Fin des années 2010. Une jeune Japonaise, Midori, a été arrêtée. Elle a commis l’horreur ultime pour une mère : tuer ses enfants. Peut-être avez-vous vu ce fait-divers terrible défiler durant quelques secondes sur un bandeau télé. Derrière ce geste impardonnable se trouvent pourtant des circonstances économiques et sociales qui l’ont rendu possible et provoqueront inévitablement des cas similaires. Mais les médias n’ont pas toujours le temps – le courage ? – de se pencher sérieusement sur ces questions. L’information doit aller vite, une actualité en chassant une autre tout aussi vite oubliée. C’est pourquoi la journaliste française Karyn Nishimura, installée au Japon depuis 2002, lui a consacré un ouvrage romancé : « L’Affaire Midori« 

« Le tout petit corps reposait taillé en six dans des glacières pleines de litière. La tête et les membres d’un côté, le tronc de l’autre. Quelqu’un avait pris le temps de s’en occuper. Il avait sans doute fallu des heures, des jours pour la démembrer. » Les premières lignes de L’Affaire Midori sont crues. La lecture de ces quelques phrases ne peut que soulever le cœur et provoquer l’indignation à bon droit. Ce début marquant plonge brutalement le lecteur dans l’horreur d’un crime japonais dont il ne s’agira pas de nier l’atrocité. La coupable elle-même ne cherchera jamais à nier sa culpabilité, ni à être excusée. Elle voudrait seulement qu’on comprenne ce qui l’a amenée, étape par étape, à cette extrémité. Est-ce seulement possible ?

Le propos de l’ouvrage est là, dans le parcours de vie de Midori et les circonstances qui l’ont poussée à commettre le pire, tuer ses trois enfants : Maya, sa petite fille de cinq ans et ses jumeaux nouveau-nés. Comment une mère a-t-elle pu infliger un tel traitement à ses enfants ? Expliquer n’est pas excuser. C’est comprendre les circonstances d’un drame que rien ne pourra jamais réparer pour qu’il ne se renouvelle pas. Cette tâche difficile, la journaliste Karyn Nishimura a décidé de s’y atteler sous la forme d’un roman où presque tout est vrai.

Pendant 15 ans, celle qui a été correspondante pour l’Agence France-Presse de Tokyo a du réagir aux actualités brûlantes, rédiger en urgence des dépêches que ce soit sur le drame de Fukushima, le scandale autour de Carlos Ghosn… jusqu’à l’affaire Midori, celle de trop. Karyn Nishimura ne se satisfait pas du traitement de cette histoire, tant par les médias japonais que le peu qui sera raconté à l’étranger. Déjà en proie au doute sur la réalité que le métier de journaliste est devenu, elle décide d’enquêter par elle-même et pour son propre compte. Parce que l’Affaire Midori va au-delà du récit d’un triple infanticide, elle nous parle surtout de multiples facettes de la société japonaise. 

L’Affaire Midori, c’est le 11 mars 2011

La famille de Midori habitait à Futaba, un bourg situé à trois kilomètres de la centrale nucléaire de Fukushima Daiichi. Leur vie bascule le 11 mars 2011, lorsque la terre tremble comme jamais, que le tsunami dévaste la région, provoque la catastrophe nucléaire et traumatise à vie les Japonais. Tous les habitants reçoivent l’ordre d’évacuer Futaba, abandonnant tous leurs biens derrière eux. Les vies détruites par l’incident nucléaire ne se résument définitivement pas à des statistiques de cancers.

Beaucoup d’habitants n’y reviendront jamais, la région sera classée comme « zone-rouge » interdite pour des années. Rapidement, le gouvernement japonais parque les évacués dans d’inconfortables préfabriqués provisoires qui tendront à devenir définitifs. Puis, tout comme les survivants de Nagasaki et Hiroshima en leur temps, leur statut de réfugiés nucléaires leur fera subir le rejet stupide du reste de la population qui craint une contagion radioactive de manière irrationnelle.

Iwaki, après le passage de la vague dévastatrice. Source : commons.wikimedia

Midori, elle, venait d’avoir 21 ans. Tout juste majeure, elle découvrait les joies de la vie d’adulte après un enfance sans malheur mais sans bonheur non plus. Lorsque la terre trembla, elle se trouvait à Iwaki où elle étudiait pour devenir pharmacienne. A cause de la catastrophe, la jeune japonaise a brutalement arrêté ses études et fuit la région. Originaire de Fukushima, toutes les portes se ferment alors devant elle. Devant l’impossibilité de se loger décemment, elle ne peut trouver refuge la nuit que dans les cybercafés. Pour survivre, elle enchaîne les petits boulots précaires le jour.

