Entre actualités morbides et sentiment d’espoir, il y a tout un nuancier que l’artiste Sho Shibuya s’est empressé de figer sur des couvertures de journaux.
Guerres, catastrophes, injustices, anthropocène… l’actualité défile à un rythme effréné, tissant chaque jour un fil rouge d’angoisses collectives. Face à cette saturation émotionnelle, nombreux sont ceux qui choisissent de couper les ponts, voire de jeûner de toute information. Deux ans sans journal, sans flux continu d’alertes : pour certains, ce fut la période la plus apaisée de leur vie.
Pour d’autres – plutôt que de fuir – il s’agit de chercher à réinventer le regard porté sur le monde. Et si, plutôt que de sombrer, on repeignait l’actualité ? C’est le pari sensible et radical de l’artiste japonais Sho Shibuya : transformer non pas chaque sachet de thé, mais chaque une de journal en œuvre poétique. Une manière de filtrer le chaos à travers la lumière du matin.
Sho Shibuya : quand le soleil se lève sur la presse
Vous aviez peut-être découvert l’incroyable monde en carton recyclé d’Ohno Monami ? C’est désormais l’heure des levers de soleil de Sho Shibuya.
C’est durant le premier confinement, en mars 2020, que tout commence. Enfermé dans son petit appartement de Brooklyn, Sho Shibuya, designer et artiste d’origine japonaise, se sent submergé par le flot incessant d’informations anxiogènes. La pandémie, comme pour beaucoup, provoque une « infobésité » qui oppresse et paralyse.
Mais au milieu du silence retrouvé – plus de klaxons, plus de foule – une beauté oubliée refait surface : le lever du soleil. Tous les matins à 5 h, la lumière infiltre son appartement. Ce moment suspendu devient une respiration, une méditation, une promesse. Et surtout : un motif.
Ainsi naît « Sunrises from a Small Window« , une série quotidienne dans laquelle Sho Shibuya recouvre la une du New York Times d’un lever de soleil stylisé, minimaliste, toujours différent. Le journal devient toile. L’information, matière. Chaque lever de soleil, inspiré par la météo, la palette du ciel, ou l’humeur du jour, est une réponse poétique à l’instant.

Une œuvre plus politique qu’on ne le croit
Ce geste simple – peindre un lever de soleil – n’est pas naïf. Il est profondément politique. À travers lui, Sho Shibuya oppose la permanence des cycles naturels à l’éphémère tourmenté de l’actualité.
D’un côté, l’événement : brutal, rapide, souvent tragique. De l’autre, le soleil : constant, impassible, cyclique.
Mais l’artiste ne se contente pas d’observer : il s’engage. Certaines unes, recouvertes de couleurs sombres ou de formes évocatrices, portent des messages puissants.
« La première œuvre engagée que j’ai réalisée, c’était après le meurtre de George Floyd. Une couverture noire, sans motif, pour signifier l’horreur et le vide »
Incendies en Californie, inondations en Europe, guerre en Ukraine, famine à Gaza… Chaque actualité majeure trouve sa traduction visuelle, épurée, mais percutante. Par exemple, sur la une du 14 mai 2025, intitulée “Starvation”, Shibuya représente une casserole criblée de balles, en référence au blocus humanitaire à Gaza. Un symbole à la fois ordinaire, mais déchirant, détourné pour dire l’absurde.

L’art comme levier de mobilisation
Certaines œuvres sortent du cadre de la contemplation pour devenir un appel à l’action.
En 2020, en collaboration avec Patti Smith, l’artiste réalise “It’s in Our Hands”, une série pour encourager les Américains à aller voter. L’œuvre est publiée sur Instagram et touche immédiatement : des dizaines de messages lui parviennent de personnes disant avoir voté grâce à cette impulsion artistique.
À travers ces gestes, Sho Shibuya rappelle l’un des rôles fondamentaux des artistes : non seulement ils sont témoins du monde, mais ils sont aussi des moteurs de conscience et d’engagement.
Minimalisme, symboles et héritage japonais
L’esthétique de Sho Shibuya puise profondément dans ses racines culturelles. Le minimalisme japonais, influencé par le wabi-sabi, la calligraphie et l’ikebana, le kintsugi irrigue chaque composition. Couleurs réduites à l’essentiel, formes géométriques, aplats doux, transparences subtiles… Tout évoque l’épure et la délicatesse.
Mais cette tradition s’hybride avec la modernité new-yorkaise : le rythme urbain, le design graphique, les tensions politiques. Shibuya fait dialoguer les extrêmes, le silence et le bruit, la lenteur et l’urgence.
Son travail est également traversé par des préoccupations environnementales : recyclage des journaux, encres non toxiques, réflexions sur l’éco-responsabilité. L’objet journal devient à la fois support, symbole et archive.
Fixer le temps qui passe
À travers ses œuvres, Sho Shibuya tente de figer l’instant, de rendre visible ce qui échappe. Chaque couverture devient une capsule de temps, une trace sensible du présent. Un travail qui incarne une idée forte : dans un monde saturé d’images et de drames, nous avons besoin d’artistes pour transformer l’information en émotion, et l’instant en mémoire.
« Ce qui m’intéresse le plus, c’est le temps. Pour moi, c’est le seul concept véritablement équitable. Il relie toutes les espèces. Ce que je dis maintenant appartient déjà au passé. Ce décalage m’obsède »
Certaines unes marquent plus que d’autres. Parmi elles, celle où l’artiste recouvre le New York Times du drapeau palestinien, en réponse à l’offensive militaire d’Israël. Une prise de position forte, rarement vue dans les sphères artistiques new-yorkaises.

Il cite alors l’écrivain Haruki Murakami :
« Entre un mur haut et solide, et un œuf qui se casse, je serai toujours du côté de l’œuf.»
Son travail nous rappelle que, malgré tout, chaque jour, l’aube se lève. Et que c’est peut-être là, dans cette persistance discrète du soleil, que réside notre plus grande source d’espoir.
– Maureen Damman

















































