte ultra hiérarchisé, notamment en s’y calquant. Même si l’on semble en cours d’évolution, le paquebot éducatif a du mal à changer de cap. Certains diront qu’il faut bien former les enfants au monde du travail auquel on les destine (système patronal, ordres, tâches, obéissance, retenue, réprimandes, récompenses, productivité, temps plein, etc). Bref, à une forme de subordination normalisée à laquelle les adultes adhèrent d’autant plus en cultivant la nécessité pour les adolescents de s’y adapter pour survivre. D’autres défendront l’idée qu’un professeur doit être magistral, une entité supérieure que l’élève ne saurait prétendre questionner et qu’il doit, si ce n’est admirer, du moins considérer comme prépondérant. Mais le respect ne saurait-il pas exister autrement ? L’image d’un référent autoritaire peut sembler fédératrice à plein d’égards, mais s’avère, en fin de compte, essentiellement paternaliste, dans son sens moral et péjoratif, à savoir comme anti-émancipateur. (Voir à ce sujet les recherches de l’enseignant-chercheur Sébastien Charbonnier comme « À quoi reconnaît-on l’émancipation ? La familiarité contre le paternalisme« , 2013).
Dans tous les cas, sont trop rarement remis en question les fondements du système professionnel dans lequel nous vivons. Alors comment oser attaquer le microcosme mimétique qui en conditionne les futurs travailleurs ? En effet, pour cela, il faudrait d’abord admettre que le modèle pédagogique est issu de choix politiques qui ne sont ni immuables, ni intouchables. En d’autres termes, l’institution scolaire n’existe pas en dehors du système, mais baigne bel et bien dans le liquide idéologique de son époque, époque à laquelle elle fournit ses prochains serviteurs. Il ne faut pas avoir peur de la remettre en question, voire de la refondre.
Koro-Sensei l’a bien compris, puisqu’il va jusqu’à demander à ses élèves d’essayer de le tuer, en parallèle de leurs studieuses révisions, bien sûr ! Si la série d’animation interprète ce défi au sens littéral, la symbolique n’en est pas moins frappante. La leçon donnée par ce professeur hors du commun se fait ainsi sentir : bien qu’étant la cible des plans d’homicide de sa classe, notre poulpe jaune est tout à fait respecté par celle-ci qui se montre à l’écoute le reste du temps. C’est parce qu’en demandant aux jeunes de s’attaquer à lui, c’est-à-dire à la figure d’autorité qu’il incarne, il force surtout l’égalisation du regard. M. Koro se met à la portée des collégiens tout en étant à distance de leurs attaques, puisqu’il parvient aisément à esquiver leurs coups. Peut-être, par ailleurs, cette habileté renvoie-t-elle à la solidité adulte, protection que ne possède pas la jeunesse en construction ? L’auteur le confirme avec ces mots : « Face à Mr Koro, même un élève muni d’un poison violent reste un banal élève ». De cette manière, s’élabore en tous cas, en plusieurs temps, un rééquilibrage des forces.
Première étape, donc ? Déconstruire l’insaisissabilité hiérarchique de l’enseignant en le désacralisant, anéantissant ainsi l’effet et le sentiment d’une injustice en germe. Selon le principe de non-interférence du philosophe contemporain irlandais Philip Pettit : toute domination est une atteinte à la liberté, même lorsque le maître est bienveillant. Appliqué à notre cas, on dirait cela : le professeur a des droits sur un groupe d’humains et s’il est un « maître indulgent », tant mieux, mais plane au-dessus des membres tributaires la potentialité permanente d’une soumission autoritaire et arbitraire, notamment si le professeur devient soudainement cruel. Il faut donc, que chaque citoyen, et pourquoi pas chaque élève, dans notre situation, voit sa liberté de droit garantie non pas de manière uniquement effective, mais également de manière potentielle et structurelle.
Humaniser la personne qui transmet le savoir au lieu de l’ériger en surHomme n’est paradoxalement pas une mise à mort du métier. Bien au contraire : c’est un dessein qui va d’autant plus dans le sens de l’enseignant que celui-ci peut cesser de prétendre à une perfection qu’exigent de lui une inspection parfois automatisée et à une image pesante qu’il s’est construite lui-même auprès de ses étudiants. Dernière étape ? Une fois éprouvée cette liberté de douter de la figure d’autorité, cœur du modèle scolastique actuel, il est temps de reconstruire la relation de confiance. Les élèves ont expérimenté leur champ d’action et de réflexion à propos du « maître », en vain bien sûr, et l’acharnement laisse place à une forme de mûrissement. Les écoliers d’Assassination Classroom grandissent de cet échange transparent et authentique. Ils ont plus de chance de se sentir responsables de leurs actes. Finalité ? Ils questionnent, ainsi, en cours de route, le projet d’assassinat, tout comme l’envie de cibler leur cher enseignant, devenu une altérité saine.
