Paradoxe de « l’obscénité » japonaise : le vagin interdit de Rokudenashiko

En 2014, l’artiste Rokudenashiko est arrêtée pour « obscénité » alors qu’elle décore des moulages 3D de son sexe. Objet de cette attaque judiciaire : l’obscénité ! Mondialement médiatisée, l’affaire met en évidence les contradictions d’une société sclérosée par les tabous autour du sexe féminin et plus généralement du statut de la femme. Au même moment, le sexe masculin est très largement utilisé par les artistes et le monde de la culture sans poser les mêmes soucis.

Arrestation de Rokudenashiko en juillet 2014

Le 12 juillet 2014, au Japon, il est 10h30 lorsque dix policiers (dont neuf hommes) se présentent avec un mandat d’arrêt au domicile de Rokudenashiko (de son vrai nom Megumi Igarashi).

Rokudenashiko. Source : le compte instragram de l’artiste

D’un air horrifié, ils confisquent alors la plupart de ses œuvres en guise de pièces à conviction. C’en est presque ridicule : ils emportent même une liste de souhaits personnels punaisée au mur qui mentionne son souhait de diffuser sa « manko » à travers le monde autant que de rencontrer un jour Lady Gaga…

Note : Les bulles présentées sont issues du manga « L’art de la vulve : une obscénité ? » de Rokudenashiko, à lire de droite à gauche

Rokudenashiko pratique ce qu’elle appelle « l’art manko » : elle réalise des moulages en plâtre de son vagin et les décore.

Le résultat…

Partant d’une simple plaisanterie, elle n’aurait jamais pensé que cela deviendrait un jour son activité principale. Et pourtant, les réactions offusquées autour de la visibilité du sexe féminin ne font que renforcer son obsession d’en montrer non seulement la « normalité » mais aussi sa beauté naturelle. Elle revêt alors sa perruque fétiche et prend le surnom de Rokudenashiko, qui signifie « bon à rien » . Elle acquiert une imprimante 3D et varie ses créations : lustres, robots, coques de téléphone, figurines… tout y passe pour moquer l’offuscation populaire.

Rokudenashiko fait « innocemment » poser une de ses figurines avec des huîtres sur son compte Intagram

« Manko » ne désigne rien d’autre que « vagin » en japonais. Pourtant du langage commun, le prononcer à voix haute est considéré comme extrêmement vulgaire.

Offuscation particulièrement masculine ? Peut-être bien, mais pas seulement. Dès le plus jeune âge, on apprend aux petites filles à quel point ce sujet est tabou.

Manko, le mot interdit.

Cette culture de la pudeur féminine extrême dans la société japonaise moderne fait surgir de nouvelles problématiques. En partageant son histoire et ses créations, Megumi Igarashi se rend compte qu’au-delà d’ignorer à quoi ressemble leur propre sexe, les femmes japonaises intériorisent même une certaine honte de leur propre corps, voire un sentiment d’infériorité.

Lorsqu’on l’emmène au commissariat, le policier n’ose même pas relire sa déposition, dans laquelle elle s’amuse à répéter « manko » encore et encore, par pure provocation.

Il n’est alors pas étonnant d’entendre que tous ceux qui l’interrogent sont des hommes, subordonnés à d’autres hommes. Ceux-là même ayant choisi la façon de définir de l’ « obscénité » , associée à l’exhibition outrancière de la femme, selon des hommes. Coïncidence ?

Une culture japonaise imprégnée de sexisme

Avant de se faire connaître, Megumi Igarashi était une jeune femme discrète qui se cherchait, comme beaucoup d’autres. Lorsqu’elle quitte la maison familiale pour ses études, sa naïveté s’évanouit au milieu d’une société japonaise qu’elle découvre profondément sexiste et injuste envers les femmes.

À l’époque, et encore aujourd’hui, l’enjo-kosai se pratiquait beaucoup : des hommes d’âge mûr invitent et payent de jeunes femmes (souvent étudiantes) pour partager un moment avec elles, quel qu’il soit : un simple thé, une balade, une discussion… Souvent, l’homme en vient finalement à faire des propositions plus intimes. Dans un cadre sociétal où les aides sont rares et où les hommes bénéficient d’un meilleur niveau de salaire, cette pratique est renforcée structurellement.

