Au Japon, rien ne semble arriver par hasard. Alors que Poulpy explorait Ginza, nous tombons sur une exposition d’œuvres d’art dans un sous-sol peu fréquenté d’un vieux centre commercial. Au centre de la pièce, un homme peint avec la bouche depuis une chaise électrique d’assistance. Nous réalisons alors que toutes les œuvres que nous voyons autour de lui ont été créées par des artistes ayant tous un lourd handicap moteur. Ceux-ci expriment leur liberté et singularité à travers la peinture, à l’aide de leur bouche ou de leur pied. Derrière chaque réalisation, nous voyons plus qu’une image, mais un véritable tour de force, de dépassement de soi.
C’est en allant visiter une galerie d’art à Ginza que j’ai soudainement faim. Je m’engouffre au hasard dans un vieux bâtiment en face de la station Yûrakuchô. Au sous-sol, je découvre un gigantesque complexe de petites boutiques datant des années clinquantes. Entre les boutiques, de petites galeries d’art exposent des œuvres temporaires que je qualifierais de citoyenne. Pas de peinture à 15000 euros ici. Mais des réalisations d’artistes pas forcément connus mais qui mériteraient sans doute de l’être.
C’est dans l’une de ces galeries que je rencontre Toshihiro Ishibashi. Il réalise en live, devant 2 spectateurs médusés, une peinture avec sa bouche. À l’âge de trois mois, Toshihiro a subi une forte fièvre qui a causé une paralysie cérébrale, laissant ses membres sans vie. Toutes les peintures de ce lieu éphémère sont réalisées par des personnes à mobilité réduite, à l’aide de leur bouche uniquement ou des pieds… Un véritable choc au regard de la qualité des œuvres qui se trouvent ici. Des peintures qui ne sont pas belles parce qu’elles ont été peintes par des personnes handicapées, mais qui sont simplement de l’expression artistique de qualité.
En témoigne notamment ce magnifique cerisier en pleine floraison, réalisé par Minami Masanori, sur un fond doré telle une ancienne peinture de paravent. L’œuvre fait près de 2 mètres de large…
…et son degré de précision et de détails est remarquable.
Sous le charme, je décide d’en apprendre plus sur cette association. J’ai alors la chance de rencontrer Ayumi Yoneyama, responsable de la branche japonaise de l’Association internationale des artistes peignant de la bouche et du pied, qui a accepté de me renseigner.
L’AAPBP (sous sa forme abrégée) a été fondée en 1957 par Arnulf Erich Stegmann dans la principauté du Liechtenstein. Né en 1912, l’homme était atteint d’une poliomyélite qui l’a privée de l’usage de ses mains. Il se mit alors à écrire et peindre avec la bouche. Sa ténacité lui permit de faire – et de réussir – des études. En 1932, il ouvrit une maison d’édition qui commercialisa des cartes avec des reproductions de ses œuvres.
Après la Seconde Guerre Mondiale qu’il passa sous surveillance politique, Stegmann décida d’aider les artistes handicapés à être reconnus en société et à vivre de leur art. C’est ainsi qu’il créa l’AAPBP dont il fut le président jusqu’à son décès en 1984. À ses débuts, l’association réunissait 18 artistes… Aujourd’hui, ils sont plus de 800 répartis dans 75 pays à travers le monde, dont le Japon ! Cette découverte hasardeuse prenait soudainement tout son sens.
La première Japonaise à l’avoir intégrée fut Junkyo Oishi au début des années 60. Aujourd’hui, ils sont 21 membres japonais, de tout âge et sexe confondu. Au sein de l’association, les membres sont divisés en trois rangs : membre, membre-associé, étudiant. Ils vendent des reproductions de leurs tableaux pour engranger une bourse leur permettant de poursuivre des études. Cette bourse couvre leurs frais de matériel et les dépenses quotidiennes. Le but de l’association est qu’à terme ses membres puissent tirer un revenu de leur travail pour atteindre une indépendance financière. L’opportunité de vivre une vie digne et libre, comme n’importe qui.
