La plupart d’entre nous connaissent le roi des enfers japonais à travers l’amusante figure de Dragon Ball Z au visage rouge : le Grand roi Enma (ou Yama). Dans l’animé, il est le juge céleste chargé de décider si l’âme d’un mort ira en Enfer ou au Paradis. Très impatient, Enma a énormément d’âmes à juger et s’énerve très vite pour des choses futiles. Cette image populaire décrit en réalité précisément la figure colérique d’Enma Daiō, le gardien des enfers japonais selon le Bouddhisme.
Il existe deux principales conceptions des enfers au Japon, celle du shintô et celle du bouddhisme. L’enfer shintô se nomme Yomi, et c’est là où tous les individus, sans exception, se retrouvent après la mort !… qu’ils aient fait le bien ou le mal sur terre. Pas de chance, c’est game-over pour tout le monde.
La conception bouddhiste des enfers est quelque peu différente, puisque seuls les individus ayant commis de mauvaises actions s’y rendent. Selon la doctrine bouddhiste, pour savoir si un individu sera envoyé en enfer ou non, il doit subir un procès et se présenter devant un personnage à l’air maussade, appelé Enma-daiô. Tel un juge, celui-ci est chargé de décider de son sort…
Qui est Enma-daiô ?
Appelé Yama en Inde ou encore Yanluowang en Chine, Enma-daiô 閻魔大王 est le nom japonais du roi des enfers dans le bouddhisme. Il est aussi appelé Enma-ô ou simplement Enma.
Yama est à l’origine associé à l’hindouisme, où il fut simplement le tout premier humain à mourir. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’il s’est retrouvé, par la force des choses, à diriger les enfers. Une vision très pragmatique des choses.
Enma-daiô est souvent représenté sous les traits d’un oni rouge, ce démon imposant possédant des cornes. Ces ogres, dont la peau est parfois bleue, travaillent également sous ses ordres dans les enfers pour emporter les âmes déchues et les torturer. Enma porte également une robe de magistrat chinois et un chapeau à deux longues tiges ou une couronne, sur lequel est inscrit le kanji 王 « Ô » qui signifie roi. Il tient généralement un shaku dans une main, un bâton rituel qu’il est facile de confondre avec une épée dans les illustrations. Enfin, le roi des enfers porte une large barbe noire.
En tant que souverain des enfers, Enma-daiô décide de qui rejoint ou non les enfers. Son jugement est toujours juste et indiscutable, puisqu’il se base sur les actions passées du défunt pour émettre sa décision. Ce que l’ont sait moins, c’est que ce tribunal céleste est en tout composé de dix juges, ou dix rois 十王 (Jû-ô), dont Enma-daiô est le plus important.
Comment se déroule un procès devant Enma-daiô ?
Avant de savoir s’il pourra entamer son cycle de réincarnations ou s’il sera envoyé aux enfers (jigoku 地獄), le défunt doit subir le jugement d’Enma-daiô.
Le procès a lieu dans une zone des enfers appelée Meido 冥土, mais avant de pouvoir s’y rendre le défunt va passer devant plusieurs juges. Dans les sept jours qui suivent sa mort, l’âme devra traverser la rivière Sanzu où il rencontrera le premier juge, qui décidera de le laisser passer ou non. S’il peut passer, alors le défunt pourra se présenter devant le deuxième juge dans les sept jours suivants et ainsi de suite jusqu’à arriver devant Enma-daiô.
Il faut savoir que les funérailles que le défunt a reçues ou encore les offrandes faites par sa famille peuvent influencer le jugement rendu par les juges. Une particularité culturelle qui avantagait les riches mais surtout permettait aux structures religieuses de bénéficier d’avantage d’offrandes dans la peur d’une damnation éternelle. À ce titre, Enma-daiô n’est pas le tout dernier juge… Le défunt peut encore avoir une chance d’être jugé 100 jours, 1 année ou encore 3 ans exactement après sa mort, d’où l’importance des rituels à observer par sa famille lors de ces jours précis.
Le passage devant Enma-daiô est un moment clé pour le défunt, car il va pouvoir également se défendre oralement. Selon les traditions, le roi des enfers possède soit un parchemin récapitulant les bonnes et mauvaises actions du défunt, soit un miroir qui peut lui montrer directement toutes ses actions passées. Le miroir est particulièrement efficace, puisque si le défunt se défend d’avoir commis une mauvaise action, Enma-daiô peut directement le vérifier dans le miroir.
Comme lors un procès terrestre, le défunt a droit à un avocat, qui n’est autre que Jizô Bosatsu. Ce dernier est un Bodhisattva, c’est-à-dire un être qui a atteint l’éveil mais qui a décidé de retarder volontairement son entrée dans le nirvana. Jizô Bosatsu a préféré rester pour veiller sur les êtres humains et endurer leurs souffrances avec eux. Il a donc décidé qu’il ne deviendrait pas un Bouddha avant que les enfers ne soient vidés.
