Grand pionnier de la photographie « intime », Masahisa Fukase aimait capturer son quotidien, heureux ou non. Il voua une véritable obsession artistique pour sa femme Yôko, qui finira par le quitter, l’impression de n’être vue qu’à travers un objectif. Portrait d’un génie sans filtre.
En une trentaine d’années, Masahisa Fukase nous a offert des œuvres qui se veulent tour à tour provocantes, mélancoliques, comiques… et sans la présence du fonds d’archives qui fut créé après sa mort, bon nombre d’entre elles seraient tombées dans l’oubli. Heureusement, son travail nous est parvenu, et mérite un sacré détour.
Qui est Masahisa Fukase ?
Né en 1934 dans la ville de Bifuka, sur l’île d’Hokkaidô, Masahisa Fukase 深瀬昌久 a baigné dans la photographie depuis tout petit, puisque ses parents possédaient un studio photo. Ne souhaitant néanmoins pas reprendre l’affaire familiale créée par son grand-père, il partit pour la capitale afin d’y étudier la photographie par lui-même, dans une école d’art. Il commença sa carrière dans la publicité en 1956, avant de devenir freelance en 1968.
Ses œuvres, principalement en noir et blanc, furent présentées pour la première fois en Occident en 1974, lors de l’exposition « Nouvelle photographie japonaise » qui se déroula au MoMA (Museum of Modern Art) de New York, avec celles de Daido Moriyama et Shomei Tomatsu.
Cette activité sera malheureusement d’assez courte durée – une trentaine d’années -, puisqu’en 1992 Masahisa Fukase fait une chute en sortant d’un bar de Golden Gai (Kabukichô) en état d’ébriété et tombe dans le coma.
Il y restera pendant 20 ans, avant de décéder en 2012. En 2014, le conservateur Tomo Kosuga créa les « Archives Masahisa Fukase », ce qui permit au monde entier de (re)découvrir de nombreuses photographies qui étaient jusque-là tombées dans l’oubli.
De la provocation à la mélancolie
De son vivant, Masahisa Fukase organise des expositions de ses photos dès le début des années 60. Il organise par exemple l’exposition « Kill the pig » en 1961, qui rassemble une série de photos en noir et blanc, ainsi qu’en couleur, prises dans un abattoir de Tokyo.
« Dans sa SÉRIE « Naked », se trouvent deux clichés très déconcertants de leur bébé mort-né ».
L’exposition contient également une série de photos appelée « Naked », prises de sa compagne de l’époque Yukiyo Kawakami lorsqu’elle était enceinte. Parmi elles, se trouvent deux clichés très déconcertants de leur bébé mort-né.
Masahisa Fukase a choisi d‘immortaliser son enfant décédé à travers son objectif et d’intégrer deux photos de lui dans son exposition : un tirage positif et un tirage négatif. Cette volonté de tout montrer, même le plus intime, a souvent été uniquement perçue comme une intention de choquer de la part de l’artiste.
Yukiyo Kawakami l’ayant quitté, Masahisa fréquente les bars de Golden Gai et y rencontre Yôko Wanibe, qui deviendra sa véritable muse et avec qui il se mariera.
Parmi les très nombreuses photos qu’il a prises de sa femme, on trouve celles rassemblées dans la série « From window ». Dans cette série, il a pris en photo Yôko avec un téléobjectif, depuis sa fenêtre, à chaque fois qu’elle partait au travail. On peut voir sur ces photos que Yôko est tantôt amusée, tantôt très agacée du fait d’être photographiée en permanence.
Masahisa Fukase va également prendre l’habitude de faire des portraits de famille, au studio familial d’Hokkaidô. Il commence à prendre ces photos en 1974, avec Yôko qui est la seule personne torse nu parmi les membres de sa famille. Puis après leur divorce, à la place de Yôko, figurera chaque fois une actrice différente. Il continue la tradition, même en 1987 alors que son père vient de décéder, il prend alors un portrait de la famille en tenue de deuil et tenant un portrait de son père. Ces photos s’arrêteront en 1989, puisque le studio familial fera faillite. Un geste mémoriel qui rappelle celui de Yuri, cette artiste se photographiant avec les vêtements de sa mère emportée par un cancer.
Certains pensent que les artistes ne sont jamais aussi talentueux que lorsqu’ils sont malheureux… Que ce soit vrai ou non, Masahisa Fukase produira son plus gros succès après son divorce avec Yôko. Intitulé « Karasu » (corbeaux), cette série de photographies fut publiée en 1986.
Ayant l’impression de n’être qu’un sujet de photographie, Yôko finit par demander le divorce en 1976. Du propre aveu du photographe, il avait en effet fini par tomber dans une sorte de paradoxe où il avait surtout envie d’être avec les gens pour les photographier… Malgré la séparation, Yôko continua de veiller sur lui lorsqu’il sombra dans le coma.
Après son divorce, il retourna dans son village natal et photographia des corbeaux pendant une dizaine d’années sur l’île d’Hokkaidô. Cette série de photos, qui inspire un véritable sentiment de mélancolie, est considérée comme le chef-d’œuvre du photographe. Elle remporta même en 1977 le prix Ina-Nobuo, qui récompense la meilleure exposition de l’année.
Sasuke et Momoe
Histoire de conclure sur une note plus légère, Masahisa Fukase réalisa également une série de photos mettant en scène Sasuke, son chat. En 1977, Masahisa recueille un chaton qu’il nomme Sasuke, en référence au ninja des contes pour enfants Sarutobi Sasuke, car la façon de sauter de son chat lui rappelle celle d’un ninja.
Le chat va très vite s’enfuir, mais il en trouva un autre qu’il appela aussi Sasuke… Il va prendre de très nombreuses photos de ce chat, ainsi que de Momoe, un autre félin qu’il adoptera par la suite.
Fasciné par leur bâillement, l’artiste s’avère attiré par la langue en général, thème dont il publie en 1991 une série de photos appelée « Berobero », où l’on peut voir Masahisa Fukase se prendre en photo alors qu’il touche du bout de la langue celles d’amis et d’inconnus.
Sans la création du fonds d’archives consacré à Masahisa Fukase, le travail du photographe n’aurait sans doute pas eu telle postérité. Pourtant, que l’on aime ou non les œuvres de Masahisa Fukase, il est indéniable qu’il constitue une part importante de l’histoire de la photographie japonaise et de la photographie intime.
– Claire-Marie Grasteau
Image d’en-tête : Photographie issue de la série « Karasu » ©Archives Masahisa Fukase