Le Japon : Pays du Soleil Levant, des okonomiyaki et des Manekineko… mais sous ce charme exotique, comment la société japonaise partage nos débats sur les questions féministes alors que dans le même la maternité constitue la voie toute tracée de la vie des femmes japonaises ? L’expertise de Caroline Beyer, Doctorante en Droit Civil et Médical vivant au Japon, passionnée des questions féministes.

Après quelques mois, expatriée dans l’archipel, je rencontre une amie française d’enfance, elle habitant depuis cinq ans sur l’île. Au tour d’un thé matcha, nous échangeons sur les difficultés et les plaisirs à vivre ici. La discussion dérive vite sur un sujet abordé régulièrement par les étrangers-ères : la maternité comme préoccupation omniprésente au Japon !

Malgré notre niveau de langue japonaise qui ne nous permet pas forcément de tout saisir dans une conversation, mon amie et moi sommes troublées par le sujet principal des discussions des jeunes Japonaises dans le métro. Il ne s’agit quasi-exclusivement que de savoir quand elles vont rencontrer leur futur mari qui pourra leur prodiguer la famille idéale. À tel point que les échanges ne relevant pas de cette thématique nous attire l’oreille. De même, à la lecture rapide (et souvent incomplète) des affiches publicitaires, nous comprenons qu’il s’agit bien souvent de placer la femme en condition de bonne mère. Même si les discussions ou les publicités sur la maternité existent aussi en Europe et en France, elles ne nous semblent pas constituer LE sujet principal des préoccupations de nos concitoyen-nes. Interloquées, entre deux gorgées de thé, nous nous interrogeons silencieusement : la société japonaise serait-elle à ce point antiféministe pour ne faire envisager aux femmes que le rôle de mère au foyer ? Et sans que cela n’eût chatouillé plus tôt nos réflexions occidentales ?

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L’image parfaite de la famille traditionnelle japonaise.

En effet, le féminisme tel qu’on l’emploie couramment en occident (Europe et Amérique du nord) regroupe les idées d’une égalité de droits parfaite entre les sexes et d’un refus du patriarcat. Les femmes disposeraient alors du même choix que les hommes d’être parent et de mener une carrière professionnelle. Pour cela, il est nécessaire de combattre les stéréotypes plaçant la femme UNIQUEMENT dans un rôle d’épouse et/ou de mère. Sans vouloir apporter de réponses définitives, ni dénigrer les Japonais, essayons d’y voir plus clair.

Petit tour d’horizon de la conjoncture nippone

D’abord, considérons la situation socio-politique de l’archipel nippon. Pour une superficie de 377 915 km² et une population d’environ 126 millions d’habitants, le Japon voit inéluctablement la moyenne d’âge de ses citoyens vieillir. En effet, aujourd’hui la part de la population de plus de 65 ans (25%) est deux fois supérieure à celle de la population infantile (12%). Pour un pays où le taux de chômage est très faible, cette société vieillissante pose problème : dans quelques années, la population active ne sera plus renouvelée, ce qui entraînera inévitablement un effondrement du système économique et social. Pourtant, nous avons tous en tête ces carrefours bondés, ces marrées humaines déferlant hors des bureaux à l’heure de pointe, me direz-vous ! Oui, certes. Mais ces personnes aujourd’hui actives ne pourront être totalement remplacées par les jeunes générations.

Lorsque j’entendais parler du faible taux de natalité japonaise et du vieillissement important de la population, je ne voyais pas l’ampleur du phénomène : il est réellement visible.

Mon amie, enseignante à Kyoto, me raconte les classes vides, les écoles et universités fantômes où elle exerce. Effrayant ! La dernière école où elle a enseigné va d’ailleurs fermer faute d’élèves pour remplir les bancs. À Kyoto ! Parmi les dix villes les plus peuplées du Japon ! De mon côté également je constate cela. À l’Université de Tokyo (la plus grande du pays), le séminaire de master 1 auquel je participe accueille une dizaine d’étudiants. Je me souviens avoir rempli aux côtés de mes camarades, bien serrés, un amphi d’une cinquantaine de places pour le même cours à l’Université française. Les infrastructures sont pourtant existantes : beaux bâtiments, salles de classes neuves et équipées… mais malheureusement plus assez de jeunes à accueillir.

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Les bébés au Japon en voie de disparition.