Elle commence alors sa carrière de mangaka (auteur.e de manga), et son arrestation lui donne une nouvelle histoire à raconter pour le moins originale…

Alors que les médias traditionnels japonais (dont la NHK, chaîne principale au Japon, contrôlée par le gouvernement) divulguent publiquement un portrait criminel et humiliant de Rokudenashiko après son arrestation, elle est sauvée du jugement par le soutien de sa communauté sur le forum 2cha.

La NHK expose les crimes supposés de Rokudenashiko, son nom réel, son âge, son adresse, accompagnés du titre de « soi-disant artiste ». ©TokyoReporter

Si l’arrestation est soudaine pour Megumi Igarashi, elle apprendra que cela faisait plus de deux mois que sa vie personnelle et artistique était secrètement surveillée par la police. Son séjour en prison lui donne l’occasion d’en dénoncer les abus. Les conditions de vie y sont en effet très difficiles pour les femmes, et les jugements pour le moins arbitraires (coupable par défaut). La cour d’assises japonaise s’appuie principalement sur les aveux comme preuve de culpabilité. En considérant que le taux de condamnation dépasse les 90% au Japon, on peut facilement imaginer que la police ne se prive pas pour extorquer des confessions en ayant parfois recours à des abus physiques, de la privation de sommeil, de nourriture, d’eau et d’hygiène intime. La garde à vue au Japon pouvant durer jusqu’à 23 jours (sans avoir le droit de consulter un avocat) contre 2 jours en France (!), on comprend aisément qu’une personne innocente craque et avoue n’importe quoi pour que le calvaire prenne fin. Ces méthodes d’un autre âge sont d’ailleurs régulièrement dénoncées par Amnesty International. En comparaison, même aux États-Unis, pays réputé pour la sévérité de sa justice, le taux de condamnation ne dépasse pas 85% (The Guardian). Dans le cas de Rokudenashiko, elle fut même mise en garde contre les prix exorbitants des avocats, sans évoquer les aides financières possibles. Tout est fait pour que la personne cède.

Finalement, Megumi Igarashi est libérée après une semaine de détention dont elle restera marquée à jamais. Elle sera cependant arrêtée une seconde fois pour les mêmes motifs, mais sauvée une fois encore par le soutien populaire. Après cet évènement, grâce à sa communauté, elle lancera un fonds pour financer la réalisation du premier kayak-vagin qui sera un succès.

Rokudenashiko dans son ‘kayak vagin’ en 2014 ©nbcnews

Avec tout l’humour grâce auquel elle raconte ses mésaventures dans le manga « L’art de la vulve, une obscénité ? » , l’artiste défend le droit fondamental d’avoir une vulve, de ne pas en avoir honte, et rejette l’aberration totale que représente le fait d’aller en prison pour cela. Aujourd’hui, Rokudenashiko voit son manga mondialement diffusé dans plusieurs langues.

Alors que les médias internationaux s’amusent de son histoire atypique, le gouvernement japonais ne parvient toujours pas à la condamner, face à l’indignation populaire et la parole des femmes de plus en plus libre. Plus déterminée que jamais, la jeune maman s’engage encore à libérer le tabou autour de la « manko » et tous peuvent désormais s’offrir pour quelques yens sa mascotte-vulve.

A la manière d’Amélie Poulain, Rokudenashiko fait poser sa mascotte vulve à divers endroits du globe, accompagnée de Pipo-Kun (mascotte de la police). Ici, en Irlande. Source : compte instagram de l’artiste

Sexe masculin ou symbole de vertu

Le Japon revendique une culture extrêmement pieuse et pudique. Et pourtant, il est de coutume de faire défiler un phallus géant chaque année, à l’occasion du Kanamara Matsuri, une fête shinto. Le sexe et la pornographie ont également une place centrale dans la société. Le sexe féminin, lui, est tabou, alors que des sextoys féminins sont monnaie courante en vente libre. Un « deux poids deux mesures » cependant respecté et approuvé.