Peu de temps après sa fuite, elle se rend compte qu’elle est enceinte. Le père de sa fille est resté dans la région de Fukushima. Il a refusé de la suivre et ne reconnaîtra pas son enfant. Midori sera donc mère célibataire avec toutes les discriminations que cet état suppose dans un pays où le mariage reste un prérequis à la maternité. Ses parents sont loin, écrasés par leur propre situation et ne peuvent lui être d’aucun secours. Vulnérable, isolée, elle tombera sous la coupe d’un proxénète de Tokyo qui exploitera sa proie jusqu’au dénouement dramatique. Une situation qui n’est tristement pas rare. Sans le 11 mars 2011, la vie de Midori et de sa fille Maya aurait été indubitablement différente.

L’Affaire Midori, c’est la question de la peine de mort

C’est l’odeur de putréfaction s’échappant des glacières – où Midori avait dissimulé le corps de sa fille – qui a conduit à son arrestation. Elle avait laissé les glacières sur son palier, avec peut-être le désir inconscient d’être interpellée. Car par la suite, les autorités découvriront les corps de deux nouveau-nés dans une consigne de gare. Des jumeaux non désirés que Midori a étranglé quelques heures après leur naissance. Leur mort est même antérieure à celle de Maya. L’horreur est totale.

Du point de vue judiciaire, le cas de Midori est complexe. Selon la législation japonaise, être reconnu coupable de coups ou de mauvais traitements ayant entraîné la mort sans intention de la donner n’est pas passible de la peine capitale. Si la petite Maya a subi de graves négligences ayant entraîné son décès, la volonté de tuer de la mère n’était pas manifeste selon la loi. Par contre, elle est indubitable concernant les jumeaux. Midori sera jugée pour homicide avec préméditation. Le nombre de victimes et la manière dont les corps ont été traités ajoute au ressentiment de l’opinion publique qui, comme le procureur lors du procès, réclame la peine de mort pour la mère infanticide.

Peu de voix s’élèvent publiquement au Japon contre la peine de mort. Officiellement, la majorité de la population se prononce en sa faveur et ces sondages servent de prétexte aux autorités pour la maintenir. Les Japonais estiment que la peine de mort aura une valeur dissuasive pour qui serait tenté de commettre un crime passible de cette sanction. Il a pourtant été démontré à de multiples reprises que c’est faux, un crime résultant toujours de nombreux facteurs familiaux, environnementaux, sociaux. La peine de mort peut même avoir l’effet inverse, des personnes n’ayant pas le courage de se suicider commettent un massacre pour y être condamnés et se libérer de leur situation inextricable. Mais la population japonaise, éduquée dans l’absence d’esprit critique face à l’autorité, préfère s’en remettre à la punition plutôt qu’à la prévention et l’étude des lacunes sociétales qui conduisent à certains crimes. Car s’interroger sur les déficiences de la société aboutirait à remettre en cause son fonctionnement, ce que l’on cherche communément à éviter au Japon.

Évidemment, le système judiciaire japonais est loin d’être parfait. Comme dans bien des pays, la Justice sait y être très clémente envers les crimes et délits commis par les élites alors qu’elle réprime durement toute infraction de la part d’un citoyen lambda. Le taux de condamnation de 99% cache une sélection des affaires par les procureurs : seules celles dont ils sont sûrs d’obtenir une condamnation sont portées devant un tribunal. Les autres, bien que pouvant concerner des infractions graves, ne seront pas traitées et… tant pis pour les victimes. Un taux d’acquittement élevé serait de toute manière incompréhensible pour l’opinion publique. Autant dire qu’une fois que vous avez affaire à la justice japonaise, vous êtes broyé par le système.

Ce tri des affaires ne met pas le système à l’abri de l’erreur judiciaire. D’autant que lorsque surgit une histoire atroce comme celle de Midori, la population réclame un coupable. Alors, pour assouvir ce désir populaire de vengeance, il est arrivé que les autorités fabriquent des preuves incriminant une personne innocente. Ou qu’un suspect avoue un crime sous la pression policière et de leurs méthodes brutales d’interrogatoire. Puis, la personne sera condamnée à mort sur la base de ces aveux comme ce fut le cas pour Iwao Hakamata, un boxeur qui a passé 50 ans dans le couloir de la mort et dont l’innocence n’est toujours pas reconnue malgré des tests ADN probants. Prompte à condamner, la Justice l’est nettement moins quand il s’agit de reconnaître ses torts. Car, outre le fait d’éluder toutes les questions sociales complexes liées aux crimes, la mise à mort condamne aussi des innocents, par erreur ou par fabrication.