Ici, chaque personne a un parcours différent, une histoire personnelle toujours singulière. Certains sont handicapés de naissance et ont donc dû apprendre à écrire à la bouche/au pied dès leur plus jeune âge. Puis l’art les a attirés, et ils se sont tournés vers la peinture par choix. D’autres personnes ont perdu l’usage de leurs mains suite à un accident. Elles se réadaptent alors dès l’hôpital et certains accidentés prennent alors la voie de l’art. Au début, la rééducation consiste à apprendre à tracer des lignes droites. Puis, chacun progresse à son rythme. De même que chacun choisit ensuite de peindre selon la technique qui l’attire. Pour certains, ce sera la peinture à l’huile, pour d’autres l’aquarelle ou les crayons de couleur.
L’association organise plusieurs expositions par an à travers le Japon, comme celle sur laquelle je suis tombé par hasard. De plus, elle prête des œuvres à d’autres associations et des entreprises pour leurs propres expositions. C’est un moyen pour augmenter la visibilité des artistes de l’AAPBP. Ceux-ci se rendent dans des centres communautaires et des écoles pour faire découvrir leur art et sensibiliser au handicap, notamment par des réalisations publiques.
Parmi les artistes dont les tableaux sont exposés à Yûrakuchô, mon regard est attiré par le dessin d’une jeune artiste, Kaori Mushika. Son œuvre « Pink and Blue » représente deux jeunes filles se régalant d’une glace dans un style kawaii-pop. Kaori Mushika est âgée de 20 ans, quatre mois après sa naissance (prématurée) on lui diagnostique une arthrogrypose, une maladie congénitale qui lui paralyse les articulations. Mais son handicap ne l’a pas empêché de poursuivre une scolarité dans un établissement adapté, puis de trouver un emploi dans une maison de retraite après ses études. Sa passion pour le dessin et le design remonte à l’enfance, elle a même gagné un prix en 2016 lors d’un concours pour décider du logo du 42ème Sommet du G7. Elle publie depuis peu ses réalisations sur son compte instagram.
https://www.instagram.com/p/Bx1-hsQp9yC/
Quant à la manière dont le handicap est perçu par la société japonaise, Ayumi Yoneyama répond qu’au Japon les personnes handicapées ont accès à des infrastructures qui se sont adaptées récemment, mais que l’écueil vient plutôt des relations difficiles entre les gens. Ainsi, une artiste handicapée rapporte son grand étonnement quand, lors d’un voyage à Hawaï, elle fut spontanément aidée par nombre d’inconnus qui sont venus lui parler. Une chose qui ne lui était jamais arrivée au Japon. La différence reste globalement mal perçue dans l’archipel, génère des peurs, des craintes et parfois des rejets.
Un sentiment particulièrement visible dans les métros de Tokyo, où des centaines de personnes peuvent être confinés dans un même espace, sans jamais échanger la parole. Pour Ayumi Yoneyama, le fait que les Japonais ne se tournent pas vers des personnes qu’ils ne connaissent pas (handicapées ou non) est un point sur lequel le pays devrait travailler afin de faire évoluer les mentalités. Décrisper les relations entre les gens pour les rapprocher ne pouvant qu’améliorer la qualité de vie de tout un chacun.
Il est déjà temps de quitter Ayumi et Toshihiro qui travaille toujours sur son œuvre avec détermination. Avant de partir, ceux-ci me remercient chaleureusement comme les japonais savent si bien le faire, le visage illuminé : « Merci d’en parler. Merci de parler de nos artistes et de leurs œuvres« . De quoi sortir un instant ces œuvres de leur sous-sol, pour les emmener à l’autre bout du monde. Je me dis alors qu’il n’y a peut-être pas de hasard, finalement.
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