Comme dans le manga de Yūsei Matsui, serait-on prêts à faire le deuil de la représentation glorifiée du sensei ? Ou la perspective d’un accompagnateur plutôt que d’un dirigeant nous semble-t-elle trop incertaine ? A qui profiterait la persistance d’un système hiérarchisé dès l’adolescence ? Déconstruire une formule précaire et réorganiser la vision idéalisée du tuteur invite-t-il forcément au chaos ? Comme le dit Koro : « La seule différence entre un maître et un apprenti est que le maître a échoué plus de fois que l’apprenti a essayé« … Un aveu de faiblesse à méditer.
Leçon n°2 : Connaître ses élèves sur le bout des tentacules
Manque de moyens, classes bondées, temps imparti : les professeurs nippons et français sont soumis à un chronomètre incompatible avec les moyens mis à leur disposition et encore moins avec un plaisir mutuel de l’apprentissage. Souvent, leurs formations ne les ont pas préparés à la dimension éducative et sociale que leur métier les force à rencontrer. Koro-Sensei a un énorme avantage, aussi fantaisiste qu’utile : il possède des pouvoirs magiques. C’est dire ce qu’il faudrait de miracle pour compenser les manquements de l’Etat à investir dans les établissements scolaires.
Ce manque de moyens, l’absence de suivi des étudiants sur le long-terme et, dans quelques cas notables, le manque de considération pour les élèves de la part de certains enseignants, impliquent une méconnaissance béante des écoliers. Or l’égalité des chances exige que chaque parcours puisse bénéficier des possibilités d’émancipation adaptées à sa condition. Il faut donc connaître les individus à qui l’on transmet le savoir pour le faire d’une manière qui fonctionne. De la même façon qu’on adapte son discours selon l’interlocuteur : la transmission n’est pas un geste unilatéral, c’est un échange qui nécessite une aussi bonne énonciation que réception. Impossible de tous les connaître quand ils sont 30, voire 35 par classe ? Evidemment ! Le professeur Koro, en plus de posséder des capacités incroyables, n’accueille quotidiennement qu’une vingtaine d’élèves. Sans compter qu’étant un personnage de fiction, il n’est presque jamais fatigué, n’a quasiment pas de vie personnelle et doute bien rarement, puisque le scénario connaît d’avance l’issue de ses méthodes. Mais il suit ses élèves toute l’année, sur presque toutes les matières. Il a donc le temps de connaître chacun d’eux, de cerner leurs points faibles, comme leurs points forts, de manière globale. On ne connaît que trop ces conseils de classe où un élève est défendu par un enseignant et totalement désapprouvé par un autre. Alors même que ces différences de comportements ou de niveaux selon les matières témoignent simplement d’une personnalité à saisir dans son ensemble.
Ainsi, à l’instar de la connaissance que les élèves ont accumulée à propos des multiples faiblesses du lunaire Mr Koro – 34 en tout, notamment à force de réfléchir à des plans d’attaque – Koro-Sensei lui-même s’est informé des différents talents et vulnérabilités de ses petits assassins amateurs. De cette manière, il peut les orienter, empêcher de focaliser sur leurs incapacités et valoriser leurs aptitudes naturelles et leurs passions. Nagisa Shiota (潮田 渚) s’avère ainsi très doué pour l’assassinat, nouvelle qui le perturbe dans un premier temps. Mais « face de mollusque » le rassure sur ce qu’il pourrait faire de cette information et le jeune androgyne, notamment surnommé Troisième sexe, finit par mettre son don a contribution de l’enseignement en devenant plus tard professeur à son tour. Hinano Kurahashi (倉橋 陽菜乃), quant à elle, est passionnée de biologie et d’insectes et Koro-Sensei l’aidera à trouver un scarabée très rare pour ses recherches (soyons honnêtes, il le fait d’abord pour l’appât du gain que représente la trouvaille). Autrement, les bagarreurs, antipathiques et perturbateurs sont désignés comme tel avec beaucoup d’humour, mais ne sont pas moins inclus et reconnus pour leurs aspects positifs. La série explique notamment, souvent, les attitudes agressives des élèves par leur vie personnelle insoupçonnée : sans jamais leur octroyer tous les droits pour autant, le corps enseignant peut mieux comprendre certaines réactions.
