Une nuit de 2015, une ex petite copine japonaise me réveillait en pleine nuit, un couteau sous ma gorge… Subtile nuance, elle voulait me tuer, sans doute pas par amour… C’est moins sympa, certes, mais au moins, ce n’était pas une « Yandere » (ヤンデレ)… Quelques jours de réflexion plus tard, mon sac à dos sur l’épaule, je m’enfuyais pour de nouvelles aventures. Ça ne valait pas le coup de mourir pour une histoire de cuvette de toilette… Mais qui sont ces Japonaises, réelles ou fictives, qui poignardent leur petit ami par amour, et pourquoi cette fascination autour du phénomène ?
D’un début controversé dans la culture populaire, en passant par les jeux vidéo, puis à l’essor mondial et à la fascination morbide pour ses représentantes emblématiques dans la vraie vie, nous allons nous pencher aujourd’hui sur un phénomène à la fois inquiétant, troublant, mais surtout… devenu macabrement international.
Naissance du phénomène et personnages emblématiques dans la pop-culture
Le phénomène des Yandere a connu ses premières heures dans la culture populaire, à travers, comme c’est parfois le cas au Japon, le jeu vidéo et les animés. Le terme est un néologisme venant de la contraction de deux mots bien distincts : yanderu (病んでる) désignant une personne atteinte de maladie mentale, et de l’onomatopée deredere (デレデレ) communément employée pour désigner une personne très amoureuse. Il est alors aisé de comprendre qu’on parle ici d’un amour « maladif » qui va inévitablement impliquer des dérives, jusqu’à l’envie de meurtre dans l’espoir de contrôler l’autre au point de vouloir lui prendre la vie.
Attention cependant, l’image de la femme jalouse prête à violenter son compagnon en cas d’écart de celui-ci n’a pas la même dimension que le phénomène rencontré au Japon. La Yandere est bien souvent représentée dans les œuvres japonaises comme une jeune fille passionnément amoureuse d’un personnage masculin, pour qui elle serait prête à tout. Mais d’un amour devenu tellement maladif qu’il suffit d’un tout petit élément, même le plus insignifiant, afin de déclencher une rage meurtrière. Le tout dans des proportions parfois démesurées.
La Yandere, pour être qualifiée ainsi, doit cocher plusieurs cases :
– Être maladivement amoureuse
– Être prête à assassiner son amoureux ou ses potentielles rivales
– Les meurtres se font à l’arme blanche principalement (bien que des variantes soient possibles : pousser sous un train, empoisonner…)
– Tuer, avec comme motivation unique l’amour.
L’expression prendra son essor à la sortie du jeu vidéo « School Days » (スクールデイズ) en 2005. C’est un jeu vaguement érotique se passant dans un lycée (Oui, érotique et lycée dans la même phrase, nous sommes bien au Japon). Avec pour intrigue l’histoire d’un jeune homme plutôt volage, qui tente de séduire une fille dont il est amoureux. Il demandera de l’aide à sa meilleure amie, qui, magie du scénario, est elle-même secrètement amoureuse du protagoniste. Nous passerons les détails concernant ce jeu qui est d’une médiocrité abyssale, ni ne nous appesantiront non plus sur sa version animée. Mais sans spoiler, il est question à la fin du jeu vidéo, dans ses bad-endings, qu’une des protagonistes féminines assassine, par amour, le héros…
Il n’en fallait pas plus pour populariser le personnage de la Yandere qui vivra son véritable âge d’or au Japon entre 2005 et 2015, soit près d’une décennie d’apparition dans de nombreuses œuvres. Parfois comme personnage secondaire, parfois un peu plus mis en avant, comme ce fut le cas dans l’animé « Mirai Nikki » (未来日記) que nous ne vous spoilerons pas.
Difficile dès lors d’expliquer la raison d’un tel succès, si ce n’est par la fascination que pouvait susciter ce type de protagoniste. Mais quelle en est la raison ? Et surtout, comment expliquer que certaines personnes voyaient dans les Yandere une sorte de personnification de la passion amoureuse, au point de rêver eux-mêmes de vivre un jour un amour si intense qu’ils se feraient poignarder ? Ou devons-nous y voir ici une des expressions physique du manque affectif dont souffre la société nippone où près de 40% des moins de 34 ans sont encore vierges, avec un pourcentage de célibataires de près de 60% dans la même tranche d’âge, selon les sources. Mais le phénomène devait-il se cantonner à l’archipel ?