Le Kanamara Matsuri est célébrée à Pâques chaque année à Kawasaki, en l’honneur de la fertilité. Un énorme totem de fer en forme de pénis s’érecte alors, transporté dans toute la ville. L’évènement attire des dizaines de milliers de touristes chaque année.

Des goodies en toutes genres prennent la forme de pénis, sans restriction, dans la plus grande légèreté : costumes, jeux, gâteaux, ou même sucettes. Preuve que l’exhibition du sexe masculin, loin d’être obscène, est au contraire valorisée. Il n’est autre qu’un symbole de vie et de fertilité, célébré dans toute sa grandeur. Cet emblème est révélateur de l’image virile et puissante que l’Homme doit incarner.

Quant au sexe féminin, il est systématique flouté voire censuré des images publiques. Il symbolise la honte, le secret, la passivité. Pourtant, l’image stéréotypée d’une femme hypersexualisée est largement répandue dans la culture japonaise populaire et l’industrie pornographique. Faire à la fois des femmes des objets de pudeur forcée et la cible des besoins sexuels des hommes ? Un paradoxe rapidement intenable.

Le Marketing de la sexualité

En 2019 s’ouvrait à Nagoya la première maison close de femmes-poupées spécialement prévues pour avoir des rapports sexuels avec elles. Dans les travaux d’Agnès Giard, anthropologue et chercheuse française, on découvre la vision nippone de l’érotisme, du couple, et d’une société très étouffante pour ses citoyens.

Entre 1 000 et 3 000 « poupées de l’amour » (Love dolls) sont vendues chaque année au Japon. On ne les achète pas, on les « épouse » . Agnès Giard détaille : « Il y a 13,6 millions de célibataires au Japon, or il ne se vend guère plus de mille poupées par an. Le profil du client n’est pas celui d’hommes souffrant de solitude mais au contraire de personnes qui font le choix de rester seuls par ce qu’ils jugent que le fait d’être en couple avec une vraie femme est impossible, dans une société aussi rigide et contraignante que la société japonaise. »

Extra-sexualisation des femmes

Ces Love dolls sont généralement réalisées avec un visage enfantin, pour répondre à un manque affectif de ces hommes. Ils sont alors en position de se sentir supérieur, puissant, parfaitement au contrôle d’une situation qui leur a échappée. Ce choix de vie est donc bien plus complexe que de la simple perversité, comme certains la nomment par erreur. Ces poupées ne sont en réalité pas toutes utilisées comme objet sexuel, mais bien comme une réelle source d’affection.

Au-delà de cette marketisation d’un corps stéréotypé, dans la culture contemporaine japonaise, le corps de la femme – de l’adolescente même – est quasi systématiquement hypersexualisé : une taille extra fine, une poitrine corpulente et des vêtements courts et très serrés sont des éléments indispensables du shônen. Au point qu’à force d’être exposé à de telles représentations on n’y prête presque plus d’attention.

Campagne publicitaire d’été issue de la série Bleach

Si un couple évite de s’embrasser dans la rue au quotidien, l’attitude des personnages masculins est beaucoup plus libre dans la culture manga. Que ce soit dans One piece, Fairy Tale ou Seven Deadly Sins, on voit bien que la curiosité de toucher le corps de la femme est parfaitement consommée, même sans son consentement (sans pour autant le blâmer). Dans les faits, on ne peut pas blâmer non plus la culture pop d’être responsable des comportements des hommes envers les femmes. Ces représentations font partie des miroirs de mœurs profondément ancrées. En réalité, la situation psychosociale est infiniment complexe et la culture nourrit autant les comportements sociaux que l’inverse.

The Seven Deadly Sins

Les Geishas, à l’origine de cette figure de femme hypersexualisée ?

C’est dans les quartiers de plaisir à l’époque Edo (1603-1868) que naît le métier de geisha. Nombre de clichés la présente comme une prostituée : ce qu’elle n’est absolument pas. Un de leur rôle était de distraire les clients de la prostituée, il lui était interdit d’usurper sa place. Le terme est l’association de « gei », désignant le métier d’art, et « sha », désignant un homme ou une femme : une personne des Arts. Aujourd’hui profession devenue exclusivement féminine, elle incarne le raffinement, la pudeur et l’innocence, en kimono traditionnel japonais. On la paie simplement pour s’afficher en sa compagnie. Elles excellent dans l’art du chant, de la danse, de la musique et de tenir une conversation, qu’elles apprennent dans une okiya (ou maison de geishas) où elles habitent et dans une école dédiée.