Leçon n°3 : Affectionner son professeur, une familiarité constructive
« Tous les liens que nous tissons nous permettent de grandir et d’évoluer »
« Je ne suis pas là pour être aimé » ou « Je ne suis pas votre ami » entendait-on souvent à l’école. Pourtant, bien qu’il est forcément recommandé d’adopter un comportement différent chez soi qu’en classe, ou chez soi qu’au travail, l’émotionnel ne peut être laissé sur le pas de la porte. Les jeunes en construction passent plus de temps avec leurs camarades et leurs professeurs qu’avec leurs familles durant une bonne partie de leur scolarité : comment espérer qu’ils ne développent pas d’affect pour ceux-ci ? « Tous les liens que nous tissons nous permettent de grandir et d’évoluer » rappelle le Tome 14 du manga.
En effet, l’école est un puits sans fond de sociabilité et d’attachements. Il est impossible de s’insensibiliser face à une figure récurrente. En niant cette donnée, le professeur qui croit faire preuve de professionnalisme et de rigueur, ou qui tente légitimement de se protéger, nie la dimension affective présente dans tout rapport humain. Aussi, au lieu de l’évacuer, lui fait-il simplement prendre une voie contre-productive, rompant un des contacts nécessaires, celui du cœur.
Combien d’élèves ont déjà haï une matière à cause d’une relation problématique avec un enseignant ? Combien, à l’inverse, se sont justement réconciliés avec une discipline grâce à l’estime qu’ils portaient à leur professeur, une estime souvent basée sur la réciprocité ? Le terme d’amitié n’est pas un gros mot, ni un synonyme de liberté de ton : l’amicitia en latin ou philia, en grec, désigne une affection raisonnable. Elle se distingue de l’amour au sens de l’Éros par son caractère rationnel. Autrement dit, il s’agit avant tout d’une reconnaissance réciproque de l’autre par le biais d’un sentiment aussi solide sur le plan émotionnel qu’intellectuel. Cet attachement mesuré favorise l’enthousiasme, le respect mutuel, la solidarité, la compassion et remplit de consistance et de valeur ce qui est transmis.
En tant qu’adultes, saurions-nous écouter la parole d’un être qui nous est soit détestable, soit distant ? Pourrions-nous valoriser ce qu’il nous transmet sur le long-terme, avec concentration et curiosité ? Alors pourquoi exiger des enfants qu’ils obéissent aveuglément et absorbent les préceptes d’adultes dans les yeux desquels ils ne se sentent pas compter et que seul un rapport de force relie à eux ?
Leçon n°4 : Vive les digressions ! Vive l’échec !
S’il y a bien un phénomène qui caractérise Assassination Classroom, c’est la digression ! Les cours sont sans arrêt perturbés par les tentatives d’assassinat, les élaborations de plans machiavéliques des élèves et leurs enquêtes pour déterminer qui est vraiment ce vieux poulpe dégoulinant. Dans l’épisode 2 de la seconde saison télévisée, Kayano Kaede s’affaire, par exemple, à la cuisine d’un flan géant pour tuer Koro-Sensei. Au bout de quelques tomes, les élèves font connaissance de leur nouvelle camarade : une IA féminine qui concentre tous les regards. C’est sans compter toutes les longues heures passées à démasquer et moquer les vices de la caricature qui leur sert de tuteur. Il y a aussi les histoires entre camarades : les amours, les amitiés, les adversités et les jeux. Tout ceci pourrait bien mettre en péril le projet de la classe de réussir ses examens, pour prouver notamment aux autres élèves du collège qu’ils ne sont pas des bons à rien.
Pourtant, ces digressions forment leurs esprits, affûtent leurs mécaniques intellectuelles, épuisent leurs énergies physiques et sentimentales débordantes propres à cette phase qu’est l’adolescence : ainsi, le temps qu’il leur reste pour étudier est qualitatif. Et quand ce n’est pas le cas, Koro n’hésite pas à rappeler le pacte qui leur permet ces écarts : « Combien de fois vais-je devoir répéter que les tentatives d’assassinat ne doivent pas perturber le cours ? Au piquet ! » (Tome 1).
Il reste qu’au lieu d’étendre les heures à l’infini pour se persuader que la quantité et la durée assurent un savoir plus important, les élèves se mettent à réviser volontairement. Ils ont suffisamment exercé leurs besoins de défoulement ou de jeu, ou savent qu’ils pourront l’exercer juste après. Ils profitent ainsi pleinement des moments de concentration. Attention spoiler : c’est ce qui les mènera d’ailleurs à la réussite de leurs contrôles, en plus d’une confiance en eux gagnée grâce aux méthodes de Koro-Sensei.