L’Affaire Midori, c’est le miroir de la société

La société japonaise est connue pour sa propension à privilégier le groupe au détriment de l’individu. Cette mentalité, solidement ancrée dans les esprits, amène bien sûr des aspects positifs : la politesse des Japonais et leur sens du service sont loués internationalement. Avec un revers de la médaille plus sombre toutefois : cette volonté de ne pas déranger autrui, de ne pas être « le clou qui dépasse » aboutit à un isolement des individus et au silence devant des violations des droits humains.

Plus communément, une femme enceinte n’osera pas demander une place assise dans les transports en commun, elle tentera de faire remarquer sa présence et signalera sa condition via une application mobile adaptée. De même concernant les frotteurs « chikan » : plutôt que d’alerter à haute voix un attouchement sexuel, une application permet à la victime de signaler son agression en direct pour faire réagir les personnes alentours, ce qui concrètement ne fonctionne pas. Préserver les apparences à tout prix au détriment des plus vulnérables, jusqu’à annihiler toute communication. Là se trouve un terreau fertile pour des drames comme celui de Midori.

Photo de Hugh Han sur Unsplash

Ainsi, l’enquête expose que le voisin de Midori, qui entendait les pleurs répétés de la petite Maya laissée seule dans l’appartement, préfère ne pas s’en mêler ! Le proxénète qui exploite Midori, l’obligeant à abandonner sa fille de longues heures seule chez elle pour se rendre chez un client, veille à ce que les autorités soient tenues à l’écart. Midori subit la double peine de sa situation : elle est à la fois mère célibataire et travailleuse du sexe, un double stigmate social. Alors que la société japonaise tolère largement le commerce sexuel tout en l’interdisant, elle ne se préoccupe que peu des vies parfois très jeunes qu’il brise. Pourtant, on ne peut déplorer les conséquences sans s’intéresser aux causes.

Tous ces éléments (et bien d’autres) rigoureusement approfondis dans l’ouvrage de Karyn Nishimura, ne retiendront pas ou trop peu l’attention des médias classiques qui préféreront s’attarder jusqu’à l’écœurement sur les détails les plus sordides des meurtres. Car, dans trop de médias, parfois pourtant réputés comme sérieux, le sensationnel prime désormais sur l’informationnel, au Japon comme en France. Il faut capter l’attention des téléspectateurs pour éviter qu’ils ne zappent sur une autre chaîne, quitte à survoler le sujet sur le ton du scandale.

Il est bien plus accrocheur de surfer sur l’émotion, de flatter les bas instincts du public que de s’interroger sur les circonstances complexe du crime qui, d’une part pourraient donner l’impression de l’excuser et d’autre part obligerait chacun à porter un regard critique sur soi-même, sur l’action des responsables politiques, sur les failles d’une société dans son ensemble. Pourquoi personne n’a réagi aux cris interminables et quotidiens de l’enfant ? Pourquoi la société japonaise n’aide pas les jeunes en situation précaire ? Pourquoi rejeter les victimes de Fukushima ? Pourquoi tant de gentillesse affichée mais manque flagrant d’empathie structurelle ?

L’Affaire Midori, c’est un ensemble de faisceaux qui se sont réunis pour aboutir au pire. Si Midori avait pu compter sur le soutien de sa famille, de la société, si elle n’avait pas croisé la route d’un proxénète, si elle avait eu la possibilité d’accoucher sous X,… Il aurait suffi de peu de choses pour faire dévier le cours du destin de Midori et celui de ses enfants. La conclusion tragique de cette affaire et du livre qui l’expose, c’est que tant que la société japonaise ne fera pas face à ses failles, de tels drames se reproduiront inévitablement.

L’Affaire Midori est publié par Picquier Editions

Karyn Nishimura aborde différentes aspects de la société japonaise à travers ses ouvrages Japon, la face cachée de la perfection, Les Japonais, et Histoire du manga. Elle est également co-autrice de Être jeune en Asie : Chine, Inde, Japon, et Internet en Asie – Chine, Corée du sud, Japon, Inde.

S. Barret