Jizô Bosatsu est une figure très connue au Japon. On le trouve généralement sous la forme de petites statuettes (voir notre article dédié) puisqu’il accompagne aussi les enfants mort-nés, ou pendant la grossesse, qui sont par conséquent vulnérables dans l’au-delà. En tant qu’avocat, il plaide pour que la peine des défunts soit atténuée.
Les enfers dans le bouddhisme
Une fois le jugement rendu, les condamnés se rendent dans leurs enfers respectifs. Car il n’existe pas un seul enfer ! On dénombre huit cercles des enfers, chaque cercle possédant deux versions : une version brûlante et une version glacée, ce qui fait un total de 16 zones infernales. Le bouddhisme japonais retient en général seulement huit enfers, les versions brûlantes, appelées les « Huit grands enfers » 八大地獄 (Hachi dai Jigoku).
La zone des enfers dans laquelle est envoyé le défunt dépend de la gravité des crimes qu’il a commis. Ainsi, quelqu’un qui a commis un meurtre n’ira pas dans le même enfer que quelqu’un qui a commis un vol. Mais peu importe le crime, les punitions ne sont pas réputées pour être tendres. Elles sont infligées par les oni (ogres et démons), qui adorent torturer les humains. Selon la croyance, les oni seraient des humains ayant commis des crimes tellement violents qu’ils ont été directement transformés à leur mort et envoyés dans les enfers pour y travailler.
Une des particularités des enfers du bouddhisme est que le défunt n’est pas censé y rester éternellement. Pas question d’y bruler pour l’éternité comme dans la chrétienté. La punition doit durer assez longtemps pour que le défunt vive un « véritable enfer » mais il ne reçoit pas la damnation éternelle.
Les acolytes d’Enma-daiô
Parmi les oni sous les ordres d’Enma-daiô, on trouve Gozu et Mezu. Ces deux oni sont facilement reconnaissables grâce à leur tête caractéristique et différente des autres oni : Gozu possède une tête de taureau et Mezu une tête de cheval. Ce sont les gardiens des portes des enfers et ils ont pour fonction principale de pourchasser les défunts s’ils essayent de s’échapper de leur enfer…
Enma-daiô est aussi toujours accompagné de deux secrétaires, appelés Shiroku et Shimyo. Ils sont notamment présents lors des procès où Shiroku a pour mission de noter le jugement rendu par Enma-daiô et Shimyo de l’annoncer au défunt.
La légende de la statue d’Unkei
Il existe au temple Enno-ji de Kamakura une statue d’Enma-daiô dont la légende est très connue. Elle concerne Unkei 運慶 (1151-1223), un sculpteur japonais spécialisé dans les images religieuses. Lorsque Unkei mourut, il passa comme tous les défunts devant le tribunal du roi des enfers, et qu’Enma-daiô en profita pour lui faire passer un petit message…
Le roi des enfers lui déclara que tous les portraits que les humains avaient fait de lui ne lui ressemblaient absolument pas. Il décida alors de renvoyer Unkei sur terre pour qu’il puisse faire un vrai portrait d’Enma, maintenant qu’il l’avait vu de ses propres yeux. C’est justement cette statue, faite après son retour sur terre, qui se trouve au temple Enno-ji !
Les enfers existent dans la plupart des croyances, avec d’importantes variantes. L’enfer selon les japonais, largement influencée et modifiée au cours du temps dans sa représentation, est l’une des verssions les plus rationnalisées, codifiée et détaillées qui existe dans le monde. De nombreux ouvrages religieux furent édités et des représentations détaillées de l’enfer et d’Enma circulaient déjà il y a plusieurs siècles grâce au Ukiyo-e, la technique japonaise d’impressions d’images sur bois.
Enma n’est pas à confondre avec le Satan de l’occident. Enma n’est qu’un simple fonctionnaire dans l’organisation de l’après-vie et, bien qu’il ait du tempérament, il ne torture pas lui-même les âmes déchues. Son rôle est de maintenir une forme d’ordre dans le chaos de l’enfer, ainsi que sur les démons dont il doit également garder le contrôle. Dans l’inconographie japonaise, il n’est ainsi pas rare de voir Enma chasser un de ses propres démons qui tente d’échapper à sa vigilence.
Toutes ces images violentes exposent les incroyables souffrances que subissent ceux qui ne respectent pas les règles de vie en société et les bonnes moeurs. Cette conception bouddhiste de la mort apparait cruelle, mais elle possède tout de même quelques avantages : le futur défunt sait à quoi s’attendre de son vivant et sa famille peut l’aider à traverser cette épreuve même après la mort. Comme dans la plupart des religions, c’est également un outil politique puissant de contrôle des masses dans l’objectif de maintenir le paix et les bonnes moeurs par la peur. Mais alors, Enma ferait-il encore peur à quelqu’un de nos jours ?
Claire-Marie Grasteau