L’engouement finira par dépasser les frontières du pays pour s’exporter à l’international, comme beaucoup de sous-produits culturels japonais. En 2014, un Américain travaillant sous le pseudonyme de « YandereDev » sortit le célèbre jeu, toujours en bêta à l’heure actuelle, « Yandere Simulator ». Ce jeu place le protagoniste dans la peau d’une Yandere évoluant dans un lycée, et qui veut attirer l’attention de son Senpai dont elle est follement amoureuse. Le jeu consiste en une succession de meurtres de rivales potentielles de différentes manières sordides. La sortie de ce jeu sera le marqueur de l’extension à l’international de l’image d’une tueuse malade d’amour, suscitant le même engouement dérangeant parmi une catégorie de la population masculine dans divers pays du monde entier.
À partir de 2015, l’engouement pour ces jeunes criminelles de fiction finira par s’atténuer peu à peu jusqu’à quasiment disparaître du paysage, malgré deux ou trois personnages toujours populaires ici et là. Cependant, un évènement bien réel viendra raviver la flamme des fans de Yandere.
Yuka Takaoka (高岡由佳), la plus emblématique des Yandere du monde réel
Mai 2019. La police débarque dans le quartier de Shinjuku suite à un appel mentionnant un jeune homme étalé dans la rue, couvert de sang. Le jeune homme gisait au sol, quasiment dénudé, avec une plaie béante au niveau du ventre, en pleine agonie.
Mais ce qui marquera les esprits des japonais et viendra ancrer la légende des Yandere dans la vraie vie, fut la scène ubuesque dont furent victimes les policiers et badauds arrivés sur place : à ses côtés, se tenait sa petite amie, Yuka Takaoka. Jusque-là, rien d’anormal, peut-être attendait-elle patiemment les secours en lui tenant compagnie, nous dicterait le sens commun… Non.
La scène semble surréaliste, presque emblématique. L’une des photos les plus célèbres de son arrestation montre la jeune femme, assise devant sa victime, couverte de sang, en train de parler calmement au téléphone, une cigarette à la main. La violence de la scène vient trancher avec l’apparence angélique et détachée de la jeune femme, qui ne résista aucunement à son arrestation.
Une autre photo vint renforcer la légende : on peut voir Yuka, assise dans le véhicule de police, en train d’esquisser un sourire derrière ses lunettes. Un rictus diabolique sur un visage bien trop parfait pour être coupable… Son petit ami, par un quasi-miracle, survivra à ses blessures.
La jeune femme déballera son récit ayant conduit à son geste qui aurait pu être fatal lors de son interrogatoire. Et l’histoire est bien plus complexe qu’elle n’en a l’air.
Les deux jeunes gens travaillaient dans le milieu de la nuit tokyoïte. Elle était hôtesse et lui, hôte. Ce métier se pratique dans des clubs et consiste à tenir compagnie à des clients venus s’entourer de jeunes et belles personnes séduisantes. Le rôle des hôtes et des hôtesses est alors de maintenir la conversation et le jeu de séduction dans le but de faire boire le plus possible le client et, in fine, lui faire dépenser le plus possible.
Phoenix Luna, âgé de 20 ans au moment des faits, est le petit ami en question. Yuka tomba éperdument amoureuse de lui, au point de lui rendre visite souvent dans le club où il travaillait afin de dépenser le maximum avec lui pour lui permettre de se hisser dans le monde des hôtes de luxe et d’atteindre un niveau encore plus élevé dans le classement des hommes les plus demandés. Un peu à la manière du très caricatural « employé du mois » que l’on peut voir dans certaines séries TV. Rien de bien surprenant car au final, un hôte occupe un poste commercial d’incitation à la consommation. Cependant, celui-ci ne se cachait pas de son mode de vie de play-boy et ne voyait pas en Yuka une relation sérieuse, ni durable. Il ne voulait pas non plus spécialement se débarrasser d’une manne financière qui se voulait assez conséquente… Cruel dilemme pour notre Casanova imbu de sa personne : doit-il la rejeter ou entamer un semblant de relation, tout en ne renonçant pas à quelques petites aventures occasionnelles ? Cependant, la jeune femme commença à ressentir de la jalousie et finit par commettre l’impensable : tenter de tuer l’homme qu’elle aimait tant… par amour.
