Dans la deuxième moitié du 19e siècle, le Japon, qui vivait depuis plusieurs siècles replié sur lui-même, fut contraint de s’ouvrir au monde soudainement. Certains touristes étrangers ont ainsi pu découvrir ce pays si mystérieux à leurs yeux vers la fin de l’époque Edo. C’est au contact des étrangers que la photographie s’est développée au Japon, notamment dans le port très fréquenté de Yokohama. Les premières photographies du Japon, au style très reconnaissable, étaient connues sous le nom de « Yokohama shashin ». Elles étaient très populaires auprès des touristes qui les ramenaient comme souvenirs de voyage…
La naissance de la photographie au Japon
Avant de parler plus précisément des Yokohama shashin, les « photos de Yokohama », voyons un peu les débuts de la photographie au Pays du Soleil Levant. Comme le pays était replié sur lui-même pendant la quasi-totalité de la période d’Edo (1603-1868), la photographie au Japon est arrivée en même temps que l’ouverture forcée du pays au commerce avec l’Occident. Le tout premier procédé photographique utilisé à cette époque était connu sous le nom de daguerréotype.
En réalité, ce procédé était déjà connu de certains Japonais avant l’arrivée des étrangers en 1859. En effet, en 1848, une caméra daguerréotype fut importée depuis l’enclave de Dejima (Nagasaki), où les Hollandais étaient les seuls étrangers à avoir le droit de venir commercer avec les Japonais. La caméra fut détenue par Shimazu Nariakira, le seigneur (daimyô) de la province de Satsuma. La toute première photo du Japon, prise par un Japonais du nom d’Ichiki Shirô, au bout de 10 ans, fut justement le portrait de Shimazu Nariakira. Difficile de s’imaginer que ce premier cliché date du Japon d’Edo, en pleine féodalité.
Le deuxième contact s’est fait lors de l’arrivée de la délégation américaine, menée par le commodore Perry, et ses fameux kurofune « navires noirs ». Perry accosta en 1854 pour négocier des traités avec le Japon et amena avec lui un photographe du nom d’Eliphalet Brown. Ce dernier réalisa des portraits des officiels japonais et leur offrit en cadeau.
Les premiers studios de Yokohama
Parmi les ports ouverts aux étrangers, Yokohama fut le plus populaire. De nombreux commerçants et artistes sont venus s’y installer, dont des photographes indépendants qui ont ouvert les premiers studios photo au pays. Parmi eux, Felice Beato est sans doute le plus mémorable. Ce photographe italien, naturalisé britannique par la suite, est connu pour ses photos prises dans différents pays d’Asie, notamment en temps de guerre. Il débarqua à Yokohama en 1863 où il créa un studio avec Charles Wirgam, un dessinateur, nommé « Beato & Wirgam, Artists and Photographers ». Nous sommes toujours durant la période Edo ! (mais plus pour longtemps).
Ce qui rend le travail de Felice Beato si précieux, c’est qu’il a pu se rendre dans des endroits où les touristes n’avaient pas accès. Lors des traités commerciaux négociés par les étrangers, les Japonais ont consenti à autoriser dans un premier temps le commerce dans certains ports et villes, les étrangers n’avaient pas le droit de circuler en dehors des limites des ports/villes. Les photos de Felice Beato sont un rare témoignage du Japon de la fin de l’époque d’Edo. Il a par exemple pu prendre en photo les samouraïs du clan Satsuma pendant la guerre de Boshin (1868-1869) qui opposa les partisans du Shôgun à ceux de l’empereur. Plus tard, le règne des samouraïs touchant à sa fin, le photographe aura recours à de la mise en scène.
On peut également citer le baron Raimund von Stillfried (autrichien) et Adolfo Farsari (italien) qui ont réalisé de nombreuses photos pendant leur séjour à Yokohama. Les photos prises par ces photographes pouvaient être des paysages, des scènes de la vie quotidienne, mais aussi des portraits pris directement dans leur studio. Certaines scènes illustrant la vie quotidienne étaient souvent reconstituées en studio. Leurs clichés relevant du japonisme étaient extrêmement populaires auprès des touristes. Il faut s’imaginer que la photographie permettait pour la première fois aux visiteurs de pouvoir mettre une image sur ce qu’ils avaient vu pendant leur voyage. Décrire le Japon à des personnes qui n’y ont jamais mis les pieds était à l’époque assez difficile.
Bien que le Japon de l’ère Meiji était en train de se moderniser, les photographies prises par les étrangers jouaient à fond la carte de l’exotisme. Beaucoup de scènes de la vie quotidienne étaient reconstituées en studio, avec des faux décors, pour mettre en avant cet exotisme et maximiser les ventes. D’ailleurs, la plupart des femmes que l’on voit sur les photos sont très souvent des geishas rémunérées qui se déguisaient en fonction de la situation. Le business des geishas déclinant rapidement après Edo, celles-ci trouvaient une nouvelle source d’argent dans cette forme primitive de mannequinat. D’ailleurs, maiko et geiko de Kyoto posent toujours dans des séances photographiques professionnelles de nos jours.