Une maiko et une geiko. Source : flickr

À l’issue d’une formation très stricte, le rituel du « mizuage » officialise son statut. Une geisha peut avoir un protecteur, « danna », un riche client qui subvient à ses besoins (cours, logement, vêtements…). Une image qui renforce un peu plus l’image virile et supérieure du patriarche. Certains abus de la compagnie rémunérée des geishas, ces femmes très maquillées aux manières strictement ritualisées ont ainsi pu conduire, avec le temps, à la soupçonner injustement de prostitution et à alimenter les fantasmes masculins.

La situation n’est pas allée en s’arrangeant avec le développement d’internet et des vidéos Hentai, une catégorie pornographique exploitant la culture otaku japonaise : tentacules, créatures, personnages de jeux vidéo : tout peut prendre potentiellement, dans l’esprit, un caractère sexuel.

Prenons l’histoire de ce Netsuke 根付 d’une pieuvre attaquant une Ama 海人 à titre d’exemple. Véritable œuvre antique de quelques centimètres dont le prix fait frémir (8000 euros), il s’agit une figure courante de la mythologie japonaise. Hokusai en a fait une représentation érotique intitulée « Le rêve de la femme du pécheur » en référence au conte de la princesse Tamatori. Celle-ci part à la recherche des perles précieuses volées à sa famille par Ryūjin, le dieu de la mer. En colère, celui-ci envoie une armée de créatures marines plus effrayantes les unes que les autres à la poursuite de la princesse Tamatori, dans le but de la tuer. Elle va alors ouvrir sa poitrine au couteau pour y cacher les bijoux afin de pouvoir nager plus vite. Elle mourra de ses blessures en arrivant sur le rivage. Hokusai l’imagine rattrapée par des pieuvres géantes pour la punir et ramener son corps au dieu de la mer. De nombreux observateurs occidentaux ont décrit la scène comme un viol, n’ayant pas forcément connaissance du contexte mythologique de l’époque. Cette simple représentation de la femme et la pieuvre a peu à peu ensemencé l’esprit d’artistes à travers le monde, de Felicien Rops à Picasso. La pop culture s’est enfin emparée de cette symbolique érotique. Ou comment une simple histoire contée il y a 500 ans quelque part au Japon s’est transformée, via l’Art, en symbole sexuel mondialement connu.

Une vision de la masculinité viriliste qui dessert aux Hommes

Il a fallu attendre 2017 pour que la réforme sur le viol du Code pénal au Japon élargisse aux hommes les termes de « victime de viol » , crime pourtant reconnu pour les femmes depuis 1907 (même si limité alors à la pénétration). Si les victimes femmes peinent déjà à accéder à l’aide nécessaire, les violences subies par les hommes sont scellées au sceau du tabou. Ces derniers sont souvent contraints de vivre dans l’isolement, selon une enquête du journal Asahi Shimbun. « Puisque je suis homme, les gens n’ont jamais voulu croire que j’étais victime. » confie un homme d’une quarantaine d’année.

Dans l’enquête du quotidien nippon, Takehito Kurono, un spécialiste qui organise une thérapie de groupe destinée aux victimes masculines, explique qu’en raison des stéréotypes sur les hommes, ceux-ci ont souvent du mal à trouver le soutien nécessaire : « Les clichés selon lesquels ils doivent être forts, voire insensibles, face aux violences prospèrent toujours dans la société. » L’image viriliste se retourne ainsi contre les hommes eux-mêmes, incapables d’exprimer leur souffrance de peur d’être jugé par les autres.

Il reste donc un long chemin à faire en termes de liberté et tolérance. Dans le cas du Japon, les progrès sociaux sont certes lents, mais pas inexistants : Un tribunal japonais a jugé reconnu ce mois-ci qu’il était anticonstitutionnel de ne pas reconnaître le mariage entre personnes du même sexe. C’est une première au Japon, seul pays membre du G7 ne reconnaissant pas encore pleinement les unions homosexuelles.

Coline Desselle


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