Pourtant, pallier ce fragile taux de natalité, ne peut pas être la seule raison de la pression sur les femmes de devenir épouses et mères. Car que l’on vive en occident ou en orient, on peut être féministe, revendiquer pour une femme le droit de choisir d’avoir ou non des enfants et avoir l’envie d’être mère. Or, ici, l’idée même du féminisme, ne serait-ce que l’égalité entre les sexes, est toujours très mal perçue, voire totalement erronée. Une militante féministe japonaise m’apprit que pour certaines femmes japonaises, le féminisme est compris comme une sorte de religion, de secte qu’il est dangereux d’approcher. Une caricature bien loin donc de la réalité. Cependant, on ne peut pas juste vivre dans une société patriarcale, avec un harcèlement sexuel au travail bien connu, sans que se développe une forme de révolte. L’Histoire nous apprend bien que l’oppressé finit toujours par se manifester d’une manière ou d’une autre. Ainsi, comment le féminisme entendu par le choix de la maternité pour les femmes est-il oblitéré au Japon ?

La promotion du « membre actif »

En réalité, si l’on se penche sur les écrits de Ayako Kano, professeure en Études de Genre à l’Université de Pennsylvanie, le féminisme existe bien au Japon, mais se base sur une définition différente de celle que l’on connaît en occident. Aussi, après lecture de textes du Professeure Kano et échanges avec certaines féministes, je vais essayer d’expliquer la place de la maternité au Pays du Soleil Levant.

Avant toute chose, rappelons que le Japon possède des croyances tirées du Confucianisme. Or dans l’idéologie Confucéenne, la famille, tout comme la communauté, est garante du bien-être et de l’épanouissement de chaque individu. Ce qui incombe en France à l’État par son rôle d’état providence. Ce premier point permet de comprendre que pour le Japon la famille est donc une structure clé dans la société. La famille représente d’ailleurs un élément si essentiel, que certaines lois sont construites dans le but de préserver l’unité familiale, là où en France, nous voulons préserver la moralité.

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Pris par de lourdes horaires, un père n’a que peu de temps libre à passer avec ses enfants.

Ainsi, donc la cellule familiale est l’une des vertus de la société nippone. Un paradoxe alors que les couples avec enfant sont de plus en plus rares. Si nous poussons plus loin notre raisonnement, la représentation traditionnelle de la famille est construite sur un duo emblématique du père travailleur et de la mère responsable du foyer. Gravitent autour les enfants et ascendants à charge. Il est ainsi facilement admis qu’une femme doit devenir une épouse puis une mère, plutôt qu’elle ne s’installe professionnellement ou même, qu’elle combine la vie de famille et la vie professionnelle. Images que le Japon a toujours entretenues par ces politiques sociales de bien-être orientées en ce sens : soutenant largement le membre actif de la famille, c’est-à-dire celui qui rapporte de quoi subvenir aux besoins des autres membres par un travail à temps plein. La vie professionnelle entrecoupée des temps de gardiennage et de ménage ne seyant pas aux caractéristiques du « membre actif ».

Aussi les femmes japonaises se retrouvent devant un dilemme : rester femme dans un rôle d’épouse et de mère ou devenir femme dans un rôle d’homme. Mais est-ce vraiment un dilemme ? Dans une société où la pensée majoritaire reste axée sur la femme au foyer et l’homme travailleur, peut-être que peu de Japonaises se posent la question de ne pas être mère. Notons que depuis les années 1970 les politiques japonaises ont été conçues pour soutenir le modèle d’une vie de famille épanouie : la dédication de l’homme à son travail rémunéré, accompagnée d’un service ménager à coût réduit effectué par son épouse. Sur cette question, il est intéressant de souligner le parallèle fait par Christian Demortier entre sa vie en Europe et sa vie en Inde. Né dans le pays, on ne peut pas se révolter contre ce qui nous a toujours été inculqué. Cependant, notre esprit d’Européen nous donne goût à la résistance et la révolte.

Une vision de la femme comme épouse et mère

D’autre part, quel serait l’intérêt de l’État à pousser l’égalité des sexes si l’un des dangers imminents est la baisse de la natalité ? En effet, de ce point de vue, le féminisme n’a aucun intérêt structurel pour le Japon. La thèse de la Professeure Kano à ce sujet est très intéressante. Il apparaît que le bien-être japonais est porté depuis bien longtemps par le « travail non-rémunéré » des femmes pour leur pays. Autrement dit : les politiques sociales du Japon sont largement basées sur le noyau dur de la famille, comme déjà précisé. Or, la femme, en tant qu’épouse et mère, est indéniablement l’individu porteur de ce bien-être social en nourrissant, protégeant, soignant… les autres membres de la famille. Travail de tous les jours, non rémunéré ! Il en est de même dans n’importe quel autre pays, cependant. Mais cette pression familiale semble d’autant plus imposante au Japon de par les nombreuses et fortes critiques qui la dénoncent.