Une sensation étrange réveilla le jeune homme. Quand il ouvrit les yeux, la première chose qu’il vit fut Yuka, tenant un poignard dans ses mains, mais aussi le sang qui s’écoulait de son abdomen. Il parvint à s’enfuir, rassemblant le peu de forces qui lui restait, non sans asséner un coup de poing à son agresseuse, afin d’aller chercher de l’aide dans la rue. Une fois à l’extérieur, au prix d’un effort considérable et d’une perte de sang conséquente, la victime s’effondra. Très calmement, mais comme dans un élan de conscience, Yuka prit son téléphone afin d’appeler les secours pour sauver son amoureux qu’elle venait de poignarder. Ensuite, la suite de l’histoire fournit au monde ces images très perturbantes, qui allaient alimenter la légende et la fascination autour de la « real Life Yandere » ; la jeune fille attendit patiemment les secours, imperturbable et satisfaite, comme décrit plus haut.
Phoenix, dont le sort justifiera le surnom choisi de manière quasi prophétique, renaîtra de ses cendres. En effet, il survivra à ses blessures, au prix d’une très longue rééducation. Cependant, reconnaissant une part de torts dans son comportement, il ira jusqu’à « pardonner » le geste de la jeune femme (le condamnant toutefois). Il précisa même que s’il avait réussi à se hisser parmi les meilleurs hôtes du quartier, c’était grâce à Yuka. Il lui accorda son pardon lors de l’audience et alla même jusqu’à demander au juge de réduire la sentence à l’encontre de la jeune femme, admettant qu’il n’aurait pas dû la tromper ni se jouer de ses sentiments.
À l’issue d’un jugement où l’état mental de Yuka Takaoka fut remis en question, elle fut reconnue apte à recevoir un jugement et fut condamnée à purger une peine de prison de 3 ans et demi et à payer 40 000 euros de dommages et intérêts à sa victime. Elle fut libérée en 2023.
Explosion du phénomène des Yandere : conséquences et idolâtrie
Nul n’aurait pu imaginer que le phénomène, d’abord connu principalement des Otakus, prendrait une telle ampleur à la suite de ce fait divers. Et pour cause : les photos prises par la police après son arrestation, combinées à une histoire rappelant celle des Yandere de mangas, finirent par hisser Yuka Takaoka et le phénomène Yandere à un niveau international !
De criminelle à icône, ce type de comportement n’est pas sans rappeler le phénomène très connu en psychologie d’hybristophilie, qui conduit des personnes à tomber amoureuses de tueurs ou de personnes ayant commis des actes délictueux particulièrement atroces.
Il est en effet assez courant que des personnes ayant commis des actes criminels atroces se retrouvent soudainement assaillies de courriers et de demandes en mariage de la part de fans. Entre autres, des criminels tels que Ted Bundy, Ed Kemper, Jeffrey Dahmer n’ont certainement jamais manqué de lecture durant leur incarcération. Mais est-ce que ce phénomène seul peut suffire à expliquer un tel engouement ? Eh bien, notre Yandere ne déroge pas à la règle, et celle-ci ne peut pas non plus se plaindre d’être tombée dans l’anonymat le plus total : elle reçoit, toujours à ce jour, de multiples lettres d’admirateurs malgré son incarcération. De nombreux fan-arts ainsi que des commentaires extrêmement dérangeants fleurissent quotidiennement, encore maintenant plus de 3 ans après les faits, sur son compte Instagram. Déclarations d’amour, souhaits de certains d’être « l’élu de son cœur » afin de recevoir eux-mêmes le coup de couteau fatal de l’amour, idolâtrie…
Autre fait troublant ayant fait suite à l’arrestation de Yuka Takaoka, une horde de fans du monde entier ouvrit de multiples cagnottes sur une plateforme de financement participatif afin de couvrir les frais judiciaires de la Yandere. Bien sûr, suite à de nombreux signalements dénonçant qu’une criminelle puisse percevoir une quelconque aide financière, les plateformes refusèrent ces cagnottes et l’argent fut rendu aux donateurs. Mais cela ne suffisait pas à calmer la ferveur.