Ils pourront donc rejoindre le reste des futurs travailleurs dociles ? Pas forcément. Car ils ont également appris à éprouver l’échec. Chaque tentative de meurtre infructueuse, chaque exercice scolaire infranchissable, chaque perte, construit leur sens de l’échec vertueux. Celui qui oblige à l’humilité, à l’endurance et à l’empathie envers autrui. C’est aussi le temps dévoué à perdre qui permet de mieux se connaître soi-même et de favoriser la solidarité à la compétitivité : « C’est en perdant que l’on progresse. Cette épreuve nous a tous rendus plus forts » conclut Koro au Tome 11.
Au Japon comme en France, le destin d’un enfant est scellé de plus en plus tôt à cause des réformes méritocratiques. Si ce n’est pendant l’adolescence que nous pouvons expérimenter la défaite et les impasses, quand pourrons-nous le faire ? Que manque-t-il à l’école pour permettre cette digression ? Saurait-elle être un jour considérée positive aux yeux d’un système qui observe la réussite selon des critères de productivité, d’efficacité et de rendement sans perte ?
Leçon n°5 : La nature, ce professeur essentiel !
La classe des « épaves » de nos personnages, comme elle est surnommée par le reste du collège, est un groupe de remise à niveau. De ce fait, elle est placée symboliquement et concrètement à part du reste du collège. Le principal, une sorte d’homme de l’ombre intransigeant, a tout simplement expédié ces délaissés de fond de salle dans une zone extérieure au bâtiment principal. Les élèves se rendent ainsi chaque jour au-delà d’une petite forêt pour atteindre un ancien bâtiment traditionnel, qui contraste avec la modernité du bloc officiel.
Ce qui est initialement une véritable marginalisation se transforme en réalité en un grand avantage. Ces élèves, loin de la mini-ville pour étudiants « normaux », ont le privilège trop peu valorisé d’étudier au milieu de la nature, dans un cadre champêtre exceptionnel. Plus de lumière, de couleurs, de flore offrent un espace apaisant et chatoyant. Les regards rêveurs à travers la fenêtre, les sorties de fin de journée, les cours de sport et les combats organisés contre Monsieur Koro-Sensei prennent une toute autre saveur. On s’y sent respirer, vivant, libre. C’est un contraste très fort au Japon qui est ainsi dépeint dans le manga : entre les futurs salarymen sous pression, poussés à une concurrence déshumanisante, situés dans le bâtiment normé du collège et les journées décalées, mais non moins enrichissantes, des élèves de Koro.
La nature n’est-elle pas prescrite à tout éveil ? Quelles conséquences pourrait-on imaginer à cette absence de nature dès l’enfance ? Cette coupure n’aurait-elle pas un lien avec l’anxiété, la déconcentration, le besoin d’évasion ?
Conclusion : mieux vaut en rire !
Bien sûr, ce shonen est rempli de situations invraisemblables, dangereuses et même scandaleuses. Ce n’est pas un modèle à prendre au pied de la lettre, mais un bon support pour questionner le notre. D’abord, Koro-Sensei s’assume en gourmet et pervers gênant. Il n’agresse jamais les femmes, certes, mais dégouline de désir devant des photos de bikini, voire de magazines pornographiques qu’il regarde discrètement pendant les cours. Le manga s’en amuse, comme de la professeure d’anglais, nommée Madame Irina Poufanovitch pour le jeu de mot sur ses formes plantureuses…
Le professeur de sport n’est pas en reste de clichés lui non plus : M.Tadaomi Karasuma est un genre de brun ténébreux, fort et mystérieux. Quant à la motivation originelle des élèves à tuer leur professeur, elle est d’abord pécuniaire. Le thème de l’argent revient par ailleurs très souvent, comme ressort comique cependant. Koro semble aussi parfois inciter ses élèves à s’adapter au système : la concurrence est vendue comme un moteur parmi d’autres d’accomplissements. Mais il suggère toutefois, et voilà son mot de la fin, de ne jamais cesser de joyeusement le combattre à sa manière : « Le monde sera toujours rempli d’injustices. Si vous avez le temps d’abandonner ou de garder une rancune contre celles-ci, utilisez ce moment pour vous amuser à lutter contre ». Ainsi, mieux enseigner ne reviendrait-il pas à préparer ensembles un monde meilleur, plutôt que de mieux préparer à un monde médiocre ?
– S.H.