Les Yokohama-Shashin
Si les photographies au Japon étaient dans un premier temps prises en noir et blanc, assez classique pour l’époque, elles graduellement devenues plus colorées… Même si la photographie couleur n’existait pas encore, les photographes ont eu l’idée de colorer à la main certaines parties des photos, comme les vêtements et les décors, ce qui les rendait encore plus vivantes. Les photos étaient colorées à la main par des peintres japonais. Ce processus fut commercialisé en premier par William Saunders en mai 1863, un photographe basé en Chine et qui s’était aussi rendu quelque temps au Japon.
Ces photographies mi-colorées, mi-noir et blanc sont la principale particularité des Yokohama shashin. Au début, les couleurs étaient reproduites le plus fidèlement possible, avec des teintes plutôt douces, mais elles sont très vite devenues beaucoup plus vives. C’est le baron Raimund von Stillfried qui a choisi de rendre les couleurs beaucoup plus contrastées, dès le début des années 1870, car il préférait privilégier l’esthétique au réalisme. C’est pour cette raison que l’on trouve des Yokohama Shashin aux couleurs plus « ternes » que d’autres.
La seconde caractéristique des Yokohama-Shashin est qu’elles étaient souvent réunies sous forme d’albums. À l’origine, les photos étaient vendues soit individuellement en petit format, soit sous forme d’albums regroupant plusieurs photos, mais Felice Beato imposa la norme des albums reliés, contenant des photos grand format et colorées, dans les années 1870. Ces albums contenaient plusieurs photos et étaient magnifiquement décorés, il s’agissait donc de souvenirs assez chers, mais surtout très précieux.
On comprend à ce stade que les premiers travailleurs étrangers au Japon ont joué un rôle majeur dans la diffusion du japonisme en occident. L’image du Japon exporté en occident passait avant tout à travers leur prisme d’artiste et du choix des sujets sélectionnés. Certains traits « japonais » étaient magnifiés alors que d’autres, moins vendeurs, étaient complètement occultés. Ceci va fortement alimenter l’image d’un Japon raffiné aux traits culturels singuliers dans notre imaginaire occidental.
Florissant, le business des photographies-souvenirs va exploser. Plus il y avait de photographes, plus la concurrence était rude à Yokohama. Les étrangers visitant le Japon avaient tendance à tenir des carnets de voyage de leur séjour, certains y racontent alors que des marchands venaient vendre des albums de Yokohama-Shashin directement sur leurs navires, avant même qu’ils n’aient eu le temps de fouler réellement le sol japonais ! Cette pratique fonctionnait plutôt bien, puisque les touristes tombaient immédiatement amoureux de ces albums et les achetaient à prix fort. Notons que ceux qui pouvaient se payer ce genre de voyage à l’autre bout du monde en 1870-1900 avaient forcément les moyens.
Et les photographes japonais ?
Si dans un premier temps les photographes étaient essentiellement étrangers, les Japonais vont petit à petit se mettre à la photographie et ouvrir des ateliers. Certains apprendront directement auprès des photographes étrangers, comme par exemple Kusakabe Kimbei qui était coloriste pour Felice Beato et le Baron Raimund von Stillfried. D’ailleurs Felice Beato employait dans son studio quatre photographes et quatre artistes japonais.
Il faudra pratiquement 20 ans pour que les Japonais arrivent sur le marché de la photographie souvenir. En 1881, Kusakabe Kimbei ouvrit son propre atelier à Yokohama, dans le quartier de Benten-dôri, puis un deuxième dans le quartier de Honmachi et un troisième à Tokyo (Ginza). En plus de ses photographies, réalisées dans le plus pur style des Yokohama-Shashin, il a également acquis les fonds de Felice Beato, du baron Raimund von Stillfried et de Kuichi Uchida. Parmi les autres photographes japonais connus de Yokohama, on peut citer Shimooka Renjô, qui était à l’origine peintre et décida de se rendre à Yokohama en 1860 pour apprendre la photographie auprès de Julia Maria Lowder, fille d’un missionnaire. Il ouvrit ensuite un studio spécialisé dans les portraits en 1862 à Yokohama. Enfin, Tamamura Kôzaburô était aussi un grand photographe de Yokohama, très productif.
Au début des années 1880, on compte pas moins de 10 studios-photos détenus par des photographes japonais à Yokohama. Même s’il ne fait pas partie des photographes japonais qui ont marqué l’époque des Yokohama shashin, il serait dommage de ne pas citer Uchida Kuichi, le photographe officiel de l’empereur Meiji et qui était considéré comme le meilleur photographe japonais. Il passa par Nagasaki, Kôbe, Ôsaka ou encore Yokohama, avant d’ouvrir son atelier à Tokyo. C’était un endroit très populaire où les acteurs de kabuki et geishas voulaient absolument être pris en photo.
À la fin du 19e siècle les photographies, en tant que souvenirs de voyage, furent rapidement remplacées par les cartes postales qui coûtaient beaucoup moins cher à produire en grande quantité. D’autant plus que les photographes amateurs ont fait leur apparition. Ces photographies ne sont pourtant pas tombées dans l’oubli, puisqu’elles sont toujours très appréciées de nos jours par des passionnés et nous permettent de contempler une époque marquante du Japon. En voici quelques unes pour le plaisir des yeux.
Claire-Marie Grasteau
Image d’en-tête : Photographie par Adolfo Farsari, colorée à la main