En effet, commencèrent à fleurir un peu partout sur le net des hommages et autres œuvres glorifiant celle qui entrera à la postérité de la manière la plus glauque imaginable, comme la « Real Life Yandere ». Nous vous invitons d’ailleurs à aller effectuer une petite recherche sur Google afin de constater par vous-même l’étendue de la fascination pour le personnage comme pour le phénomène Yandera. Des dizaines de milliers de fans et une sub-culture graphique aussi riche de malaisante.
Yuka Takaoka est libérée cette année, sa peine de 3 ans et demi de prison arrivant à sa fin. Il n’y a nul doute quant au fait qu’elle est traitée comme une héroïne et qu’elle ne peinera pas à se trouver un nouveau compagnon parmi la foule de prétendants qui veulent se jeter à ses pieds. Il y a fort à parier que sa sortie de prison viendra redonner un petit coup de jeune au phénomène, que nous espérons temporaire.
Vide affectif et isolement amoureux et social : une explication plausible à l’envie de se faire poignarder par amour ?
Comme rappelé un peu plus haut, le Japon est un pays connu pour son taux de célibat extrêmement élevé, de l’ordre de 60 à 70 %, avec près de 40 % des moins de 34 ans, tous sexes confondus, étant encore vierges. Ceci, dans un contexte d’hyper-sexualisation des jeunes. Et la culture laborieuse ainsi que l’esprit de compétition n’arrangent en rien les perspectives d’une vie sentimentale équilibrée et épanouissante. Surtout dans un pays où les clichés concernant les rôles que doivent tenir chacun des deux genres dans un couple sont encore très présents. Et il faut dire que la perspective de renoncer à une carrière après de longues études coûteuses et un endettement conséquent pour certains ne pousse en rien à vouloir sacrifier une partie de sa vie dans une relation. Les femmes, une fois n’est pas coutume, en paient parfois le plus lourd tribut. Sans oublier le coût faramineux de l’éducation d’un enfant dans l’archipel ! Mais il ne faut pas non plus généraliser. Bien qu’ils deviennent rares, il existe des mariages parfaitement heureux et de très belles histoires familiales, comme partout dans le monde.
La tendance mondiale dans les pays développés allant inexorablement dans le même sens que la société japonaise, il n’est alors pas surprenant, pour peu que l’on accorde du crédit à cette théorie, que le concept de la Yandere ait pu susciter un tel engouement. Loin de l’image d’une meurtrière malade mentale, se dessine dans l’imaginaire collectif une vision très romantique de la figure représentée par celle devenue l’icône des Yandere dans la vraie vie, Yuka Takaoka. Nous tenons à rappeler que le créateur du dérangeant « Yandere simulator » est un citoyen des États-Unis (la culture « weeb » y ayant un foyer vif). Mais aussi que ce projet a vu le jour suite à l’engouement que représentaient les Yandere en Occident, sous la pression de fans du forum 4chan, connu pour leurs comportements parfois borderlines (trolls, incels,..). Dans l’aigreur, l’isolement et la frustration naissent les monstres.
Il faut reconnaître qu’à cause de l’anxiété généralisée provoquée par nos modes de vie toujours plus orientés vers les injonctions sociétales de réussite et de possessions matérielles, couplés à la course effrénée vers le confort, en passant par les enjeux anxiogènes auxquels doivent faire face les générations actuelles et à venir, les perspectives ne sont pas à l’élaboration de projets de vie épanouissants et basés sur des nécessités humaines. L’époque se prête toutefois à un renouveau intéressant en termes de possibilités sentimentales et d’acceptation de tous les styles de vie, dans une logique d’épanouissement humain. Deux visions antagonistes qui cohabitent difficilement et se repoussent l’un l’autre. Mais pourtant, c’est dans ce contexte paradoxal que se détruisent les conceptions mêmes d’une relation saine. Les volontés les plus fortes s’ébranlent au point de perdre la raison. Et c’est sous le prisme de toutes ces conditions réunies que la Yandere en vienne à représenter l’amour dans ce qu’il a de plus philosophique, passionné, en termes d’expression matérialisée dans le monde réel : l’amour, s’il n’est pas possible dans la vie, peut-il alors perdurer dans la mort ? Alors qu’il est généralement coutume de dire « jusqu’à ce que la mort nous sépare » lors de l’échange des vœux lors d’un mariage, la Yandere vient, de son acte désespérément malade et dissonant, nous susurrer que c’est dans la mort que restera l’amour du sacrifié… Éternellement.
Gilles Chemin
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