L’épanouissement féminin japonais idéal : la femme dévouée à ses enfants. Source : flickr

La pensée japonaise se concentre d’ailleurs sur l’image de la femme comme une épouse et une mère soutenue par la société, à contrario de l’image véhiculée dans les pays occidentaux. En occident, la femme, voire le couple, assume seul son choix d’être parent, notamment par ses propres revenus. Ce qui est d’autant plus vrai pour les mères célibataires. Dans le meilleur des cas, la femme peut percevoir une aide de l’État (souvent dans les pays européens) pour retrouver un emploi après son accouchement. Au Japon, cette aide, même partielle est de droit pour toutes les femmes, dès les six semaines avant la naissance et jusqu’à huit semaines après. Pourtant, après échange avec une chercheuse coréenne, je me rends compte qu’une question peut se poser si l’on fait un parallèle entre Japon et Corée (du sud). En Corée aussi, le taux de natalité est très faible : moins d’un enfant par famille et la politique d’aide économique aux mères existe, mais cela n’a pas enrayé un radical changement de mentalité chez les femmes. Les Coréennes choisissent inexorablement leur carrière plutôt que la voie maternelle. Soutenues par l’image d’une liberté inaliénable. Alors pourquoi ce changement ne s’est-il pas produit au Japon ? Pourquoi la pensée de la cellule familiale comme entité supérieure et la maternité comme accomplissement féminin persiste ?

Une piste de réponse me vient d’abord d’une discussion avec un chercheur en histoire de l’Asie, puis me sera réitérée par un ami. Il semblerait qu’il s’est formé dans l’esprit des femmes japonaises une forme de confort à être mère. Cela résulterait de l’effort fournit pendant les guerres au XXe siècle par les femmes. Celles-ci, accomplissant les tâches parfois très rudes des hommes en leur absence, trouvaient alors le réconfort dans la maternité qui serait donc un labeur bien moins épuisant. Cette pensée du repos mérité persisterait aujourd’hui : la femme japonaise après quelques années de travail en entreprise (rappelons que les entreprises japonaises sont le lieu de forts harcèlements et asservissements), attendrait le confort d’une servitude volontaire au foyer ! Précisons, cependant, que cette explication m’est apportée par… deux hommes.

Mais bien plus réaliste que cette volonté d’être femme au foyer pour soi-disant « se la couler douce », c’est surtout cette croyance au Japon qu’il serait inacceptable de pouvoir travailler et élever correctement ces enfants. Pour l’exemple, revenons sur le tollé qu’avait provoqué la Pop star Agnes Chan en 1987, lorsqu’elle emmena avec elle son bébé en studio. Elle avait été considérée complètement non-professionnelle d’emmener son enfant sur son lieu de travail et en même temps peu sérieuse dans son rôle de mère. Pas de juste milieu, pas d’excuse, même pour les célébrités. Cependant, à l’instar d’une femme lambda, Agnes Chan pu rapidement trouver des alliés et avancer dans le milieu intellectuel en réalisant une thèse en éducation. Cette affaire eut également le mérite de faire quelque peu évoluer la condition des mères japonaises, forçant les pouvoirs publics à mettre en place certaines dispositions et services pour la garde des enfants. Mais encore aujourd’hui, le Japon est largement critiqué pour son manque de soutien, pour ne pas dire sa dissuasion, auprès des mères choisissant de travailler. Tout est fait pour les pousser dans un choix radical : c’est l’un ou l’autre.

Petites filles deviendront femmes, puis mères ? Source : flickr

Finalement, la place de la maternité au Japon reste un débat ouvert infiniment actuel qui peut servir comme desservir le féminisme. Pourquoi les japonaises continuent-elles à vouloir être mère et abandonner leurs ambitions professionnelles ? Il n’y a pas d’explication claire. Il faut avoir le courage de l’admettre, il s’agit plutôt d’une bouillie informe assaisonnée de pensées traditionnelles, de clichés, de convenances sociétales et d’absence de dispositifs sociaux efficaces. Sans oublier que les stéréotypes ont la vie dure au Japon : il y est toujours véhiculé la caricature de la femme comme un être fragile et kawaii (mignon) qui ne peut vivre sans la protection d’un mâle protecteur. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver difficile de casser ce modèle de la femme au foyer à tout prix, dévouée à sa famille, sacrifiant ses propres rêves et volontés. Affaire à suivre…

Notes

Nous pouvons par exemple citer une des conditions au changement de sexe sur l’état civil au japon.

Kano A., Japanese Feminist Debates, p. 11-13.

Kano A., Japanese Feminist Debates, p. 121.

Kano A., Japanese Feminist Debates, p. 106.

Caroline Beyer


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